Chapitre 13 : Deux perles noires

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- Ma chère enfant… Quelle joie de te revoir !

- Grand-père…

Luna était à peine descendue de la voiture que Felipe la prenait dans ses bras et l'étreignait avec bonheur. Il ne chercha pas à dissimuler les deux larmes qui roulèrent sur ses joues. Luna se sentait très émue elle aussi et apprécia de se blottir dans ses bras, retrouvant la chaleur et l'amour qu'il lui dispensait quand elle était enfant.

Quand il la relâcha, ils se regardèrent un moment en silence. Felipe avait vieilli, mais paraissait moins âgé que ce à quoi Luna s'était attendu. Elle devina cependant qu'il rencontrait quelques difficultés à se déplacer et qu'en effet, comme Alex le lui avait signalé dans l'unique lettre qu'il lui avait adressée, il avait maintenant les doigts très tordus et raides. Mais son visage était toujours avenant et s'il avait pris quelques rides, il se tenait encore bien droit et présentait toujours le port altier de ses origines espagnoles.

- Quelle belle jeune femme tu es maintenant ! Ton mari a bien de la chance… fit Felipe avec une pointe de malice. Quel dommage qu'il ne soit pas venu… J'aurais aimé le rencontrer…

- Il me rejoindra peut-être plus tard, dit Luna. Il avait beaucoup à faire à Delhi…

- Ah, les affaires… J'ai su ce que c'était, mais maintenant, je m'obstine à vivre simplement. Et j'ai fait de mon mieux cependant pour ton retour.

- Je n'en doute nullement, répondit-elle avec chaleur.

Et son regard se tourna vers la maison. Elle lui apparut plus grande que dans son souvenir, mais moins haute. Elle ne comptait après tout qu'un seul étage, en plus du rez-de-chaussée, étage que l'on devinait plus qu'on ne le voyait directement car il était en retrait derrière de grandes terrasses en partie couvertes. La maison était constituée de plusieurs petites entités qui communiquaient entre elles soit par des couloirs intérieurs, soit par des patios. Ces petites cours offraient l'avantage d'être fraîches car toujours dans l'ombre des murs, quelle que soit l'heure de la journée.

Luna regardait autour d'elle avec bonheur. Elle prit aussi une longue inspiration et retrouva le parfum des orangers, dont les beaux arbres avaient donné leur nom à la propriété. Sur deux côtés, le jardin était ceint de hauts murs, et un grand portail - dont les portes étaient rarement fermées - s'y ouvrait. Vers l'ouest s'étendaient les terres des De Malanga. La rivière qui coulait au nord du terrain fermait le quatrième côté. La propriété était située hors de la ville, à l'ouest.

Luna devina déjà la profusion de fleurs et s'amusa à voir deux petits singes traverser la cour pour se précipiter vers les arbres. Elle n'avait pas oublié que bien des animaux vivaient aussi proches des humains.

Enfin.

Enfin, elle était de retour chez elle.

Elle entendit soudain un cri de joie et vit une femme s'élancer depuis la maison : c'était Satya, l'une des sœurs d'Ameera qui n'avait pu se retenir et venait ainsi à la rencontre de la servante. Luna les regarda s'embrasser avec émotion : Ameera aussi rentrait chez elle.

Son grand-père la mena alors vers la maison et elle revit bien des visages, de Rodrigo dos Santos et de sa femme, Isabella, de serviteurs qui ne l'avaient pas oubliée. Elle, en revanche, avait perdu la mémoire de certains traits, même si Ameera lui parlait souvent des uns et des autres. Leurs noms ne lui étaient pas étrangers et elle allait bien vite se familiariser à nouveau avec tous.

Les premières heures, la première soirée à la Casa de los Naranjos, se passèrent dans la joie des retrouvailles et ce ne fut que deux jours plus tard qu'elle se rendit à Lucknow pour revoir la ville.

**

Lucknow, 26 avril 1856

Cher ami,

Je suis heureuse de pouvoir vous écrire aujourd'hui de Lucknow. Je suis en effet arrivée chez mon grand-père il y a deux jours maintenant. Le voyage a été long depuis Calcutta via Delhi, mais je tenais à venir ici avant la saison chaude. J'ai eu aussi l'occasion de me rendre quelques jours à Meerut pour y voir des amis rencontrés lors du voyage, le colonel Faulkner, sa femme et ses deux filles, et j'ai eu l'occasion alors de saluer votre ami William. Peut-être le savez-vous déjà…

Je voulais vous remercier encore des visites que vous avez pu rendre à mon grand-père. Il m'en a parlé et était heureux de vous avoir revu. J'espère aussi que votre mère se porte bien. Vous rejoindra-t-elle finalement à Bareli ? Je lui écrirai très prochainement, mais vous pourrez peut-être me donner de ses nouvelles plus rapidement que je n'en recevrai d'Angleterre.

Aurez-vous la possibilité de venir bientôt à Lucknow ? Nous serions heureux, mon grand-père et moi, de vous recevoir à la Casa de los Naranjos.

Bien à vous,

Votre amie,

Luna

Alex replia lentement la lettre avant de la déposer sur le bureau devant lui. Tout aussi lentement, il sortit sa blague à tabac et se prépara une cigarette. Puis il se leva et se dirigea vers la véranda qui faisait le tour de son bungalow. La journée avait été chaude, le soir apportait heureusement encore un peu de fraîcheur. D'ici peu, ce ne serait plus le cas et les soirées pourraient être étouffantes.

Il alluma sa cigarette, souffla l'allumette et commença à fumer. Ainsi Luna se trouvait maintenant aux Indes et, qui plus est, à Lucknow. Contrairement à ce que la jeune femme pensait, William ne l'avait pas averti de sa visite. Mais c'était sans importance. Qu'est-ce que cela changeait ? Rien au fond. Elle était mariée et inaccessible. Mais elle l'avait invité et Don Felipe aussi. Refuser cette invitation serait de la plus grande impolitesse, même s'il pouvait toujours prétexter du travail pour la repousser de quelques semaines. Quelques semaines… Que ferait Luna durant ce temps ? Retournerait-elle dans la chaleur étouffante de Delhi ? Ou se rendrait-elle à la montagne avec d'autres familles d'Européens pour y passer l'été et la période de la mousson ? Ou bien resterait-elle à Lucknow ?

Lucknow.

Elle était à Lucknow. A deux jours de voyage de Bareli. Il pouvait obtenir quelques jours de permission ou même Stephen Mackenzie pourrait l'y envoyer pour quelque affaire à traiter. Tout était possible.

Même si elle ne le disait pas, il devinait que son mari ne l'avait pas suivie à Lucknow. Elle n'en faisait aucunement mention dans sa lettre. Il se souvenait bien que Don Felipe, lors de sa dernière visite, lui avait parlé de son espoir de revoir Luna puisque son mari possédait des terres près de Delhi et qu'il serait bientôt amené à s'y rendre. Mais bientôt pouvait aussi être l'année suivante…

"Bon Dieu !", soupira-t-il avec un peu de rage. "Comment vais-je faire ? Comme si j'avais pu vous oublier… Luna… C'était vain et sans doute bien présomptueux que de vouloir le faire… On n'oublie pas une femme comme vous !"

Et il écrasa avec un geste plein d'énergie son mégot, puis il s'appuya des deux mains sur la rambarde de la véranda, laissa son regard se porter au lointain, au-delà de la plaine. Mais il ne voyait ni la ligne des arbres le long de la rivière, ni la profusion d'arbustes entourant l'étang sur sa droite, ni le lent vol d'oiseaux roses et blancs.

Il ne voyait que le visage de Luna.

Et ses deux perles noires.

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