Chapitre 11 : Elle était de retour

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- Comme c'est impressionnant !

Luna tourna la tête pour regarder la jeune fille qui se tenait à sa droite. Sophie Faulkner fixait avec admiration les paysages de l'embouchure de la rivière Hoogly. Les eaux boueuses tourbillonnaient lentement devant l'étrave du bateau qui remontait le courant. Calcutta était encore loin et les grandes îles formées par les nombreuses rivières s'étalaient devant leurs yeux. Plates et herbues, elles permettaient ainsi au regard de porter loin vers l'horizon et il semblait ne pas y avoir la moindre colline à des lieues à la ronde.

Pour Luna, les rives n'étaient pas bien différentes de celles des nombreuses îles du delta du Gange qu'elle avait pu admirer onze ans plus tôt. Mêmes étendues sableuses, mêmes alluvions emportés par le fleuve, mêmes rives tantôt boisées, tantôt cultivées en rizière. Et même ciel si bleu qu'il en paraissait blanc.

Enfin.

Enfin, elle était de retour.

Cela n'avait pas été sans aléas que de se retrouver sur ce lourd navire de commerce en route pour les Indes. Russell avait fini par accepter de se rendre à Delhi, à force d'insistance de la part de son père et de propos rassurants de sa part à elle. Pour rien au monde elle n'aurait manqué cette opportunité, même si leur destination finale était la grande ville du nord et non Lucknow. Elle était bien décidée à se rendre auprès de son grand-père, Russell ne pourrait pas lui refuser ce voyage...

Son grand-père... Elle se remémora avec émotion les quelques mots tracés, à peine lisibles, lui disant sa joie de la revoir prochainement. Comme toujours, il avait confié la rédaction du courrier à Rodrigo dos Santos, son régisseur. Mais, pour une fois, il avait donc ajouté ces quelques mots. Et Luna y voyait plus qu'un présage : une nécessité de se rendre sans tarder à Lucknow.

Une autre raison l'y poussait aussi, mais elle s'efforçait d'en rejeter l'idée dès qu'elle effleurait ses pensées : Alex. Alex qui était toujours à Bareli, elle le savait par Sonya avec laquelle elle avait échangé une dernière correspondance avant de partir. Alex qui ne serait qu'à deux jours de Lucknow et qu'elle ne parvenait pas à oublier.

Pourtant, il n'avait pas répondu à sa lettre, celle qu'elle lui avait adressée pour le remercier d'avoir rendu visite à son grand-père. L'avait-il seulement reçue ? Parfois, elle se disait que c'était pour cette raison qu'il n'avait plus donné signe de vie. Même Sonya Randall ne le mentionnait plus qu'à peine dans ses lettres. Alors, elle n'osait pas lui demander plus précisément de ses nouvelles... Pourtant, elle ne cessait de repenser à ces deux soirées qui les avaient remis en présence l'un de l'autre. A ces échanges venus si naturellement, si spontanément. Alors qu'elle avait tant de mal à tenir un semblant de conversation avec Russell...

Quand, après les fiançailles de Margareth, on avait commencé à évoquer un mariage pour elle, son grand-père l'avait fait venir et lui avait parlé sérieusement. Elle avait émis le souhait de retourner à Lucknow et il lui avait alors promis de lui trouver un prétendant ayant des parts dans la Compagnie des Indes et, si possible, des terres là-bas afin qu'ils puissent entreprendre ce voyage. Pendant quelques mois, on ne lui avait plus reparlé de cela et, un jour de décembre, elle avait été mise en présence de Russell Colleens. Son père était un des gros contributeurs de la Compagnie et en tirait aussi de larges revenus. Les fiançailles n'avaient pas tardé, puis le mariage au printemps suivant. Elle n'avait pas eu son mot à dire...

Mais si elle n'avait pas eu son mot à dire pour le mariage, par la suite, elle n'était pas restée muette. Face à son beau-père très autoritaire et très dur, exigeant avec Russell au point d'être cassant, elle avait tenu bon pour obtenir qu'Ameera demeurât avec elle. Et le jour où il avait traité l'Indienne de "nègre", elle avait alors déclaré qu'elle ne resterait pas une minute de plus dans cette maison où la couleur de la peau primait sur la valeur d'un être humain. Russell avait tenté d'intervenir, mais son père était entré dans une colère où la rage le disputait à la violence verbale.

Ils s'étaient alors installés à Londres, ce qui n'était pas pour lui déplaire, même si elle avait eu un peu de mal à se faire à la ville. Elle s'était alors rendu compte que la campagne de Wellington présentait quelques attraits et que les promenades dans le grand parc allaient lui manquer. Ils n'y restèrent que quelques mois, car Lord Colleens avait exigé que son fils parte pour Delhi et s'occupe enfin sérieusement de son héritage.

**

Elle avait fait connaissance avec Sophie Faulkner, sa mère et sa jeune sœur, au cours du voyage. Elles avaient embarqué à Brighton en même temps et les deux cabines des Faulkner se trouvaient juste à côté de la sienne et de celle de son mari. Madame Faulkner rejoignait son époux, colonel d'un régiment basé à Meerut. Il les attendait à Calcutta et Luna pouvait deviner son impatience à le revoir. Si ses deux filles étaient nées aux Indes, elle avait quitté ce pays pour l'Angleterre quand la jeune Brenda avait à peine cinq ans. Et elle était aujourd'hui âgée de douze. Sa sœur, Sophie, avait tout juste dix-sept ans, et Luna s'était sentie très vite beaucoup d'affinités avec elle. Dûment mariée, elle faisait aussi, aux yeux de Madame Faulkner, figure de chaperon sérieuse pour sa petite Sophie dont la blondeur et les traits délicats attiraient déjà les regards des hommes, et notamment de plusieurs voyageurs. Elle jugeait que sa chère enfant était bien trop jeune pour se marier et n'envisageait pas de la voir convoler avant qu'elles n'aient rejoint Meerut.

A bord du bateau avaient voyagé avec eux, outre les Faulkner, plusieurs marchands de la Compagnie des Indes, quelques officiers revenant de permission et un noble de haute naissance, de l'âge de l'oncle Henry. A cinquante ans passés, Lord Corneley était toujours célibataire et n'avait jamais voulu s'encombrer d'une femme. Mais il affichait un net penchant pour les jeunes filles et Sophie craignait toujours de se retrouver en sa présence. Il avait aussi tenté quelques approches auprès de Luna dont le statut d'épouse ne semblait pas le rebuter. Aussi les deux jeunes femmes aspiraient-elles vraiment à la fin du voyage pour échapper à ses tentatives de charme. Luna savait le remettre à sa place, ce qui, cependant, ne semblait pas le décourager. Et quand elle lui adressait un soufflet, il se mettait alors à rechercher la compagnie de Sophie.

- Quelle chaleur...

Le soupir empreint de lassitude fit tourner la tête à Luna, cette fois vers sa gauche. Elle fixa un moment le profil fatigué de l'homme qui se trouvait à ses côtés. Agé d'à peine une trentaine d'années, il était de petite taille, du moins, à peine plus grand qu'elle. Mais elle devait bien reconnaître qu'elle était elle-même relativement grande pour une femme, ce qui était certainement un héritage des de Malanga, car les hommes de sa famille n'étaient pas petits. Il avait des cheveux bruns, à peine striés de quelques fils argentés sur les tempes, son visage était fin, aux traits bien dessinés. Malgré la fatigue du voyage, elle pouvait bien percevoir la nonchalance dont il ne se départait jamais et comme une certaine langueur dans les gestes et la voix.

C'était son mari.

Elle sourit doucement et expliqua :

- Nous arrivons à une heure très chaude de la journée et le soleil tape fort. Ses rayons sont aussi renvoyés par le fleuve. Nous avons la chance, cependant, que ce ne soit pas encore la saison chaude d'avant la mousson. Nous aurons bien plus chaud à Delhi, je pense.

- Vous pensez, ma chère, mais vous n'êtes jamais allée à Delhi !

- Je vous l'accorde, fit-elle. Je crois savoir cependant que l'été y est très chaud.

- J'espère que vous vous trompez, soupira-t-il encore... Qu'en pensez-vous, mon cher Bryce ?

Un autre homme, sensiblement du même âge, se tenait à sa gauche. Il émit un petit raclement de gorge, passa une main moite dans ses cheveux d'un blond cendré. Son regard, d'un bleu très intense, se perdait dans les méandres du fleuve.

- Je pense, dit-il d'une voix posée qui contrastait un peu avec son allure hésitante, qu'il fait en effet très chaud.

Luna retint un soupir. Bryce Murphys était certes un homme plutôt gentil, mais d'un ennui mortel. Il était toujours hésitant dans ses propos, comme s'il avait craint de gêner ou de fâcher quelqu'un. Il était ami avec Russell et, à ce titre, elle s'efforçait de se montrer toujours affable avec lui.

Sophie se pencha un peu vers elle et lui souffla à l'oreille :

- Je suis certaine que vous avez encore bien d'autres anecdotes amusantes à nous raconter, ma chère Luna ! Et que si ces messieurs sont gênés par la chaleur, pour moi, il n'en est rien...

- Sauf si un certain Lord Corneley se met à la trouver agréable lui aussi...

Sophie pouffa :

- Heureusement, il est loin... Enfin, aussi loin qu'on peut l'être sur un bateau.

Et elle ponctua sa remarque d'un léger signe de tête, en direction de l'avant. Là, au-dessus de l'étrave, Lord Corneley était accoudé et regardait lui aussi en direction du nord.

**

A leur arrivée à Calcutta, ils furent invités à se rendre à la Résidence du gouverneur, Lord Dahlousie. Ce fut là que Russell, Bryce et Luna furent hébergés, mais aussi Lord Corneley, ce que Luna allait bien vite regretter. Ne pouvant plus s'attacher à séduire la jeune Sophie, c'était vers elle qu'il retournait ses avances et elle se sentait lasse de le repousser sans cesse. Sophie, sa sœur et sa mère avaient rejoint son père qui avait pris un logement dans la ville, non loin du palais du gouverneur. Elles avaient convenu de se revoir très vite, les Colleens ayant décidé de séjourner quelques temps à Calcutta. Certes, Russell avait reçu des consignes très claires de son père, l'enjoignant à se rendre à Delhi sans tarder pour y régler plusieurs affaires et reprendre en main leur propriété, mais il tenait également à profiter de son voyage pour découvrir le pays natal de sa femme. Ce n'était pas pour déplaire à Luna, mais elle espérait aussi qu'ils se mettraient en route sans tarder afin de pouvoir se rendre à Lucknow dès que possible.

Elle apprit cependant avec stupéfaction, et pour tout dire, un peu d'effroi, que Lord Corneley avait décidé de se rendre lui aussi à Delhi et que Russell avait bien volontiers accepté sa compagnie. Et elle se demanda si ce dernier avait bien conscience du jeu - dangereux - que menait Lord Corneley. Néanmoins, elle parvint à obtenir qu'ils fassent le voyage avec les Faulkner. Elle espérait ainsi le tenir plus à distance et que la présence du colonel Faulkner l'éloignerait aussi de Sophie.

Les chambres qu'on leur prépara à la Résidence étaient vastes et confortables. C'étaient même de véritables petits appartements, avec outre le nécessaire pour dormir - grands lits et moustiquaires - un salon, et une salle de bain attenante, ce qui était un vrai luxe. Haut de trois étages, le palais était composé d'une partie centrale dont l'arrondi s'ouvrait sur une grande terrasse et de deux longues ailes. L'arrière du bâtiment donnait sur de grands jardins que Luna prit plaisir à découvrir. Son mari aimait aussi particulièrement la botanique et c'était un centre d'intérêt qui les rapprochait. C'était pourtant quasiment le seul.

**

Le voyage jusqu'à Delhi fut cependant enchanteur. Luna retrouvait les parfums, les couleurs, les chants qui avaient bercé son enfance. Chaque sensation la renvoyait vers la Casa de los Naranjos et Ameera elle-même retrouvait toute sa joie et son entrain. Luna ne manquait jamais une occasion de parler hindi, ce que Russell ne goûtait guère, tout en convenant que, parfois, cela était utile. Pour lui, le voyage était certes plaisant, mais il avait bien du mal à s'habituer à la nourriture indienne, quand bien même elle était préparée pour un palais anglais.

- Ma chère, je ne sais comment vous faites pour apprécier ces plats qui mettent le feu à la bouche.

- Il ne faut pas chercher à boire en même temps que vous mangez, expliqua-t-elle. Pensez plutôt à accompagner chaque bouchée de riz ou d'un morceau de chuppatti, ces galettes qui nous sont servies avec chaque plat.

- Hum, fit-il, peu convaincu.

Ce fut finalement Bryce Murphys qui le convainquit car il avait suivi les conseils de Luna et s'en portait bien mieux.

Hormis quelques petits aléas, ils parvinrent à Delhi et la ville leur offrit tous ses trésors. Les terres des Colleens étant situées entre la grande cité mongole et Meerut, ils y demeurèrent plutôt que de rester dans la ville. Ce fut avec un grand soulagement que Luna apprit que Lord Corneley allait séjourner au palais du résident, mais elle regretta en revanche le départ des Faulkner qui poursuivaient leur chemin jusqu'à Meerut. Elle promit de leur rendre une prochaine visite, n'oubliant pas que William MacLeod, l'ami d'Alex, devait toujours s'y trouver. Et elle comptait bien obtenir des nouvelles par son intermédiaire.

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