Orgueil et Préjudice Jardinier Partie 1

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Une petite pluie d’automne commençait à tomber sur les pavés devant la librairie Bleue. Lydia sourit. Elle aimait particulièrement ce moment de la journée en semaine. Les jours de marché, la Place de la Mairie, sur laquelle donnait son petit commerce, était noir de monde, et elle ne pouvait généralement pas bouger de son bureau avant le milieu de l’après-midi. Mais en semaine, les rues n’étaient que brièvement occupées par les élèves en route pour l’arrêt du bus scolaire, puis elles retombaient dans une quiétude somnolente, rythmée par les habitudes des uns et des autres.

La libraire avala une gorgée de thé avant de tourner le petit écriteau pour que le côté « open » soit visible de la rue, et de déverrouiller la porte. La dernière partie était davantage une formalité : les crimes étaient pour ainsi dire inexistants dans le village de Cottenham, Cambridgeshire.

De plus, il était inutile de le mentionner, mais si jamais une offense à la loi, disons, un tag maladroit dans un boviduc, ou la transposition tout sauf miraculeuse des effigies en bois de la petite église anglicane dans une position absolument pas catholique et encore moins protestante, les personnes se sentant lésées iraient en premier lieu frapper à la porte des parents des perpétrateurs en premier lieu, ou à celle de l’officier de police locale, Sergent MacBeth, en second. Ce qui rendit d’autant plus étrange la soudaine irruption de Madame Stuart, le nez rougi d’une digne indignation, dans la librairie à l’instant où Lydia s’éloigna de la porte. La jeune libraire cligna des yeux, hésitante quant à la conduite à tenir. Madame Stuart ne sortait normalement jamais aussi tôt dans la journée, et sa première visite était généralement pour sa famille au cimetière, puis elle se rendait au Community Centre, à côté de l’église, et partageait alors un thé avec ses amies, avant de rentrer chez elle préparer son déjeuner. Une telle attitude était du jamais-vu. Finalement, alors que la vieille dame secouait ses brodequins comme si elle essayait de casser le plancher avec, elle réussit à articuler :

- Bonjour, madame Stuart, est-ce que je peux vous offrir une tasse de thé ?

- Du Thé ? Du thé ?! Vous croyez que je me suis précipitée ici sous la pluie sans même prendre mon bon parapluie avec moi pour une tasse de thé ?

Lydia ouvrit la bouche et la referma immédiatement après. Elle tenait la librairie Bleue depuis six ans, déjà, et elle avait abandonné dès le premier jour l’idée d’user de sa répartie contre les retraitées de la ville. D’une part parce qu’elles comptaient parmi ses meilleures clientes, d’autre part parce qu’elles étaient, faute de meilleur terme, féroce. Aussi se contenta-t-elle de remplir une seconde tasse de thé, d’y ajouter deux sucres et une touche de crème en attendant que l’ouragan au cheveux bleu rétrograde au rang de tempête tropicale.

- C’est de votre faute ! De votre faute ! Rendez-vous compte ! Des Jacinthes de compétitions ! J’avais ! Je m’occupe de ce jardin depuis quarante ans ! Quarante ans ! Et cela ne m’est jamais arrivé !

Le vent commençait déjà à s’affaiblir. Par expérience, Lydia savait que c’était souvent le cas. Elle déposa la tasse de thé sur une soucoupe, et, après un moment de réflexion presque imperceptible, piocha deux gâteaux secs dans sa boîte d’urgence pour les ajouter.

- C’est à cause de ce livre ! J’aurais dû m’en douter ! Ma mère n’a jamais suivi les conseils d’un livre ! Et ma grand-mère non plus ! Oh, quelle idiote j’ai été ! Je n’aurais jamais dû faire confiance à cette vieille chouette de Madame Batefield ! « Il faut savoir s’inspirer ! » « Un petit coup de de nouveauté, ça ne peut pas faire de mal ! » Elle m’a fait saboter mon jardin, et c’est votre faute !

La vieille femme s’interrompit dans sa tirade. Lydia en profita pour déposer la tasse en haut d’une pile de cozy mysteries, et récupérer doucement le manteau trempé et l’accrocher à la patère derrière la porte. Elle ne repéra qu’à ce moment-là le coin humide d’un exemplaire des Plus Beaux Jardins d’Angleterre, qu’elle avait vendu la semaine précédente. Pendant ce temps, la tempête passait au stade de giboulée récriminante. Une tasse de thé et quelques bons gâteaux faisaient des miracles, mais la fin des perturbations n’était pas encore arrivée.

- Imaginez. J’ai toujours, toujours ! utilisé les produits de la famille Hemmet pour mon jardin, et là, juste à cause d’un stupide livre, je décide d’enterrer des restes de poisson pour avoir des belles jacinthes au printemps. J’ai raté un prix pour les jacinthes, l’an dernier, vous savez. Je voulais me rattraper. Je voulais nous donner une chance. Et maintenant cet horrible monstre que Mister Muller appelle un chat a déterré tous mes bulbes pour manger le poisson. C’est une disgrâce et tout ça c’est à cause de votre livre !

Lydia émit des petits bruits compatissants. Les dernières gouttes de ressentiment étaient en train de s’écouler au sol. Elle allait peut-être pouvoir tenter une sortie.

- Vous êtes sûr que c’est le chat de Mister Muller et pas un renard ? Ou un autre chat du quartier ? On ne peut pas vraiment dire qu’elle soit… performante.

La formule était terriblement maladroite, mais c’était sans doute la chose la plus véridique que Lydia pouvait dire sans devenir insultante. Chloris, la compagne féline de monsieur Muller, n’était, pour rester poli, pas l’animal le plus intelligent ni le plus vif qui soit. Elle était connue pour se prélasser sur les coussins du canapé de son maître, voire, de temps en temps, sur le pas de sa porte, et ne rien prédater de plus dangereux que son bol de pâtée. Lydia l’avait, en une occasion, vue se laisser tomber entre un muret et le mur d’une maison, et se relever, indignée de ne pas avoir flotté sur le rayon de soleil qui tombait à cet endroit précis. Si les chats avaient un individu possédant le niveau zéro de toutes leurs capacités afin de garantir les capacités incroyables du reste de l’espèce, alors Chloris était ce spécimen.

Hélas, même ainsi aseptisée, la phrase suffit à rallumer la colère de Madame Stuart qui repartit pour un tour, manifestement bien déterminée à lister les mille et uns défauts défauts de Mister Muller. Lydia se mordit la langue. Elle savait quand s’avouer vaincue, aussi elle continua à opiner et déclarer son soutien à la pauvre femme dans cette terrible épreuve avec quelques borborygmes compatissants, tout en arrangeant vaguement les coins de ses livres en devanture pour former des tours.

La librairie, bien que petite, était une image du paradis pour Lydia. Des étagères sur deux côtés et demi, remplies de livres aux couleurs éclatantes. Deux tables, remplies à ras-bord des nouveautés et des livres du moment, et un bureau centenaire où trônaient son antique caisse enregistreuse, sa bouilloire, et l’énorme tas de commandes attendant d’être récupérées, ou que la jeune fille livrerait le mercredi après-midi. En-dessous, une trappe dissimulant l’escalier menant à la réserve, où elle stockait également le pain, le lait et les œufs les jours de fermeture de la supérette. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était son pas grand-chose à elle, et même la voix un peu criarde, il fallait l’avouer, de madame Stuart, l’emplissait de la gratitude d’être là, et pas autre part. Surtout pas autre part.

- Enfin. Je parle, je parle, il me rendra folle, ce vieil olibrius. Vous seriez mignonne de me resservir une tasse de thé, ma petite Lydia. Avec deux sucres, cette fois.

Lydia s’exécuta avec diligence, masquant un demi-sourire de satisfaction à l’idée que la vieille femme était revenue à un volume d’élocution un tant soit peu plus supportable et à des sentiments un petit peu moins… meurtriers. Aussi ne comprit-elle jamais vraiment pourquoi, alors qu’elle avait eu, durant les cinq dernières minutes, une illustration de pourquoi il valait mieux qu’elle n’en rajoute pas, elle ouvrit la bouche et prononça la phrase suivante :

- Vous semblez bien connaître Mister Muller, en fait.

Elle vécut les instants suivants au ralenti, comme si elle assistait à un accident de voiture. Les mains de Madame Stuart interrompirent leur trajet en direction de la tasse de thé fumante. La vieille femme ouvrit la bouche, ferma la bouche, rouvrit la bouche… Ses yeux s’écarquillèrent. Elle ramena ses mains à elle, les essuya sur son tablier, les yeux maintenant farouchement ancrés au sol, et soudain, bondit en direction de la porte. Le temps que Lydia réagisse, la vieille femme était déjà de l’autre côté de la rue, sans même avoir pris la peine de récupérer son manteau. À peine la jeune libraire l’entendit-elle marmonner quelque chose sur le temps qu’elle n'avait pas vu filer et tout ce qu’elle avait à faire à la maison, que déjà, elle avait disparu.

Alors ça, finit par articuler Lydia, c’est pas banal.

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