"Je voudrais capturer des multitudes de choses qui sont pour le moment complètement dispersées, en faire un tout, et modeler à l'infini d'étranges formes."

L'image de ces multitudes de choses dispersées à rassembler dans un tout me frappe en premier. Car n'est-ce pas ce que je cherche à faire ? J'ai l'impression de grapiller des instants, des détails parfois insignifiants, mais qui peut-être rendront une scène plus vivante ou un personnage plus crédible.

Cette façon de vouloir imprimer des éléments quotidiens, triviaux, banals dans mes histoires, et me pencher sur le commun de tous les jours, sur les sensations d'un moment précis, pour in fine être capable de rendre les couleurs, les odeurs, les sons, a quelque chose d'épuisant. Cela me rend fébrile, même, et peut-être est-ce là la racine de la page blanche.

Serai-je seulement à la hauteur ?

Dans la multitude dispersée, se trouvent également mes idéaux, mes opinions, ma vision du monde. Elle se fond dans le paysage de l'existence capitaliste, des distractions numériques, dans l'agitation bien réglée de ma vie de famille. Mon esprit se brouille plus souvent qu'à son tour dans la profusion d'informations, de connaissances et de savoirs mis à ma disposition, en quelques clics.

Comment mieux résister, sinon sur le papier, face à soi ?

Mais revenons à Virginia, qui nous parle d'étranges formes. Je pense qu'elle exprime ainsi son intention de réinventer la forme du roman. Ni plus, ni moins. Et rien que ça : réinventer la forme du roman.

Cela s'appelle l'ambition.

Et avoir de l'ambition, quand on est une femme et qu'on veut écrire, eh bien cela choque encore de nos jours. D'autant plus quand on souhaite tout avoir : accoucher à la fois d'une oeuvre conséquente et riche, accoucher d'une famille épanouie et bien nourrie, accoucher de soi-même dans un couple durable.

Je me heurte régulièrement à l'incompréhension de mon propre époux. Mon ambition personnelle l'impressionne. Peut-être certains de nos amis pensent que je manque de réalisme. Sans parler de ma belle-mère (encore elle), dont les idées freudiennes et lacaniennes l'empêchent d'imaginer qu'une femme soit autorisée à cueillir autant de fruits dans son existence.

Je ne sais pas si je vais réussir, ni dans quelles conditions, ni à quel prix. J'ai déjà payé un lourd tribut à la maternité, et mon compte doit encore être débité. Pas d'activité professionnelle rémunératrice. Pas de loisirs en-dehors de la maison. Et un tas de projets qui n'avancent pas.

Nous verrons que, pour Virginia aussi, l'essentiel n'est pas de réussir, mais tout bonnement d'essayer.