Poétique du sécateur

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Ils nous ont perturbés. Ils ont enrayé le bel ordonnancement de nos existences à flux tendus. Vous auriez du mal à comprendre ce qu’était notre mode de vie d’alors. Un texte de ce temps disparu, qui se voulait poésie, exprime de façon sidérante tout ce qui nous sépare.

Son titre est Forteresse :


Qui n’avance pas recule

Sur le côté les épaves brûlent

Le malade, le vieillard et l’infirme

Tout ce qui ralentit la firme

Plus vite, ériger le mur

Contre l’éblouissement qui dure…


Cet extrait suffira. Notez l’antithèse entre titre et texte, le rigorisme pseudo-poétique – cette scansion martelée, ces rimes arrachées aux forceps –, le champ lexical de la course et du combat. Même sous l’approche évidemment contestataire et dénonciatrice affleure la rigidité de l’époque, le manque de liberté expressive, la quête d’efficacité prosaïque. Ces temps étaient prisonniers alors que vous êtes libres, ainsi que le démontrent ces quelques vers venus d'après et que vous nous autoriserez à citer, bien que chacun les connaisse sans doute :


L’herbe glisse entre mes orteils

D’elle à moi, le soleil pour lien

Et demain, encore


Ce qui pour vous est évidence – la vie comme sensation, la connexion à l’univers, le temps offert – nous était étranger. Nous voulions maîtriser ce qui nous échappait et laissions échapper tout le reste.

Nous étions efficaces selon nos critères. Nous calculions tout. Temps compté. Argent compté. Oui, argent. Une fiction primordiale pour nous. Un terme vide de sens pour vous.

Nous évaluions chaque action à son rapport coût/bénéfice, chaque chose à son importance marchande. Même la beauté avait son prix. Nous classions même les gens. Oui, imaginez-vous que certains humains valaient plus que d’autres. Ceux qui valaient plus possédaient plus.

Posséder, encore un mot oublié. Nous possédions les objets, les êtres, les idées, l’espace, le sol, l’eau des mers et de rivières, l’air. Certains possédaient même du temps, celui des autres.

Là où vous dites « être avec » ou « disposer de » nous ne voyions que possessions. Tout ce que nous détenions nous pouvions le détruire pour asseoir notre propriété. Nous possédions tout, oui, mais nous n’en faisions rien d’autre que des obligations.

Pour chacun, protéger sa propriété était un droit sacré, un devoir. Peut-être les envahisseurs nous avaient-ils dépossédés de ce qui nous revenait : notre droit sur toutes choses. Nous n’avions pas vu, pas tous, qu’il nous fallait aussi être avec les Voisins et que nous n’en serions jamais propriétaires.


Vous vivez avec eux. Vous vivez avec la terre, avec l’air, avec les animaux et les plantes.

Vous vivez avec les fermes autonomes dans lesquelles vous cueillez chaque jour ce dont vous avez besoin, y compris la confiance dans le lendemain.

Vous vivez avec les unités de reconfiguration qui recyclent pour vous énergies et matières afin de produire les outils, les véhicules ou les jeux dont vous avez besoin. Et quand il manque un peu de matériau ou de puissance pour l’objectif que vous avez assigné à l’unité, vous réduisez l’objectif ou vous attendez le temps qu’il faut. Vous avez le temps. Vous disposez de tout sans rien posséder.

Vous êtes propriétaires de vous-mêmes et de rien d’autre, ce qui vous ouvre le temps et l’espace à foison.

Vous êtes nos descendants heureux. Les descendants de ceux qui ont appris à être au lieu d’avoir. Une branche sélectionnée sur notre petit buisson humain. Nous avons dû couper le reste. La taille fut rude. Avec les Voisins pour sécateur.

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