Froide réalité

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avre avait donné rendez-vous sur les lieux de l'accident au médecin légiste et au responsable de l'antenne locale de la police technique et scientifique chargés de l'affaire. Il arriva sur les lieux du carambolage avec une vingtaine de minutes de retard. Il repéra vite les deux hommes qui l'attendaient dans le froid matinal, à quelques pas de leur voiture de service. Ils semblaient frigorifiés et exaspérés, ce qui le réjouit particulièrement. Il se gara et alla à leur rencontre.

— Salut les gars ! Putain, ça caille aujourd'hui, hein ! leur lança-t-il provocateur. Désolé pour le retard, il y avait du trafic sur l'A41. Ha ha ha !

Son entrée eut les effets escomptés : des regards courroucés et quelques malédictions muettes de la part de ses deux collègues qui savaient, évidemment, que l'autoroute était fermée à la circulation ; et surtout que c'était là le petit jeu préféré de Favre. Il adorait les attirer loin de la chaleur douillette de leur bureau, à patauger avec lui dans la fange des affaires les plus sordides, pour qu'ils voient les enquêtes de près, et non par l'intermédiaire des formulations neutres et désincarnées des rapports rédigés par leur équipe. C'était, en réalité, un procès injuste que leur faisait Favre car ces experts étaient plus souvent sur le terrain que la plupart de ses confrères, toutefois il aimait rappeler que leur travail n'était pas uniquement de la science appliquée, qu'il y avait des hommes et des femmes, des histoires et des drames, cachés derrière l'épaisseur de leurs rapports.

— Tu fais chier, Favre, lui répondit sans réelle animosité le chef du service de médecine légale du CHU de Grenoble. Je vais bientôt être aussi congelé que mes «clients».

Le docteur Malik Bekri était un médecin légiste expérimenté. Ce n'était pas la première fois qu'il assistait aux réunions sauvages de Favre, néanmoins il s'y soumettait de bonne grâce. D'autant plus que le commandant ne manquait jamais de venir le voir sur son propre terrain, à la morgue. Et il avait déjà prouvé par le passé que ces petites réunions pouvaient avoir leur utilité. Ce qui n'était pas du tout l'avis de son jeune collègue de la police scientifique.

— L'A41 est coupée, il n'y avait aucun trafic de nature à vous retarder, dit-il. Vous vous moquez de nous, commandant.

Favre fut à peine surpris de voir que Franck Bromard, dit Bromure, pouvait être à ce point dénué du moindre second degré. Ce jeune ingénieur était entré dans la police technique et scientifique par vocation, au sens religieux du terme, et il s'acquittait de sa tâche avec un zèle de bigot fanatique. Dans son esprit, le monde n'était qu'un immense graphe de relations de cause à effet depuis le Big Bang et son travail consistait à le compléter. Il ne semblait avoir ni émotion, ni passion, ni sens de l'humour, ce qui correspondait en tout point à l'idée que Favre se faisait d'un robot. Pour tout dire, le commandant était aussi tout ce que Bromure détestait : il se fiait à des intuitions.

— Allez, ne faites pas la tête, leur répondit Favre. Plus vite on aura fini, plus vite vous récupérerez l'usage de vos orteils. Vous avez des trucs pour moi ?

Les deux hommes se regardèrent, avant que le docteur Bekri ne prenne la parole.

— Avant de commencer, on tenait à te dire que si nous bossons sur ton affaire, c'est uniquement parce que le préfet nous a forcé la main. En ce qui me concerne, c'est juste un accident de la route. Pas un homicide. Nous n'avons rien à faire ici. J'estime personnellement que c'est une utilisation abusive de nos ressources.

Bromure ponctuait chaque phrase en acquiesçant avec vigueur, les yeux fermés, comme s'il psalmodiait devant le Mur des Lamentations.

— Ok, c'est noté. Mais sinon, tu as trouvé des choses intéressantes ?

Bekri soupira. Raisonner Favre à propos de la gestion des hommes et des ressources revenait à vouloir couper le brouillard avec la tranche de sa main : on avait peu de chance d'y arriver, et à trop insister, on pouvait vite se sentir ridicule. C'était probablement pour cette raison qu'il n'avait jamais été promu commissaire.

— En une seule journée, malgré la réquisition de tous les médecins légistes disponibles, insista lourdement Bekri, on n'a pas encore pu étudier tous les corps. Et je ne parle même pas d'autopsies, qui seraient, de toute façon, totalement injustifiées. Mais je peux te confirmer qu'on retrouve, pour l'instant, tous les traumas habituels dans ce genre de circonstances : fractures, hémorragies, brûlures, asphyxies. C'est quoi une chose intéressante pour toi ?

— Pour commencer, qu'on se retrouve avec des fractures, des hémorragies, des brûlures et des asphyxies, toutes mortelles. Ça ne te paraît pas bizarre ?

— Tu sais, je ne fais que caractériser la mort d'un individu : qui, où, quand, comment. Le pourquoi, c'est ton rayon. C'est à toi de voir ce qui pourrait lier les décès entre eux. Ici, ça me parait plutôt évident : une décélération instantanée de 150 km/h à 0 km/h, autrement dit un foutu carambolage. Tu pensais à quoi en particulier ?

Favre n'avait malheureusement aucune idée précise en tête et hésita à partager le fond de sa pensée.

— En fait, je ne sais pas vraiment, avoua-t-il. J'aimerais comprendre pourquoi il n'y a eu aucun survivant, pas un seul, même pas un blessé dans un état critique. J'ai pensé à plein de trucs démentiels comme un empoisonnement de masse, une poche de gaz géante par exemple, ou des ondes électromagnétiques qui leur auraient grillé le cerveau. Ça s'est déjà vu. Ou encore un taré venu achever les survivants dans les décombres au fusil à lunettes ou à la machette.

Les deux experts, interloqués, ne surent que répondre devant l'énoncé de ces hypothèses plus loufoques qu'audacieuses.

— Oui je sais, ça parait con dit comme ça, admit Favre l'air dépité, mais j'en suis réduit à ce genre de supposition.

Bromard secoua la tête, presque pris de pitié. Bekri fut plus charitable.

— Bon déjà, je ne m'avancerais pas trop en excluant la machette et le fusil à lunettes, dit le docteur en souriant. Rien de ce genre sur les décès déjà constatés, on n'a rien trouvé qui ne sorte de l'ordinaire dans un tel contexte. Pour le reste, la procédure standard permet d'obtenir facilement une recherche de stupéfiants et d'alcoolémie. Je peux en profiter pour ajouter quelques analyses toxicologiques. Je peux aussi demander quelques autopsies, par échantillonnage. Je ne te promets rien de plus. Je t'enverrai les rapports au fur et à mesure. Mais ne t'attends pas à des miracles ou à des révélations. Les résultats risquent d'être tristement banals.

— Merci Melik, je te revaudrai ça.

Bekri grogna en faisant un geste de la main qui pouvait signifier à la fois "c'est bon, de rien" et "tu fais quand même sacrément chier". Favre se tourna vers Bromure et, vu son air pincé, il sentit qu'il serait bien moins coopératif.

— Et de ton côté Franck, rien d'inhabituel ? demanda prudemment Favre.

— Tu veux dire, à part le fait que je suis ici alors que j'ai trente-neuf corps à identifier, dix-neuf carcasses de véhicules à expertiser, huit heures de bandes vidéo de vingt-six caméras à visionner, plusieurs mégaoctets de logs des péages et des heures de communications téléphoniques ? Non rien d'inhabituel.

Dans la bouche de Bromard, ce constat n'avait rien d'ironique, c'était juste factuel. Favre essaya une approche plus directe.

— Y-aurait-t-il un élément quelconque qui puisse évoquer la préméditation ?

— Aucun, répondit l'expert sans une hésitation. Tout est parti de la Clio qui s'est arrêtée sur la bande d'arrêt d'urgence. La conductrice avait mis son feu de brouillard et ses warnings. Si elle avait voulu provoquer tout ça, elle se serait mise en travers de la route, ou l'aurait prise à contresens. Elle ne se serait pas signalée ainsi. Les relevés téléphoniques indiquent, par ailleurs, qu'elle s'était probablement arrêtée pour répondre à son téléphone portable.

Cette réponse soulagea Favre ; elle le dispensa d'évoquer d'autres hypothèses plus radicales comme l'attentat, le suicide, l'assassinat ou simplement la malveillance. Toutefois, il voulut dissiper les derniers doutes.

— On en sait plus sur cet appel ? demanda-t-il par acquis de conscience.

  • On a pu joindre la propriétaire du numéro appelant. Une institutrice de vingt-six ans. L'amie chez qui la conductrice de la Clio se rendait. D'après ce qu'elle nous a dit, elle demandait juste à son amie d'être très prudente à cause du brouillard.

« C'est raté », pensa Favre, tout en se demandant comment cette fameuse amie digèrerait le fait d'avoir, bien malgré elle, provoqué une telle hécatombe, d'avoir été le papillon d'une tempête qui a entrainé la mort de trente-trois personnes. Peut-être que le mieux serait qu'elle n'ait jamais accès aux conclusions de l'enquête.

Il réfléchit quelques secondes à toutes les hypothèses que Bromard avait balayées d'un revers de main. Ce n'était donc qu'un accident de la route. Plus aucun doute à ce sujet. Néanmoins, ce n'était pas tant sur les raisons de l'accident que Favre cherchait des réponses, mais sur son bilan.

— Merci Franck, très bon boulot, le remercia-t-il sincèrement.

Il ne lui dirait jamais, mais il aimait travailler avec Bromard. Il pouvait se révéler être d'une compagnie très désagréable, toutefois on devait reconnaitre qu'il était d'une rare efficacité dans son travail. Ses rapports étaient d'une précision et d'une rigueur irréprochable et il possédait une capacité de travail hors du commun. Tout tendait à confirmer que Bromure était effectivement un robot.

Favre orienta la discussion sur l'aspect qui l'intéressait le plus. Il décida de procéder par étapes. Il connaissait plus ou moins les réponses, mais il devait s'assurer que tout le monde partageait son point de vue.

— Bon, admettons, on a affaire à un accident de la route. Pourquoi ce jour-là, cette heure-là et cette portion d'autoroute ?

L'expert répondit du tac au tac.

— Une conjonction de phénomènes exceptionnels : l'heure nocturne, la nouvelle lune et un brouillard particulièrement épais ont réduit la visibilité à quelques mètres, tout au plus. L'ampleur du carambolage peut s'expliquer aussi par la vitesse excessive : le brouillard était localisé entre le tunnel du Mont Sion et la tranchée couverte du Noiret. C'est assez courant d'avoir des conditions météos complètement différentes des deux côtés du Mont Sion. Les automobilistes se sont fait surprendre et n'ont pas su ajuster leur conduite. Tous les impacts ont eu lieu à pleine vitesse. On ne relève quasiment aucune trace de frein. De plus, la fatigue et la très faible densité du trafic ont probablement réduit leur attention, au point qu'ils aient pu considérer avoir la route pour eux seuls.

Favre digéra ces informations qu'il connaissait déjà. Mais l'énoncé froid et dénué de tout affect permettait d'avoir les idées plus claires.

— Bien, donc on a une autoroute quasi déserte à cette heure-ci. Pour que dix-neuf véhicules s'encastrent les uns dans les autres, ça a dû prendre un petit moment, avança-t-il pour relancer Bromard dans son exposé.

— Le premier choc a eu lieu quelques minutes après la communication entre la conductrice de la Clio et son amie. On est autour de 02h35, rebondit l'expert. Elle reprend la route, essaye de s'insérer sur la voie de droite et c'est à ce moment-là que la Mercedes arrive à toute allure, la voit au dernier moment et tente une manœuvre d'évitement, décrit-il en mimant l'accident avec les mains. Elle choppe la Clio et part en tonneau. Le dernier choc arrive vers 04h25, si on extrapole le passage du dernier véhicule qui a été enregistré au péage en amont.

— Ces heures correspondent à l'heure des décès que nous avons pu estimer, ajouta Bekri.

— Soit presque deux heures de délai entre le premier choc et le déclenchement du plan NoVi, conclut Favre, pensif.

Cette dernière phrase resta en suspens alors que les trois hommes tournèrent leur regard vers les véhicules enchevêtrés à quelques dizaines de mètres, un spectacle désormais silencieux et paisible. Tous se posaient désormais la même question. Mais Bromard avait déjà quelques réponses.

— Deux heures avant l'alerte. Voilà un délai inhabituel, constata Favre. Comment se fait-il que les services de gestion de l'autoroute n'aient rien vu, il y a une dizaine de caméras sur cette portion.

— Le brouillard. La visibilité était quasiment nulle, la plupart des caméras, souvent des webcams aux performances limitées, étaient aveugles. L'une d'elle aurait pu déceler l'incendie mais elle était hors service cette nuit-là.

— Voilà qui va donner quelques sueurs à mon ami Colvart... s'amusa Favre.

— Difficile de l'accabler, le défendit Bromard. Il y a 1700 caméras sur les autoroutes françaises. Impossible de garantir le fonctionnement de toutes ces caméras 24h/24.

— Les riverains auraient pu donner l'alerte, non ? demanda le policier en montrant une lointaine ferme du doigt.

— Comme vous le voyez, les habitations les plus proches sont à deux kilomètres d'ici, et le brouillard a tendance à étouffer tous les bruits. Sans compter qu'en pleine nuit, tout le monde dort, en général. Et bien évidemment, aucune victime directe pour donner l'alerte.

Favre continua d'explorer toutes les hypothèses pour entendre ses théories confirmées de la bouche de l'expert.

— Il y a plusieurs poids lourds impliqués, nota le policier. Pourquoi aucun de leurs collègues roulant dans l'autre sens vers Genève n'a pu les prévenir par radio qu'un accident aussi grave était en cours ? D'ailleurs, même un automobiliste aurait pu faire des appels de phare.

— Effectivement. Mais à cet endroit, les deux sens de l'autoroute sont à des altitudes différentes, presque dix mètres. Le carambolage a eu lieu en contrebas. Impossible, depuis l'autre voie, de voir ce qui s'y passe.

Favre se passa la main sur la mâchoire, perdu dans ses réflexions. Bromure ne le laissa pas souffler.

— Commandant, nous avons tous les éléments. Si le préfet cherche un responsable, il va être déçu. Peut-être qu'on peut mettre la société d'autoroute en cause pour le délai d'intervention. Le dossier sera mince mais devrait suffire. En tout état de cause, je ne vois aucune raison de continuer l'enquête plus loin. Mon rapport préliminaire est déjà sur le bureau du procureur. Et je ne compte pas gaspiller une heure de travail supplémentaire sur ce dossier.

Favre ne pouvait pas demander plus. Bromard avait déjà fourni un effort remarquable, et ses conclusions étaient tout à fait pertinentes. Il ne s'avoua pas vaincu.

— Tu pourrais me mettre toutes les données à disposition, j'aimerais juste y jeter un œil, demanda-t-il à l'expert.

— Tu auras tout ça dès que je serai rentré me réchauffer. Sans faute. Ça fera de la place sur mon bureau et dans mon ordinateur, lui répondit-il indifférent. Mais je n'imagine même pas que tu réussisses à en tirer quoi que ce soit, les années qui te restent n'y suffiraient pas.

— Tu insinues que je suis vieux ou incompétent ? Ou les deux ? releva Favre un peu vexé.

— Non, rien de tout ça. Mais tu es seul.

Bromure. Les faits. Rien que les faits. La triste et cruelle réalité.

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