Carambolage

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Là-haut, je regrettai la paisible obscurité qui me terrifiait quelques minutes plus tôt. Des faisceaux de lumière crue transperçaient la nuit de toute part. Des ombres dansaient au rythme des flammes silencieuses qui léchaient le sol.

Quelque chose me troublait. Plus que la douleur, plus que la sensation de désorientation ; le silence, lourd et oppressant, sans même le grésillement des insectes nocturnes, seulement rompu par des gerbes d'étincelles qui claquaient sans prévenir ; un silence respectueux, presque solennel. Un silence de cimetière.

Le clignotant brisé d'une berline à demi calcinée dévoilait la scène à chaque seconde. Et à chacune d'elle, le même spectacle s’offrait à mes yeux. Cette nuit-là, un drame avait eu lieu : un monstrueux carambolage encombrait les deux voies de l’autoroute.

Je me redressai, ignorant les reproches que m'adressait mon corps endolori et épuisé. Je pus mieux embrasser la scène du regard. Des voitures se chevauchaient, d’autres se retrouvaient compressées en accordéon, certaines étaient sectionnées en plusieurs morceaux. Il y avait quelque chose de grotesque dans cette sculpture de métal. J'y dénombrai dix-sept véhicules, exactement ; la froide précision de ce décompte macabre me parut aussi surprenante que déplacée.

Je réalisai alors qu’il y avait des conducteurs et des passagers, là, quelque part sous cette tôle torturée. Des femmes et des hommes. Des enfants. Un autre décompte macabre. Je me ruai vers les véhicules les plus proches, demandant si quelqu’un avait besoin d’aide, appelant moi-même à l’aide. La panique et la confusion me gagnèrent. Je passai la tête par les fenêtres et les pare-brises explosés. Partout la même scène d’horreur indescriptible. Du sang, des corps profanés par la violence du choc, la mort. Certains avaient été éjectés de leur véhicule comme je l'avais probablement été moi-même, la chance en moins. Je frémis à l'idée de découvrir un survivant, craignant de trouver un mourant ou un estropié pour lequel je ne serai d'aucune aide. Je redoutai encore davantage d’être le seul épargné au milieu de cette foule de condamnés.

Soudain, une lueur m'aveugla. Dans un fracas extraordinaire, un bolide vint s’encastrer à son tour ; un hurlement de ferraille qui se réduisit vite à quelques grincements. Et de nouveau le silence. Dix-huit. Je ne me donnai même pas la peine de me porter à leur secours. L’état du véhicule ne laissait aucun doute sur le sort de ses occupants. Je ne pouvais rien tenter pour eux non plus. Je crus me consoler en me persuadant qu’ils n’avaient pas souffert, je les enviai presque.

Un profond sentiment d’impuissance m’envahit. Je me repris aussitôt ; si je ne pouvais rien pour les morts, je pouvais encore me préoccuper des vivants. Une main sur la glissière de sécurité pour me guider autant que pour me soutenir, je remontai l’autoroute pour tenter de signaler l’accident aux prochains automobilistes qui n’allaient pas manquer d’arriver. Un grand virage masquait le lieu du drame. Comme si la nuit et le brouillard ne suffisaient pas.

A peine avais-je parcouru une centaine de mètres que j'aperçus deux phares au loin, à l’autre bout de la grande ligne droite qui précédait la courbe fatale. Je lâchai la glissière pour agiter les deux bras et me mis à crier, persuadé que ma voix couvrirait le bruit du moteur d’une voiture lancée à plus de 130 kilomètres à l’heure. M’avaient-ils seulement aperçu ? Pauvre énergumène s’agitant sur les bords de l’autoroute, hurlant comme un dément ? Le conducteur avait-il souri en me voyant ? Peut-être avait-il pris peur ? De bien vaines questions.

De là où je me trouvais, j'entendis un bruit sourd et étrangement lointain. Comme une pierre jetée dans une épaisseur de poudreuse. Dix-neuf.

À cette distance, je distinguai peu de choses. Je n’avais plus à imaginer ce qui se cachait derrière les vitres brisées, plus aucune chance d’entendre un gémissement ou une plainte. C’était bien plus supportable, presque confortable. Peut-être qu’en m’éloignant encore, j'oublierais ce moment et cet endroit. À jamais.

Je continuai de longer la glissière jusqu’à un petit pont qui permettait à une route départementale d'enjamber l’autoroute. Je m’assis et m’adossai à l’un des piliers, dos à la chaussée. Les stridulations des grillons et le hululement d'une chouette emplirent le vide que j'essayais de faire dans ma tête. Ici, le concert nocturne reprenait ses droits, ignorant le drame qui se déroulait à quelques pas d'ici. Une distance énorme, presque un monde d’écart pour ces petites vies. Et pourtant négligeable pour nous qui la parcourons si vite. Tellement vite.

Les secours finirent par arriver sur les lieux, tous gyrophares allumés. Ils ne purent que constater l’étendue de la catastrophe. Ils éteignirent les feux, détournèrent le trafic sur un autre itinéraire, sortirent les corps des véhicules et les alignèrent sur la chaussée. Ils relevèrent les plaques d’immatriculation et prirent des photos de la scène sous tous les angles possibles. Ils tentaient d’organiser ce chaos à défaut de pouvoir le comprendre. Cela dura des heures.

A l’aube, je me levai enfin pour retourner sur les lieux du drame et me signaler auprès des secours.

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