Refuge

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La vague peut déferler, maintenant. La vieille est à l’abri. Elle l’espère de tout cœur. Elle l’espère parce que le monde la contredit. Au début, elle érigeait une barrière sur la plage, devant les planches, elle en voit encore l’ossature, blanchie de sel et de défaite, lorsqu’elle va repêcher ses casiers. Assez vite, se représente-t-elle, elle a reculé, a construit son obstacle plus haut, au niveau de la promenade. Était-ce avant ou après que les gens ne s’effacent ? Ou qu’elle ne s’efface aux gens ? Sa peau se rappelle la rougeur dont elle se parait lorsque des regards curieux se posaient sur ses gesticulations. Avant, alors. Au troisième mur, par contre, il n’y avait plus personne, et l’hôtel de ville s’était déjà écroulé. Faute de pouvoir le réparer, elle avait emprunté des pierres qui ne lui manqueraient pas pour sa protection. Elle en avait repris pour le quatrième et le cinquième, d’ailleurs, toujours plus loin de la mer, toujours plus proches de son refuge. Elle essaie également d’accrocher des charmes et des diableries sur son passage. Certains fonctionnent peut-être, d’autres non. Elle raisonne qu’elle devrait savoir, qu’un jour elle a su.

Comme tout le reste, la vague lui a pris cela.

La vieille crache. Si elle le fait assez vite après avoir eu ces pensées, alors la vague ne viendra pas plus tôt que tard. Cela ne marche que dans son refuge, et déjà un peu moins. Pour ne pas y penser, elle s’installe. Roulée sous ses couvertures, elle peut ignorer le monde effréné. Elle le prétend, en attendant d’avoir mieux à se mettre sous la dent. La pêche n’est pourtant pas très prometteuse. Au poids, elle se doutait déjà qu’elle serait déçue. Il faudra qu’elle trouve un nouveau lieu d’approvisionnement. Les casiers ont cet avantage qu’ils ne nécessitent pas sa présence. Mais si cela continue ainsi, elle devra bientôt aller à la chasse elle-même, et alors elle n’aura plus le temps de réparer les murs.

Ne pas y penser.

Elle ne veut pas non plus consommer immédiatement sa maigre pitance. Une fois ses trésors du jour vidés, elle devra attendre la prochaine marée. Elle repousse donc l’échéance : caresse du bout des doigts leurs formes encore mystérieuses, respire leur odeur propre, nichée sous celle du lichen et de l’abandon. Elle joue à deviner où ses trouvailles l’emporteront. Elle joue devant ses yeux ses escapades préférées, les reconstitue jusqu’au moindre détail, jusqu’au dernier souffle.

La ruse fonctionne. Pour encore un peu de temps, elle trompe la lancinance impérieuse nichée dans sa poitrine. Sait-elle bien que ses efforts sont inutiles : comme tous les jours, elle cède, se jette sur les objets encore humides de la mer. Elle les examine, bien trop vide, les classe avec une habitude forcenée, du plus pauvre au plus riche. Elle pose en retrait celui le plus susceptible de lui offrir la satiété. Le plaisir aussi, mais celui-ci se fait rare. Désormais, elle se contente de ce moment d’apaisement, une fois la frénésie passée. Lui aussi s’efface toujours trop vite. Voilà pourquoi elle voudrait garder ce dernier morceau pour ce soir. Elle se répète qu’elle en est capable, qu’elle en a la force, que son appétit ne la contrôle pas. Puis elle ajoute, déjà renonçante, qu’essayer, c’est déjà à moitié réussir.

Elle se détourne, vorace, vers les deux objets qu’elle a gardé pour sa satisfaction immédiate. Le premier est un jouet d’enfant. Une bille de verre grossier, rayée par la mer et le sable. Un témoin muet, sans nom, sans attaches, sans rien susceptible d’ouvrir la porte. Mais la vieille n’a pas dit son dernier mot. Elle caresse à nouveau, scrute. Ses prunelles inspectent chaque pouce de la surface, chaque marbrure intèrieure. Peut-être a-t-elle un secret caché, une autre bille, plus petite, emploie d’une magie ancienne et puissante, enfouie dans ses profondeurs ? Peut-être, si elle l’observe suffisamment longtemps, peut-elle encore déceler l’image de la main qui la maniait, deviner un souffle, un nom ?

La voilà de l’autre côté de la porte. Elle se force à ne pas le réaliser, car s’en faire la réflexion la repousserait immédiatement. Elle continue son lent travail, aspire aussi peu que possible pour se maintenir, le temps de s’oublier tout à fait.

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