18 - Un Discours Inattendu

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-Dites-m... Dis-moi, Stelio, comment seront nous logés, une fois là-bas ?

Il se tourne brièvement vers moi, m'offrant ses prunelles les plus attentives pendant une fraction de secondes.

-Je loue régulièrement un appartement assez grand pour accueillir deux personnes, tu auras la place d'y mettre tout ce que tu veux. Par contre, interdiction de pénétrer dans ma chambre et de toucher à ma cuisine ! C'est moi qui me charge de tout !

Je réprime une exclamation choquée. Il pensait que j'allais me laisser entretenir aux frais de la princesse ? On croit rêver !

-Et puis quoi encore ?! Rétorquais-je, vous pensez vraiment que je vais vous laisser vous occuper de tout tout seul ?!

-De la cuisine dans tous les cas, rectifia-t'il, et c'est non négociable ! Quand je me souviens de ces nouilles infectes que tu m'as servie la première fois que j'ai atterri chez toi... Je me dis que j'échappe au pire....

Je me redressais sur mon siège en affichant une mine si grotesquement offensée qu'une comédienne n'en aurait pas voulu par peur du ridicule.

-Mais dis donc !

Plusieurs têtes pivotèrent vers nous alors que je lâchais cette exclamation. Stelio pouffa de rire en se décalant légèrement, me montrant un instant son dos. Ses longs cheveux griffent ses omoplates avant qu'il ne se retourne, élançant la tête en arrière dans son hilarité.

Je secoue la tête et lève les yeux au ciel. Quoique je devrais plutôt les baisser à présents ! En effet, nous surplombons le ciel nocturne, et avec lui, ses nuages mystérieux.

J'oublie les taquineries de Stelio et me plonge dans ma contemplation.

Le terme « plonger » est tout à fait adapté. Je regrette tant de ne pas avoir sous la main mon chevalet et mes crayons. Les nuages aux couleurs tangentes et secrètes tels des esprits du ciel m'aspirent et me bercent, me hantent presque jusqu'à me faire mentalement passer par-dessus bord. Je me vois déjà voguer vers ces horizons nouveaux, des ailes de fer dans le dos, avec Stelio à mes côtés.

Ce dernier me sort justement de ma rêverie.

-Tiens, voilà le repas, prépares-toi.

Je me redresse et salue poliment l'hôtesse qui distribue les plats. Je souris en apercevant le regard de Stelio sur son assiette : il n'a clairement pas l'air ravi du tout !

Se raclant la gorge après avoir vérifér que l'hôtesse s'est bel et bien éloignée, il se penche vers mon oreille et me murmure :

-Bon, je retire ce que j'ai dit. Tes nouilles infectes me manquent cruellement, à cet instant précis !

Je le regarde.

Et à ce moment-là, mon cœur s'envole. Je ne saurais dire si c'est dû à une certaine pression sur l'avion ou à cette étincelle de complicité qui naquit dans nos yeux à cet instant, mais une sensation d'éclatement suave fleurit dans mon ventre. Pendant un cour instant, ce visage souriant flotte dans mon cœur comme notre avion au milieu du ciel. Je ravale ma salive. Je sentit la sensation satinée dans mon ventre s'étendre jusqu'à atteindre les extrémités de ce dernier, colonisant chacune de mes cellules comme si ma personne entière était en train de geler.

Stelio brisa la glace et mon trouble en souriant de nouveau, planta une fourchette presque sauvage au creux de son assiette. C'est que Monsieur avait faim...

Je ne m'étais même pas rendue compte de la vitesse avec laquelle la nuit était tombée.

C'est dans un silence assez plat que je dégustais mon plat. Beaucoup de réflexions me venaient en tête. La disparition soudaine de l'enveloppe donnée par ma grand-mère, cette sensation lorsque Stelio m'avait regardée... Et la dernière fois que j'avais aperçu le visage de Kaoru...

Je mirais mon reflet à travers le hublot. Me rappellerais-je encore de ses traits à mon retour ? Aurais-je beaucoup changé ? Et si je ne revenais pas ?...

Les lèvres brûlantes d'inquiétudes, je questionnais mon futur employeur :

-Stelio... Pour combien de temps m'emplois-tu déjà ?

Il avala sa bouchée en maugréant :

-C'est pas possible, tu n'écoutes vraiment jamais ! Pas besoin de prendre l'avion : tu planes au naturel !

Il me dévisagea d'abord avant de constater mon air sérieux et d'embrayer directement sur sa réponse.

-L'emploi que je t'offre est d'une durée de deux mois minimum. Si tu as encore besoin d'argent après ça, que tes études ne te plaisent plus et que... ça te plaît, alors... Tu pourras continuer à travailler et rester avec moi.

J'opinais profondément à cette perspective. Je replaçais mon regard vers le hublot. Quelle décision me devais-je de prendre ? Étais-ce encore fuir mes démons que de quitter ainsi le Japon pour voguer vers une vie d'inconnu et d'incertitudes ? Ou était-ce justement là la réaction la plus courageuse à adopter ?

-Mais ne t'inquiètes pas, ajouta Stelio en repérant mon trouble. Tu as le temps d'y réfléchir et je te laisserai des congés si tu veux retourner chez toi. Tu as pu dire au revoir à tes amis ?

La question qui fâche. Je n'étais pas douée pour les adieux. Je détestais cela. Encore, peut être, une certaine preuve de ma lâcheté... Mais c'est pourtant sereine et prête à essuyer les reproches que je répondis :

-Non. Il est inutile que j'encombre mes compagnons de la douleur de penser que je les quitte. Si notres ouhait est de nous revoir, je sais que je ferais tout pour que ce soit le cas. Si cela ne peut pas se faire... Alors je pense qu'il s'agit là d'une cause qui n'était peut être pas réalisable. Et qu'il faut peut-être abandonner...

J'étais sur le point de relâcher chacun de mes muscles après cette tirade. Mais j'en fut incapable. Le regard pesant de Stelio sur mes épaules, aussi lourd qu'une cape de marbre, m'empêchait même de respirer. Son charisme de professeur et son caractère revêche ne me permettait pas encore de me détendre entièrement en sa présence.

Mais ici, son regard était pensif, comme cela devait souvent lui arriver.

J'aperçus dans le hublot que je contemplais son visage au-dessus du mien. La vitre paraissait presque les superposer, nos yeux clairs et nos cheveux sombres donnant l'impression d'un lointain portrait de famille, issus d'une époque sinistre et perdue.

Il détourna le regard, l'air presque triste et dit :

-Je te comprend. C'est une philosphie différente de la mienne mais... Je l'envie, quelque part...

Je me retournais vers lui, choquée. C'était bien la première fois qu'il admettait que je le dépassais en quelque chose !

Stelio avait pris un air extrêmement mélancolique. J'en sentais mon cœur se pincer fermement.

-Je suis tout l'inverse de toi. Enfin, j'ai cru comprendre... Non, je suis sûr, que tu es le genre de femme à beaucoup réfléchir mais à ne pas reculer pour autant. Tu avances et, quand les choses sont perdues, comme tu l'as très bien dit... Tu abandonnes parce que c'est ce que toute personne raisonnable se doit de faire.

Il lâcha une profonde expiration. Il semblait peser ses mots et l'instant qui s'écoulait. L'avion qui nous transportait devint une grotte et le silence ambiant renforça l'intensité de l'expression de Stelio. Je fut saisie par la peine qui hantait son visage. Lui qui avait d'habitude les traits si durs... Voilà qu'ils s'étaient détendus, prenant des airs tourmentés. De vieux souvenirs semblaient se ressasser dans sa tête.

-C'est une qualité pour beaucoup Sadae mais tu sais... Être trop ambitieux... Et surtout trop stupide pour comprendre les causes perdues... Ce n'est pas un service, ce n'est pas un cadeau... C'est une tare que de vouloir aller plus haut que les nuages. Et ça l'est encore plus quand ils sont percés.

Je souris intérieurement sous la métaphore, mais mes lèvres ne réussirent pas à suivre. J'étais abasourdie. Stelio, mon si puissant et insupportable professeur, cachait donc des cicatrices de cette importance sous son épaisse armure...

-Tu...Tu dois te demander pourquoi je te raconte tout ça, hein ?

Pendant un instant, son vieux sourire fier et détestable habille son visage. Mais il disparaît vite, voilant les traits fins de mon désormais patron des poids de la tristesse.

Il se tourne presque complètement vers moi, autant que son siège le lui permet. Pendant un instant, je n'ai qu'envie de le fixer. Je me vois même ondoyer dans le ciel parmi les nuages, le berçant dans mes bras et me drapant dans ses longs cheveux, cherchant à aspirer la douleur de cet ange afin qu'il repose enfin en paix.

De son côté, Stelio me regarde attentivement. Chacun d'entre nous se noie dans l'océan du regard bleu de l'autre.

Ce n'est donc qu'en percevant le mouvement de ses lèvres que je comprend qu'il s'est mit à me parler. Sa phrase me parvient, toute prête, à l'intérieur de mon esprit :

-Te souviens-tu lorsque je t'ai dit que c'était bien, que tu ais eu peur après ton match de boxe ?

Le souvenir me revient en tête et avec lui, son lot de douleur. Mais je tiens bon, maîtresse de moi-même.

-Oui, je m'en souviens.

-Il ne faut jamais que tu oublies cette leçon, d'accord ? C'est très important... Vivre sans peur,c'est ce tromper. C'est ne rien apprécier... On brave parfois des interdits précieux pour réaliser les buts que l'on s'est fixé...Et la peur est là... Pour nous dire stop...

Ce mot reste suspendu. Sans que je ne m'en rende compte, Stelio s'est significativement rapproché. Et son expression paniquée m'indique clairement que lui non plus, n'a pas contrôlé son propre corps.

Il finit par s'écarter lentement, ses cheveux lardant les accoudoirs des sièges sans que ses yeux ne quittent les miens, comme s'il désirait que sa phrase, et même son visage, restent perpétuellement gravés en moi.

J'ai l'impression de tout juste me remettre à respirer. Je recule lentement, les mains appuyées sur l'accoudoir, alors qu'un léger souffle s'extirpe de ma gorge. Quelles révélations !

L'avion continue son périple,absolument imperméable à la folle expérience que nous sommes entrain de vivre. De mon côté, j'ai toujours l'impression d'être parfaitement seule dans une grotte, avec Stelio en face de moi, songeur et soucieux.

Je ne sais vraiment plus quoi dire alors que je reprends lentement mes esprits. Je respire amplement. Finalement, Stelio brise le silence d'une manière aussi gênée que gênante.

-Enfin, je suppose que l'altitude ne dois pas m'aider à sortir des choses bien intéressantes. Essayons de nous reposer, ça ira peut-être mieux...

Je le regarde du coin de l'oeil. Tout m'indique qu'il n'éprouve au contraire que l'envie de crever cet abcès qui semble le ronger. Je sens mugir en moi le désir ardent de l'y aider. Mais connaissant son caractère, comment faire ?...

-C'est vraiment drôle parce que... Si j'ai choisi de vous suivre... C'est justement parce que vous aviez l'air de ne ressentir aucune peur... Et moi qui en suis si souvent esclave... J'ai vu en vous le guide me permettant de sortir de cette prison... Cette chaumière translucide que l'on prend pour un palais rassurant. Je pensez que vous, vous en aviez briser le verre.

Il me fixa longuement. Son regard était à mi-chemin entre la colère et l'amusement.

-C'est drôle comme tu te remets immédiatement à me vouvoyer, quand tu dis des choses importantes !  Bah, parles-moi comme tu le sens, j'abandonne ! Tu n'es de toute évidence pas capable d'assimiler ce qu'on te dit, hein ?

Son ton est taquin mais j'affiche tout de même un air irrité. A croire que c'est son plaisir, de me sortir de mes gonds !

Mais toute ma colère s'évanouit d'un seul coup. Stelio me tend soudain son plus beau sourire. Mais vraiment. Un comme je ne lui en aurais jamais imaginé. Un de ceux qui semblent encore se cacher sous les innombrables couches de secrets et de mystères formant l'armure de cet homme.

Un de ceux que l'on voit lorsque, sortant rejoindre la personne que l'on aime dans un jardin enchanteur, on l'aperçoit droit devant nous, comme un cadeau solaire, attendant que la distance qui la sépare de nous disparaisse.

Stelio possède un sourire chantant, solaire à cet instant. Pendant une fraction de seconde, le douloureux souvenir de Kaoru me transperce la poitrine. La voix de Stelio me parvient comme en écho.

-Mais tu as raison. Les choses sont réunies pour que toi et moi vivions une grande aventure. Alors restes telle que tu es, Sadae. Bon allez, tente de dormir maintenant.

Mon trouble est tel que je ne parviens plus à savoir si cette sensation sur ma joue, avant qu'il ne se retourne pour se mettre en position de se coucher, provenait bel et bien de sa main.

C'est fébrile que je m'enfonce à mon tour dans mon siège, tentant de trouver le sommeil.

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