Défi lancé par ApophisH

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Le Grand Basculement

Six heures moins cinq.
Cela faisait une bonne heure que j'étais réveillée. J'avais décidé de ne pas me lever. Rester dans les draps au chaud alors que l'hiver cogne à grand coup de semonce était un luxe que je m'offrais chaque matin de ce terrible mois de février, les yeux rivés sur le plafond sale. Mon minuscule studio avait du mal à contenir le peu de chaleur qu'un radiateur Delonghi à huile s'essoufflait à produire. Un vent prédateur complice d'une neige verglacée semblait en vouloir à tout le monde. Le froid s'engouffrait partout où il pouvait. La seule fenêtre de l'appartement donnait sur un village d'autres fenêtres qui clignotaient comme des lucioles au gré des activités humaines. Cette frêle barrière entre moi et les autres laissait passer un sifflement aigu me hurlant, dans un réquisitoire incisif, de partir d'ici.
Mais pour aller où ? J'avais quitté la capitale dans laquelle j'étais née et avais grandi pour me réfugier dans un village de banlieue à l'abri de la soudaine violence parisienne. La pandémie liée au COVID-19 avait fait basculer la plupart des gens dans d'insondables doutes entraînant d'insondables décisions. Le Grand Basculement avait commencé. Le début de l'effondrement aux dires de certains, juste une régulation naturelle pour d'autres. Chacun s'étripait dans des joutes verbales qui avaient fini par cancériser tous les cerveaux, même ceux des plus grands. Des oncologues sociaux, auto-déclarés, avaient tenté de guérir la société dont les métastases, nourries à la fausse liberté, se répandaient à grande vitesse de cellule familiale en cellule familiale. Heureusement la Bfm-isation n'avait pas encore eu raison des derniers neurones qu'on aurait volontiers classé au patrimoine mondial de l'humanité. Les arguments véritables avaient disparu et, plutôt que de s'attaquer aux problèmes, on s'attaquait maintenant aux gens.

Six heures.

On frappa. La main qui heurta la porte était gantée. Les marches, dans une plainte lancinante, avaient craqué longuement quelques minutes auparavant. Ils étaient au moins sept. Un frisson me parcourut. Était-ce le froid que je ressentis en sortant du lit ou l'arrivée musclée de la Brigade Sanitaire.

 — J'arrive ! lançai-je.

Je me levai. J'attrapai de quoi me présenter décemment. En passant, j'enclenchai par réflexe la vieille bouilloire usée par l'usage. J'avais à peu près trois minutes devant moi avant qu'elle bourdonne de satisfaction et que j'entende le clap de fin de mise en température. J'entrouvris la porte sans prendre la peine de vérifier qui se trouvait derrière.

 — Mademoiselle Domcé ?

Un type assez grand et maigre dont l'arrogance aurait éclairé les nuits les plus ténébreuses se tenait à l'entrée, les pieds exagérément écartés. Il avait le regard creux comme un gouffre qu'une casquette de sport finissait d'assombrir. Un brassard noir aux lettres rouges criardes entourait son bras gauche qui flottait dans un blouson gris foncé trop grand. Derrière lui, fondus dans la nuit, six hommes, tout aussi colorés, armés jusqu'aux dents prêts à en découdre au moindre mouvement suspect de ma part. Je les trouvai fatigués.

 — Qui voulez-vous que ça soit d'autre ? demandai-je le plus poliment possible. La BS connait tout le monde. Nos faits et gestes sont enregistrés, cartographiés, digérés dans vos super-calculateurs et...  
 — Faites attention, Mademoiselle, à ce que vous allez dire, coupa-t-il en levant le bras pour rassurer ses hommes.  
 — Désolée, Monsieur. Si tôt le matin, ma politesse n'est pas encore vraiment fonctionnelle. Vous devriez passer plus tard messieurs, vous savez, juste après le café, m'amusai-je.

Dark Vador plissa les lèvres nerveusement derrière son masque au logo du gouvernement. Il me tendit un papier que j'eus à peine le temps de décrypter. Ses doigts pâles et craquelés étaient semblables à de grosses brindilles sèches qu'on ramasse pour démarrer un feu. Il dégagea un pan de son blouson, rangea le document dans une poche intérieure.

 — Ceci est une injonction du Juge Reset.  
 — Une injon... quoi ? feignai-je.  
 — Vous comprenez très bien ce que cela signifie, Mademoiselle. Ne faites pas la sotte.  
 — Le Juge Reset s'intéresse à moi, maintenant ? corrigeai-je.  
 — Disons qu'on l'a un peu aidé à s'intéresser à vous.

Cette fois-ci, je devinai un rictus de satisfaction qui déforma sa bouche et ses yeux se creusèrent davantage. Je m'attendais à tout moment qu'il crache son encre tel un poulpe apeuré. Car oui, il avait peur. Le bout de papier qu'il s'était empressé de cacher ne contenait rien de véritablement probant. Un texte copié-collé, le logo du Ministère de la Justice, une signature bidon en bas de page. J'aurais pu vérifier, contester et les envoyer bouler et leur faire perdre un précieux temps. Mais...

 — Aidé ? demandai-je à peine étonnée.  
 — Manifestement, un de vos voisins en connait beaucoup sur vous. Il n'apprécie guère vos habitudes de vie. Et, après vérification par nos services, nous avons constaté que vos caméras intramuros sont désactivées chaque soir à vingt-deux heures. Vous pouvez nous expliquer la raison de cette coupure ? Un rapport avec le port obligatoire du masque la nuit ?

Mon sang ne fit qu'un tour mais je m'efforçai de ne pas le montrer. La BS ne se déplace pas pour rien. En général, ils ont des preuves suffisantes pour venir réveiller les gens à six heures. Il fallait donc y aller doucement avec les roquets de service si on voulait que tout se passe bien.

 — Ha oui ! les cam ! Je crois que le quartier est sujet à de nombreuses coupures de courant depuis plus d'un mois maintenant. Vous n'êtes pas au courant ? Je pense que tout l'immeuble doit avoir le même problème. Je suggère à vos gorilles d'aller vérifier ça au plus vite.

J'entendis un grognement de protestation dans les rangs des élèves. Certains avaient roulé des yeux menaçants vers moi. Intérieurement je me réjouis. Derrière leurs armures de cuir, ces guerriers n'étaient pas moins que des humains dont on pouvait facilement diriger la course. Il suffisait de savoir appuyer sur les bons interrupteurs psychologiques pour les attirer comme des moustiques vers la lumière qui allait les tuer.

 — Je vois, je vois, dit-il avec l'espoir de mettre un terme aux grognements dans son dos.
Du doigt, sans me lâcher du regard, il fit signe à deux sbires de parcourir l'immeuble à la recherche d'informations. La bouilloire se manifesta.
 — Peut-être pourrions-nous entrer, Mademoiselle ? profita-t-il. Ou dois-je vous montrer de nouveau l'injonction du Juge Re...  
 — Je n'ai que du déca, m'empressai-je de dire en partant vers la cuisine. Je sais pas si j'aurais assez pour vos gars, par contre. Il faudra peut-être faire deux tournées, je pense, Monsieur... ?  
 — Monsieur le haut dirigeant de la Brigade Sanitaire de Paris, fanfaronna-t-il.

L'homme s'installa. Son silence m'avertit qu'il scrutait la pièce avec beaucoup d'attention, peut-être à la recherche d'indices qui justifieraient un peu plus sa venue. Je plaçai sept tasses sur un plateau avec du sucre et quelques gâteaux périmés. En me retournant, je constatai dans leurs yeux que quatre des gorilles réclamaient avidement le breuvage chaud. Ils avaient placé leurs armes dans leur dos et défait leurs gants.

 — Vous permettez que mes hommes fassent un petit tour du propriétaire ? demanda-t-il la tasse brûlante déjà à la bouche.  
 — Faites, faites. Ai-je vraiment le choix ?

Les cinq avalèrent le café sans broncher et commencèrent à fouiller partout. Avaient-il une bouche, un œsophage et un estomac en acier trempé pour ingurgiter si rapidement un liquide aussi chaud ? Dans des gestes brusques

 — ces gestes voulus qui impriment dans l'esprit de la victime une peur viscérale
 — ils s'appliquèrent à soulever tout ce qui se soulève, à déplacer tout se qui se déplace sans ménagement.
 — Vous parliez d'injonction tout à l'heure, Monsieur Sunk. De quoi s'agit-il exactement ?  
 — Le Juge Reset vous enjoint... excusez-moi... Comment connaissez-vous... ?

Il toussa fort comme pour extraire une arête de poisson de sa gorge. Il tapota sur son torse. Il sonna creux.

 — C'est trop chaud ? Je suis désolée Monsieur Sunk. Aurais-je dû vous prévenir ?  
 — Mais... de quoi... Haaargh... de quoi parlez-vous ?

L'homme se crispa et s'enroula sur lui-même une main sur le ventre l'autre à la gorge. Les muscles de son visage se contractèrent de douleur et formèrent des vagues de rides profondes. Ses doigts et ses bras se raidirent. Sa tête s'enfonça dans les épaules tandis qu'un filet d'écume coula de sa bouche noircie par le café.

Fin de la visite.

Je composai sur mon portable le numéro de Clyner.

 — Allô Clyner ? C'est bon, c'est fait. Ils sont tous tombés comme des mouches. Envoie l'équipe de nettoyage. Grouille !  
 — OK. Je t'envoie ça immédiatement. T'as été courageuse.  
 — Hum, vous avez eu les deux autres ?  
 — Oui, c'est Mill qui les a cueilli.  
 — OK.  
 — C'était une bonne idée les caméras, ma puce. À toute à l'heure.

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