Bonne nuit...

6 minutes de lecture

La nuit est froide. Le sol renvoie toute la chaleur emmagasinée pendant le jour, mais la sensation me vient vite et m'attaque en profondeur. J'ai horreur du froid. Pourtant, il se glisse lentement autour de moi, attend patiemment que je fasse un geste pour se jeter sur ma peau et la mordre...

Je ne pense pas pouvoir dormir cette nuit. Et puis, tout autour du feu mourant, juste après la zone éclairée par les flammes, j'entends toutes sortes de petits bruits, des craquements, et puis le souffle de quelques animaux que je ne fais que redouter. Que trouve-ton comme horribles bestioles dans le désert américain ? Des lynx, des ours, des loups ? Non, ces glissements continus doivent venir de ces saloperies de serpents à sonnette qu'on voit toujours dans les reportages. J'ai peur des serpents. Je ne sais pas pourquoi, en réalité. D'autres ont bien peur des souris, alors pourquoi pas des serpents ? Phobies, que tout cela.

Je fais ce que je peux pour me rassurer, mais j'avoue que je n'en mène pas large. De la vie sauvage, je ne connais que les petits fragments colorés des cartes postales. J'ai toujours vécu dans les rues sûres de ma petite ville de campagne, cerné de cons de mon genre, heureux d'être les gentils imbéciles du village, toujours prompts à faire les zouaves pour attirer les regards d'une nana de passage pendant les vacances, en attendant de lui proposer mieux.

Cette nuit, loin de mon monde, coincé dans cette contrée que je trouve de plus en plus hostile, un immense sentiment de solitude m'envahit, me pince les côtes et se moque de moi. Et puis ma peau brûle. Les coups de soleil feront bientôt de moi une frite géante, crépitante et tordue. Je suis comme cette terre qui, la nuit venue, fait office de chauffage local. Et pourtant, j'ai de plus en plus froid. Froid intérieur. Une méchante nausée de vide...

Résigné à passer une nuit blanche, je m'asseois, les genoux sous le menton, et je lève les yeux vers le ciel. Je ferais bien une prière, mais j'en connais pas. Alors, je regarde les étoiles. Et là, c'est une pure merveille que je découvre. Elles sont des millliers. Je distingue clairement notre Voie Lactée, cette tranche de galaxie qu'on aperçoit à peine dans nos villes trop éclairées. Le ciel est noir, profondément, et chaque astre perce cette obscurité d'un minuscule mais puisssant point de lumière. C'est tout simplement grandiose. Je retrouve mon innocence d'enfant quand, sur quelque plage de Normandie, je scrutais l'horizon pour tenter de découvrir la nationalité des immenses navires qui croisaient au large. Comme tout paraissait simple, alors.

A présent, me voilà seul au monde, ou presque. Demain, il faudra repartir, recommencer cette marche vers nulle part, harrassé par un soleil qui atomise les nuages avant qu'ils ne se vident de leur eau. Et faudra aussi supporter cette mégère à la con qui s'est empressée de me rattraper pour me rappeler ma condition d'homme. Tout ça me file la gerbe.
Quant à celui qui m'a expédié ici...

Quand, la nuque doloureuse, je baisse les yeux, c'est pour croiser ceux de Marcelle. Elle me regarde depuis combien de temps, celle-là ? Une méchante bouffée de haine me vient au ventre, mais je me calme rapidement en constatant qu'elle a su respecter mes vaines méditations...

  • Peux pas dormir ? fait-elle au bout d'un moment.
  • Nan, peux pas.
  • La soif et la chaleur. C'est normal.
  • Rien de tout ça. J'ai froid.

Je la regarde. C'est seulement maintenant que je me décide à lui accorder un peu d'attention. Toute la journée, j'ai préféré ne pas lui parler, prétextant que la marche me demandait trop d'efforts. Elle est grande. Longue chevelure blondasse pas soignée depuis longtemps. Long visage un peu osseux. Encore une qui se sera fait arracher les dents du fond, comme disait ma grand-mère, pour avoir moins de machoire... Deux petits yeux enfoncés dans des orbites profondes. Elle a le regard noir de ces gens qui sont toujours en colère, qui en veulent toujours aux autres de n'être que ce qu'ils sont. Nez fin, lèvres fines, presque inexistantes, menton pointu. Tout son visage est acéré, coupant.
Elle me laisse faire quelques instants, puis, visiblement gênée du regard que je lui accorde, elle lance d'un ton sarcastique.

  • Dis-donc, mon coco, tu crois que tu vas tenir longtemps demain, sous le soleil ?
  • Le temps qu'il faudra, pourquoi ?
  • Tu as vu ta tenue...?

C'est vrai que je n'y ai pas fait attention une seconde. Je suis quasiment à poil ! Et moi qui redoutais de me présenter ainsi devant mon premier Américain ! Je deviens rouge pivoine, et c'est un coup de bol pour moi que l'obscurité me cache un peu.

  • Merde...

Je balbutie encore deux trois âneries du même tonneau puis, confus, je fais mine de me retourner pour dormir.

  • T'en fais pas, tête de linotte, reprend-elle. J'ai ramassé tes fringues pendant que je te coursais. Ta chemise est un peu en ruines, mais le reste fera l'affaire...

Elle a curieusement insisté sur les derniers mots. Cette morgue permanente chez elle est insupportable.

  • Connasse... murmuré-je.

Elle ne m'a pas entendu. Dommage. Mon ange gardien, si c'est elle, veille sur moi d'une bien curieuse façon. Je lui dois quand même la vie... Alors, je tente de briser la glace, dans l'espoir de l'amadouer un peu, peut-être.

  • Vous faites quoi, dans la vie, Marcelle ?
  • Femme au foyer, le jour. Employée de nettoyage la nuit. Mariée, sans enfant. J'habite à Sarcelles. J'ai une bagnole, mon mari à la sienne. On vit dans un pavillon qu'on loue à deux vieux richards qui croulent sous le pognon et qui ne savent plus quoi en faire, sauf à construire des baraques pour ceux qui n'en gagneront jamais assez pour s'en payer une de toute leur vie de merde. Le monde est si mal fait que ce sont les presque morts qui profitent le mieux de la vie... Et toi ?
  • Je suis écrivain, que je fais d'une voix mal assurée.
  • Sérieux ? Tu es célèbre ? T'as chié combien de Prix j'sais pas quoi ? Tu prends du blé grave ?
  • Nan. Pas un rond, à vrai dire...
  • Ah, je vois ! Le mec qui se la raconte avec des théories de merde et qui s'entête à vouloir persuader qu'il est le meilleur écrivaillon de tous les temps, hein ?
  • C'est à peu près ça, fais-je en tiquant un peu. Disons que j'écris pour mon plaisir et que personne ne prend plaisir à me lire.
  • Et tu vis comment ?
  • D'un rien. Un courant d'air, une porte qui s'ouvre, une main qui se tend.
  • Tu tapes la cloche, quoi ?
  • Nan, j'ai un boulot de merde dans une grande surface de merde. Je m'occupe du rayon papier-cul et tout le reste. Ma femme me parle plus depuis qu'elle m'a surpris en train de tirer une voisine qui me faisait du rentre-dedans depuis longtemps. Pas de bagnole, pas d'ordinateur, une télé pourrie qui diffuse les mensonges des enculés qui nous oppriment. Le tout dans un appartement minable dans une banlieue au sud de Paris. La vraie vie de merde, quoi. Contente ?
  • Et à part ça ? ajoute-t-elle, visiblement curieuse d'en savoir plus.
  • Un môme qui s'est barré le jour de sa majorité et que je n'ai plus jamais revu. Une femme qui se prend pour la reine du monde, qui me prend pour la dernière des sous-merdes et qui passe sont temps à me faire chier. Un peu comme vous, vous voyez ?
  • J'le fais pas exprès, s'excuse-t-elle. J's'us comme ça. Tu sais, si tu veux t'en sortir, là où je moisis, faut montrer les crocs en permanence. Sinon, c'est toi qui te fais biter à tous les coups...

Elle me confie ça d'un ton un peu enfantin.

  • Et puis ?
  • Et puis rien du tout. Avant d'arriver ici, je faisais la bringue pour les noces d'un pote. Je me souviens pas de grand-chose. J'avais bu pas mal...
  • Alcoolo ?
  • Non. Mais je savais pas quoi faire d'autre pour faire marrer mon pote, c'est tout. Je suis rigolo quand je suis bourré, il paraît. Mais j'aime pas l'alcool.
  • Tu supportes pas ?
  • Faut croire.
  • P'tite nature, va ! Et puis ?
  • Et puis rien. Maintenant, vous me faites chier, vous comprenez ?

Elle accuse réception du message sans moufter. Son regard me transperce.
Finalement, elle s'allonge puis me tourne le dos.

  • Oublie pas de roupiller un peu quand même, fait-elle. Demain, si tu tiens pas la cadence, tu te retrouveras vite tout seul...

A moi d'accuser réception. C'est fou comme la haine s'installe vite en soi, même perdu au find fond du monde...

A suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Frédéric Leblog ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0