Chapitre 38 : Secrets de famille

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 Je marchai d’un pas vif au milieu des arbres et des fleurs. Je n’arrivais pas à me concentrer sur leur parfum, ni sur le chant des oiseaux. Je n’entendais que le son sec, presque agressif, produit par le froissement du tissu de mon pantalon au rythme de mes longues enjambées. Même le doux ruissellement de l’eau ne m’apaisa pas. Ma rage prenait le dessus, sourde à toute recommandation. Cette lutte intérieure m’épuisait.

 Je mis peu de temps à trouver Avorian. Il était assis sur un rocher, en train de contempler les remous d’un joli bassin aménagé, agrémenté d’une petite fontaine en forme de fleur de lotus. Je sortis la « preuve » de ma ceinture.

– Vous saviez, lâchai-je sans discours en brandissant le livre devant le nez d’Avorian.

 Je lui adressai un regard noir, menaçant. Le mage demeurait interdit, dans l’incompréhension la plus totale.

– Pourquoi avoir gardé le secret ? Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

– Nêryah…

 Mon corps tremblait. Je pris une profonde inspiration, tentai de me calmer pour parler posément. Un débit désordonné sortit de ma bouche :

– Avorian, j’ai lu le livre d’Eynarah. Je sais que vous êtes mon grand-père. Je crois même que j’aurais pu le deviner un jour sans ce livre. Je suis non seulement la dernière Guéliade, mais aussi votre petite fille. Et je viens de découvrir qui sont mes parents biologiques ! Pour m’avoir caché une telle chose ?

– Qui t’a donné le livre ? s’étonna-t-il, les yeux ronds.

– À votre avis ?

– Sèvenoir… bien-sûr.

– Exact ! Sèvenoir avait raison. Je ne suis que votre pantin ! Vous me manipulez à votre guise !

– Nêryah, ce n’est pas du tout ce que tu crois… J’avais placé les mémoires de ta mère dans la crypte, à sa demande. Je voulais te les confier, mais pas en ces temps de guerres !

– Ce n’était pas à vous d’en décider. Ni de juger du moment où je serais prête ! Non seulement vous ne m’avez pas révélé que vous êtes mon grand-père, mais en plus, vous avez caché la réelle identité de ma mère adoptive, qui se trouve être ma tante ! Je suis loin d’être orpheline !

 Son silence me mit encore plus en colère.

– Tout le monde est au courant ! Tous les peuples connaissent mon histoire : le fait que je sois hybride, mi-terrienne, mi-Orfiannaise… sauf moi ! À quoi bon vouloir à tout prix me le cacher ?

 Le mage me considéra intensément, puis ferma les yeux. Il semblait presque méditer. Je lisais une certaine sérénité sur son visage. Il finit par répondre d’une voix résignée :

– Nêryah, je ne pensais pas vivre aussi longtemps. Je voulais t’épargner la peine de ma mort. Il ne fallait surtout pas que tu t’attaches à moi… mais désormais, il est trop tard.

 Sa réponse me désarçonna. Je restai de marbre et scrutai son regard, cherchant à comprendre. Il reprit :

– Mon rôle est de te protéger. À vrai dire, je ne pensais pas atteindre le Royaume de Cristal avec toi. Je ne m’attendais pas à survivre aux attaques de l’Ombre. Sèvenoir… nous a sauvés, épargnant ma vie. Je croyais aussi subir le courroux du roi des Modracks. J’étais prêt à me sacrifier pour que tu réussisses. Si tu avais su la vérité, tu aurais mis ta vie en péril pour moi. Et finalement, sans même savoir qui j’étais, c’est ce que tu as fait. Tu m’as sauvé des Glemsics, des Métharciens… Je me suis fourvoyé. J’ai déjà tout perdu. Ma femme, Hyana, ma fille, Eynarah… Alors si je venais à te perdre, toi aussi, je ne pourrais pas le supporter. Tu me rappelles tellement ma chère fille.

 Je le dévisageai crûment, explorant la moindre faille dans ses propos, dans ses yeux. Avorian esquiva mon regard, l’expression déconfite. Un silence morose régnait. Je tentais d’assimiler ses paroles.

– J’ai eu tort, avoua-t-il finalement. Je n’ai pas à te faire subir ça. J’ai songé maintes fois à te le dire, mais les évènements ne me le permettaient pas. Les choses se sont précipitées. Je ne pouvais pas non plus retourner dans l’église[1] pour y chercher le livre.

– Mais pourquoi ne pas m’avoir au moins révélé que Sijia est en réalité ma tante ? Pourquoi m’avoir caché ma propre famille ?

– Pour les mêmes raisons. Si tu avais connu sa réelle identité, tu n’aurais pas accepté de rester sur Orfianne. Tu aurais cherché à la rejoindre. Or, nous avons besoin de toi ici plus que jamais. Je comptais tout te révéler…

– Quand ? l’interrompis-je, à bout de nerfs. Une fois que tout serait terminé ?

 Il prit un air las ; détourna les yeux, honteux, et se pinça les lèvres, comme s’il s’empêchait de répondre.

– D’un côté, j’essaie vraiment de me mettre à votre place, de vous comprendre ! Mais je me sens tellement triste, ravagée par ma colère, trahie et vraiment perdue ! Je sais maintenant d’où je viens, et qui je suis. Cela n’apaise pourtant pas ma peine. Vous pensiez prendre la bonne décision pour moi, mais ce choix a été fait selon votre point de vue, et non en prenant en compte mes sentiments ! Tout ce que je ressens…

 Je m’arrêtai, secouée de sanglots. Je me recroquevillai sur moi-même.

– Je ne veux plus te cacher quoi que ce soit, déclara-t-il solennellement. Pardonne-moi d’avoir tout fait pour oublier, pour me protéger de la douleur. Je vais te raconter mes souvenirs de ce qui est arrivé après la mort d’Eynarah. À l’époque, j’étais moi-même très affaibli, gravement blessé, dans un état d’abattement extrême puisque je venais de perdre ma fille, mon royaume, ma famille… Ta mère portait un deuxième enfant, avec toi, dans son ventre. Un petit garçon, mort-né. Impossible de le ramener à la vie, il était trop tard. Aucune forme de magie ne peut ressusciter les morts, pas même les Fées du Passage qui sont venues jusqu’à lui pendant la cérémonie. Elles viennent de l’au-delà, d’un autre plan pour accompagner l’âme des défunts. Ce sont les maîtresses de la vie et de la mort, mais nul ne peut négocier avec elles.

 Le mage prit mes mains dans les siennes, m’étudia d’un air grave, puis poursuivit :

– Nous avons attendu que les choses se calment pour honorer le corps de ta mère et celui de son enfant décédé. Nous devions les offrir à notre arbre sacré, comme l’exige la tradition… mais nos terres demeuraient perverties, et nous ignorions où se trouvait le roi des Modracks, disparu pendant la grande bataille. Arianna a finalement décidé de les emmener au pied du banian. Nous avons prié pour eux. Cette histoire… j’étais jusqu’alors incapable de me la remémorer. Je suis presque devenu amnésique à force d’endurer autant de pertes. Je t’en demande pardon, Nêryah.

– Je comprends. Comment rester indemne après ça ? L’oubli et le déni vous ont protégé des terribles effets de ces traumatismes. Je suis désolée que vous ayez subi tout cela, mais je vous en veux terriblement d’avoir menti.

 Je tentais de garder mon calme, face à lui, mais je me sentais nauséeuse, parcourue de spasmes. Avorian m’entoura de ses bras. Je me dégageai immédiatement de son étreinte.

– J’ai besoin d’être seule, hoquetai-je, tremblante.

 Il se releva lentement, me regarda avec insistance, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, mais se ravisa. Il s’en alla d’un pas lourd, tête basse.

 Le bruit de l’écoulement de l’eau accompagnait mes larmes, me lavait petit à petit de ma rancœur. J’avais tellement envie de m’immerger dans le bassin, pour ne plus en sortir. Juste nager, dans une eau chaude et réconfortante, puis contempler les cieux… et tout oublier.

[1] En français dans le texte. Nêryah avait appris ce mot à Avorian (cf. tome 1, chapitre 18), puisque les bâtiments religieux n’existent pas sur Orfianne.

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