Chapitre 36 : Le cycle de la vie

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« Je reprends conscience. J’aimerais tellement que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve. Mais mon corps est maculé de sang ; il souffre. Terriblement. Je suis en train d’accoucher. Je me trouve dans une pièce sombre, aux murs de glaise ocre. Une petite fille m’éponge le front consciencieusement à l’aide d’un tissu humidifié au parfum apaisant. Arianna est à côté de moi.

– Où… sommes… nous ? parvins-je à articuler.

– Chez les Komacs, dans le désert de Gothémia. Je suis parvenue à nous volatiliser tous les trois.

Arianna parle d’une petite voix faible que je ne lui connais pas. Elle est gravement blessée, elle aussi.

Je redresse légèrement la tête ; cela me fait horriblement mal. Ma chair se déchire.

Je vois… mon père, allongé à mes côtés, les yeux clos. Merwên lui tient la main, la tête basse. Je connais bien le chef des Komacs. Et cette expression sur son visage ne signifie qu’une chose.

Je pousse un cri. Pas de douleur, même si mon corps n’est que souffrance, mais de tristesse.

– Il est en vie, souffle la Reine des Fées.

Cette réponse enlève un poids sur mon cœur. Mon père… est en vie !

– Swèèn…, je murmure, inquiète pour mon fidèle Limosien.

– Les Komacs sont en train de le soigner ; il va guérir, me rassure une nouvelle fois Arianna. J’ai contacté Aelys et Naïa par télépathie, elles sont vivantes. Depuis que nous avons tué les Modracks, les êtres des ombres qui assaillaient leurs Royaumes ont disparu. Nous avons sauvé les Noyrociens, les Moroshiwas, une partie des Komacs, les Ewaliens, les Ênkelis, et même les Métharciens, qui n’ont franchement pas fait grand-chose pour nous aider !

Une femme Komac retire méticuleusement mes vêtements, me nettoie, prépare l’accouchement.

– Je m’appelle Shirin. Je vais t’aider. La vie coule en toi, et elle continuera de circuler à travers ton enfant. Tiens bon, Eynarah ! Tu vas y arriver !

Shirin prend la Pierre de Vie que je serre dans l’une de mes paumes. Un petit garçon m’installe un oreiller. Il est très jeune. La fillette aussi. Les enfants pleurent. J’entends des chuchotements. Ils disent… que le petit garçon vient de perdre ses parents dans la bataille. Pourtant, il reste à mon chevet. Mon cœur hurle pour lui. Pardon. Pardon, mon petit !

– Merian, Ishaam, allez me chercher plus d’eau, vite ! Kaya, trempe encore une fois le linge dans l’onguent, ordonna Shirin aux enfants, malgré leurs larmes.

Ces tout jeunes Komacs s’appliquent. Tout le monde s’affaire pour sauver l’enfant que je porte. Je me sens… tellement coupable. Tellement redevable.

Je leur ai tout pris.

Et ils me donnent tout.

Alors je pousse, hurle… Je suis au seuil de la mort, mais je pousse, encore et encore. L’enfant doit naître. L’enfant doit vivre ! J’y mets mes dernières forces. Je m’oublie, complètement. Pour lui. Pour Jian. Pour ma mère. Ma grand-mère. Ma famille qui n’est plus. Pour eux. Je pousse, et fournis mes derniers efforts. J’ai l’impression que je ne pourrais pas y arriver. C’est trop dur. Mon corps… mon bassin semblent exploser dans une telle douleur !

Je ne survivrais pas, je le sais.

Arianna tente de nous soigner tour à tour, Avorian et moi. Mais elle s’effondre, au bord de la mort.

– Arianna ! Arrêtez ! lui crie Merwên. Kaya, ma petite Kaya, emmène Arianna auprès de notre Pierre de Vie. La Reine des Fées doit se régénérer.

Cette brave petite Kaya doit être la Gardienne de la Pierre de Vie des Komacs. Même si ce n’est qu’une fillette, elle peut ouvrir la Pierre… sauver notre fée.

J’entends une plainte. La voix de mon père.

– Ey..na…rah…, souffle-t-il.

Allongée sur ma natte, je tourne la tête sur le côté pour le regarder. Le simple fait qu’il murmure mon nom me redonne courage. L’enfant est presque sorti. Je vais y arriver.

Et je vais mourir. En donnant la vie.

Je reprends mon souffle. Un petit effort ! Un dernier. Pour l’enfant… J’écoute les voix de ceux qui veillent à mon chevet m’encourager : « Allez, Eynarah ! Oui ! C’est bien ! Bravo ! Continue comme ça ! Tu y es presque ! N’abandonne pas ! Pousse aussi fort que tu peux ! Encore ! Il faut sortir ce bébé ! »

La dernière poussée, intense, puissante, m’arrache un cri. Je crois que c’est bon… je n’en suis pas sûre… j’erre dans les limbes, dans un état second.

Mon père me sourit tendrement. Il a tenu pour moi. Pour l’enfant.

– C’est une fille ! Une adorable petite Guéliade ! s’écrie Shirin, la joie dans les yeux.

Mon enfant. Il n’y a pas eu de cri. Elle semble si paisible, si heureuse, en-dehors de l’atrocité de cette guerre. Comme si elle appartenait à un autre monde, un autre règne. Bien plus pur que le nôtre.

– Eynarah ? Eynarah, tu m’entends ? C’est une adorable petite Guéliade ! Elle est en parfaite santé ! Elle sourit déjà ! Peux-tu la nommer ?

Je pleure. De joie. De tristesse. De colère. De rancœur. D’incompréhension. De honte. Je suis ravagée, et en même temps, tellement rassurée. Tous ces sentiments contradictoires… ma tête me tourne. Je m’inspire de toutes les personnes qui viennent de me sauver. Kaya, Merian, Shirin, Merwên. Swèèn, Arianna. Le nom…

– Nêryah.

Un peu des lettres de toutes ces personnes autour de moi. Et de mon propre prénom, pour qu’elle se souvienne de sa mère…

– C’est magnifique. Bravo… ma fille, souffle mon père d’une voix chevrotante, toujours alité.

– Oh ! acclame Shirin, votre Pierre de Vie réagit à l’enfant ! Elle s’active !

– Quelle… bonne… nouvelle, murmure mon père.

– Père… Voici ma dernière volonté… Je veux que Nêryah…. vive… sur Terre. Elle en a les capacités, je le sens. Le roi… des Modrack est encore… en vie. Ma fille est née Gardienne, … il va la rechercher, sans relâche. Nous devons… la protéger.

– Je respecterai ta volonté.

– Je veux… qu’elle vive auprès de Sijia, sa tante. Je… t’indique par télépathie… sa localisation sur Terre.

J’offre à mon père l’image mentale et l’emplacement précis de cette famille si chère à mon cœur. Sijia, la sœur jumelle de mon bien-aimé, et Oliver, son compagnon si charmant.

– Sois rassurée, je l’emmènerai.

J’exhale un long souffle. Mes dernières forces me quittent.

– Avorian, mon cher père… pardonne-moi. Je suis tellement… tellement désolée ! »

Trop épuisé pour pouvoir parler, Avorian me répond par télépathie. La pensée est claire, limpide, même au seuil de la mort :

« Ma petite Eynarah… tu n’as pas à t’excuser. Arianna m’a expliqué la raison pour laquelle tu es partie sur Terre. Je sais que tu voulais trouver une solution pour nous sauver. Il n’y a rien à regretter. Tu as fait ce que tu as pu. Tu as suivi la guidance de l’Arbre Sacré. Tu n’es pas en cause dans cette guerre ! Nous pouvons tous deux reposer en paix. »

– Le travail recommence…, souffle Shirin.

– Elle entame la délivrance du placenta… mais ce n’est plus nécessaire de l’aider, lui répond tristement une Komac.

Je sombre.

– Non ! Attends… ce n’est pas ça ! s’écria Shirin. Un autre bébé arrive ! Un deuxième enfant !

Je ne peux plus pousser. Je sens mes sage-femmes tirer mon petit, faisant de leur mieux pour le sortir… mais cela prend du temps. C’est inutile. Je sens bien que la vie l’a déjà quitté.

– Noon ! hurle Shirin. Eynarah, reste avec nous !

– Oh non… le petit n’a pas survécu.

– C’est trop tard… C’est fini, murmure Shirin, abattue.

Je rends mon dernier souffle. Je n’ai pas pu sauver les miens. Et l’un de mes enfants est mort-né, par ma faute. Je suis partie sur Terre avec la Pierre de Vie, égoïstement. J’en paye le prix. J’espère avoir malgré tout rempli mon rôle. Je souhaite de tout cœur que l’Arbre Sacré ait raison, qu’il y ait un sens à notre déclin, et que mon enfant réussira là où j’ai échoué.

Peut-être que mon œuvre, finalement, c’était de la créer, elle. De lui donner vie.

L’enfant des deux mondes.

C’est peut-être elle, la véritable Gardienne de la Pierre… celle qui sauvera nos deux planètes.

Mon rôle était de réaliser l’impossible.

Je l’ai fait. Mais je ne serai pas là pour m’occuper d’elle.

Pardonne moi… Nêryah. Je t’ai tout pris. Ton père, ton frère…. moi. Je t’envoie tout mon amour. De là où je suis. »


 Le récit se terminait là. À la mort de ma mère. Nous étions deux dans son ventre. Mon frère jumeau n’avait pas survécu.

 Je l’avais deviné au milieu de la lecture : Avorian était effectivement mon grand-père.

 Et Shirin avait non seulement été ma toute première nourrice, comme elle me l’avait révélé au village des Komacs, mais c’était également elle qui avait fait accoucher ma mère biologique !

 Kaya et les jumeaux avaient donc assisté à ma naissance… nous nous connaissions depuis toujours, d’où ce lien indéfectible entre nous. Encore trop petits et sous le choc, ils ne devaient pas s’en souvenir. Merian et Ishaam avaient perdus leurs parents ce jour-là, et Kaya, sa mère. Puis Eynarah était morte sous leurs yeux. Ils avaient refoulé ce traumatisme au plus profond d’eux-mêmes. Ils se souvenaient malgré tout de ma mère biologique : lorsque nous avions voyagé ensemble dans le désert de Gothémia, ils avaient évoqué cette scène. « Elle n’a pas survécu. C’était ma fille », avait répondu Avorian.

 Toutes ces personnes connaissaient finalement mon passé.

 Avorian, Arianna, Swèèn, Shirin, Merwên…

 Ils ne m’en avaient rien dit.

 Pourquoi leur avait-on imposé le silence ?

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