Chapitre 16 : Les Fées du Passage

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 Les étoiles scintillaient sous un ciel bleu marine. Je n’arrivais pas à détourner mon regard des cadavres Métharciens maculés de sang, des multiples morsures défigurant leur visage monstrueux.

Alors que nous allions partir camper un peu plus loin car, malgré le froid, l’odeur du carnage devenait insupportable, des lueurs attirèrent notre attention.

– Les Fées du Passage… souffla Swèèn.

 Dans la pénombre, une dizaine de petites fées entourées d’un halo lumineux approchaient, toutes alignées les unes derrière les autres. Elles se posèrent sur les dépouilles des loups, mais évitaient celles des Métharciens.

– Que se passe-t-il ? murmurai-je.

– Les Fées du Passage viennent de l’au-delà, m’expliqua Asuna. Elles accompagnent les âmes des défunts jusqu’à l’autre plan, et font disparaître leur corps.

– Mais elles s’occupent uniquement des Orfiannais ou du règne animal, compléta Orialis. Les Métharciens proviennent d’une autre planète. Leur enveloppe sera bientôt ensevelie sous la neige, et leur esprit, damné à jamais.

 J’examinai leur corps d’un blanc immaculé, dénué de vêtement, rendu flou par cette aura scintillante. Chacune des enchanteresses effleura la tête des loups. Un rayon de lumière jaillit de leurs mains. Elles semblaient murmurer quelque chose. Peu à peu, nos valeureux alliés s’effacèrent du monde réel. Il ne restait plus aucune trace d’eux. Leur mission achevée, les fées du passage repartirent sans un mot, dédaignant notre présence. Les vivants ne les intéressaient manifestement pas. Nous les suivîmes du regard, hypnotisés.

– Mais alors, les corps des défunts disparaissent systématiquement ? réalisai-je. Il n’existe pas de lieux de recueillement ou de cérémonies ?

– Si, bien-sûr, assura Avorian. Nos honorons nos morts par des rituels. Nous savons que leur âme se réincarnera. Leur corps physique n’a que peu d’importance. Les Fées du Passage emportent la matière inerte, dénuée de vie. Seule l’essence de la personne que nous chérissons compte.

 Les montagnes noircies par la nuit me rendaient mélancolique. Je me sentais dévastée, hagarde, encore déboussolée par la violence de l’attaque. L’image du loup, me jaugeant de son regard profond, s’imprégnait fortement en moi. Je mesurais pour la première fois l’ampleur de la menace. Le règne animal aussi était concerné. On leur volait leur territoire ; les Métharciens n’hésitaient pas à les chasser, et à les tuer. Depuis mon arrivée sur cette planète, la vision des cadavres tournait en boucle dans ma tête, me hantait même la nuit, repoussant le sommeil. Le danger, oppressant, omniprésent, nous transformait en combattants. « Nous ne faisons que nous défendre », répétaient mes compagnons.

 Je ne voulais pas tuer le moindre être vivant, si horrible qu’il soit. Je désirais utiliser ma magie pour embellir le monde, à l’instar des fées. Je songeai à Asuna et à Orialis, qui vivaient les mêmes choses que moi. De si jeunes Gardiennes, elles-aussi, mais tellement valeureuses. Il me fallait supporter ces expériences éprouvantes.

 Je considérai Orialis, admirative.

– Merci, la gratifiai-je. Sans ton lien avec les loups, nous serions en lambeaux !

– En tant que Gardienne, j’ai moi-même assisté plusieurs tribus de loups.

 Nous nous éloignâmes de ce véritable cimetière.

 Une fois notre abri bâti, nous disposâmes les branches de résineux par terre, puis des couvertures par-dessus pour qu’elles ne prennent pas l’humidité. Avorian créa un feu magique. Nous nous pelotâmes à l’intérieur, grignotant un peu, affamés. Nous arrivions au bout des restes.

Pourquoi la magie ne peut-elle pas faire apparaître de bons petits plats ? me lamentai-je.

 Cette dernière ne s’exprimait qu’à travers des mouvements énergétiques, des flashs de lumière, ou des émanations curatives. Des sorts existaient pour annuler la gravité – comme pour nos sacs de voyage, par exemple –, téléporter humanoïdes, objets, et on pouvait même employer la force des éléments. Mais pas fabriquer de la nourriture.

 Avorian me l’avait rappelé plusieurs fois au cours de notre long voyage : « Nous ne faisons que canaliser et matérialiser une forme d’énergie à l’état pure, provenant d’Orfianne, que l’on nomme généralement « magie », pour simplifier. Nous pouvons certes l’amplifier à l’aide de nos pouvoirs, générer des rayons – thérapeutiques ou destructeurs –, des jets de lumières ou des globes, mais pas transformer cette énergie en une chose comestible ou en objet. »

 C’était pour le moins curieux. Et surtout très décevant !

Sur Terre, Jésus, lui, au moins, pouvait multiplier les pains ! Et… transformer l’eau en vin, ce qui, actuellement, serait très utile pour nous réchauffer, continuai-je intérieurement, avec un demi-sourire. N’ayant vécu qu’en France, je ne connaissais pas quels miracles culinaires les autres prophètes Terriens avaient été capables d’accomplir.

Jé-sus !!! m’amusai-je à l’appeler intérieurement, à bout de nerfs. Mon sauveur ! Viens donc ici faire du bon pain ! On a faim ! On a faim ! Je t’appelle, Ôôô ! Seigneur !! Délivre-moooiii de ma torpeur ! Ces combats me rendent folle ! Je veux du… guacamole ?

 Une rime en « ole ». Pas facile à trouver dans le contexte. Lucioles. Non, ça ne se mange pas. Chuis végétarienne. Profiteroles. Oui, mais nooon ! Pourquoi j’ai pensé à ça ?! C’est trop bon comme dessert !

 En proie au délire, je voyais de la nourriture léviter devant moi.

 Avorian contemplait le feu magique, le visage sérieux. Cela me fit songer à mon amie Chloé, restée sur Terre. L’auto-dérision nous avait aidées à surmonter le harcèlement moral que nous avions subi à l’école primaire et ensuite au collège. Mais cette fois, c’était différent. Je risquais ma vie, et celle des autres.

 Orialis me jaugeait du regard. Comme si elle ressentait mon besoin de réconfort, elle me prit dans ses bras, et me berça lentement, tendrement, en fredonnant une mélodie de sa voix envoutante.

Me laisser aller dans ses bras. Ne plus penser à rien. C’est la seule chose à faire pour ne pas sombrer.

 Le lendemain, la neige tombait toujours et le vent soufflait si fort qu’il faisait danser les flocons.

– Partons d’ici, suggéra Avorian. Les Métharciens pourraient revenir.

 Nous préparâmes notre départ, encore affaiblis par cette mésaventure, le ventre vide.

 Je réalisai soudain que nos ennemis nous avaient probablement suivis si facilement à cause de nos igloos, laissés en place à chacun de nos départs. J’en fis part aux autres et en un clin d’œil, Swèèn détruisit notre abri de glace en projetant un large rayon argenté. Les blocs de neige fondirent instantanément.

 Désormais habitués à cette forme de magie, nous replaçâmes le bouclier « anti-gèle » autour d’Orialis.

 Nous nous reposâmes au bout de trois heures de marche dans les montagnes enneigées. Nous grelottions sous le blizzard glacial, l’estomac douloureux de ne rien avoir pu avaler. Par chance, la neige se calmait. Asuna se remit vite sur pieds grâce à cette courte pause. Elle retrouvait son teint vert jade.

 Emmitouflé dans ses longues capes, Avorian se tenait voûté, manifestement engourdi, mais ne s’en plaignait jamais. L’épaisse fourrure de Swèèn protégeait ce dernier de la morsure du froid. En revanche, Orialis souffrait de ce temps nuageux. Elle ne pouvait pas se nourrir des rayons du soleil. Bien que protégée dans sa bulle, elle demeurait grandement affaiblie.

 Nous reprîmes la route dans l’après-midi. Devant nous, des massifs enneigés à perte de vue, quelques rares sapins, mais rien de comestible. Asuna, la plus vive d’entre nous, s’amusait à lancer des boules de neige sur Swèèn, qui les évitait d’un battement d’aile. Ces derniers jours, je remarquais souvent du givre sur ses jolies lianes feuillues, et cela m’inquiétais fortement. Mais notre petite Gardienne ne craignait nullement le froid ; encore moins que nous autres, Guéliades. Sur Orfianne, seuls les Komacs et les Noyrociens ne supportaient pas les basses températures. Les Ewaliens nageaient apparemment dans des eaux glaciales, et les Ênkelis vivaient dans les royaumes du Nord, côtoyant la neige et les monts.

 Un peu plus tard, pour faire passer le temps – et surtout, pour oublier la faim –, Swèèn s’amusa à me poser des énigmes :

– Synonyme d’évasion, il représente l’irréel. Toujours doté d’une signification, il est immatériel.

 Je réfléchis un instant.

– Le rêve, proposai-je. Synonyme d’évasion, il est en effet irréel. Toujours doté d’une importante signification, bien que beaucoup l’ignorent et n’y prêtent pas attention, il est immatériel ».

– Je vois que la neige et la faim n’altèrent guère ta vivacité d’esprit, me félicita le Limosien.

– Pitié, ne me parle pas de faim ! C’est déjà insoutenable, le suppliai-je.

 Sur Terre, je venais d’un pays occidental, où la famine n’existait plus depuis longtemps. Jamais je n’avais connu cette douleur terrible dans mon corps, qui obnubilait mes pensées. Trouver à manger devenait une véritable obsession. Tant que ce besoin primaire n’était pas comblé, impossible d’envisager de continuer notre route dans ce territoire verglacé. Qu’allions-nous faire si les Métharciens revenaient ? Nous étions tous à bout de forces.

Un Terrien serait déjà mort de froid, de faim et d’épuisement à l’heure qu’il est, me dis-je sombrement. Combien de temps nos corps Orfiannais, peut-être robustes mais pas infaillibles, vont-ils pouvoir tenir ?

 Nous progressâmes lentement, jusqu’au soir. Le soleil déclinait. Le ciel couvert de nuages s’assombrissait.

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