Chapitre 15 : La fille-louve

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Après plusieurs heures de marche et de vol, nous nous arrêtâmes pour faire une pause et manger le peu qu’il nous restait. Cette restriction alimentaire nous mettait face à nos besoins primaires. Nous étions épuisés, affamés, maigres, sans ressources pour combattre ce froid glacial. Swèèn n’avait rien trouvé de comestible dans les environs. Pour la première fois de ma vie, j’avais réellement peur de mourir de faim et de froid. Je me sentais complètement perdue dans cet environnement hostile.

 Comme il me semblait déjà loin, ce doux moment à dos de Limosien, avec Asuna.

 En cette fin d’après-midi, la neige se calma enfin. Le vent chassa les nuages. Le soleil brillait de nouveau, au grand soulagement d’Orialis, mais son disque orangé déclinait déjà[1]. Cette dernière avait bien meilleure mine depuis notre enchantement. Elle s’assit à l’intérieur de la sphère protectrice. Avorian fit apparaître un feu auprès d’elle.

 Je me rendis compte que l’air commençait à se raréfier. Je respirais difficilement, et ma gorge desséchée me brûlait.

– Sommes-nous encore loin du Royaume de Cristal ? m’enquis-je.

– Nous arrivons bientôt, répondit Swèèn. Encore quelques jours de marche, deux ou trois peut-être, et nous y sommes. Estimons-nous chanceux : nous n’avons rencontré aucun ennemi jusqu’ici.

 À peine le lion ailé avait-il prononcé ces paroles qu’un cri, semblable à celui d’un loup, déchira le silence profond de la montagne. Je me levai d’un bond, en même temps qu’Avorian et Asuna.

 J’observai les visages de mes compagnons se décomposer.

– Préparons-nous ! Formation en cercle, dos à dos !

 Nous exécutâmes l’injonction du mage. D’autres hurlements stridents suivirent. Des sortes de grognements mélangés à un cri chargé d’une atroce souffrance. Une clameur angoissante, qui nous fit frissonner. Mon bras frôlait celui d’Asuna. Elle ne tremblait pas, son regard concentré sur l’horizon.

– Des loups ? interrogeai-je.

– Oui, confirma la Noyrocienne. Ils ont besoin d’aide. Quelque chose les attaque !

– Nos loups sont sages et inoffensifs, nous ne craignons rien d’eux, me souffla Avorian.

 Swèèn adopta la position d’attaque d’un félin, se rapetissant le plus possible, les ailes repliées contre ses flancs. Sa queue balayait nerveusement la neige. Il semblait fixer quelque chose.

– Tu as raison, Orialis. C’est une armée de Métharciens, nous avertit le Limosien. Et elle fonce droit sur nous !

– Quoi ? Ils ont réussi à nous suivre jusqu’ici ? m’affolai-je.

 Nous étions aux aguets, les sens en éveil. Je réalisai qu’au moins, Orialis était en sécurité dans son bouclier.

– C’était prévisible, déplora Asuna.

– L’Ombre n’abandonne donc jamais ! Mais pourquoi s’en prennent-ils aux loups ? m’inquiétai-je, le cœur brisé à l’idée que l’on fasse du mal aux animaux.

– Je pense qu’ils ont tenté de leur barrer le chemin : les montagnes sont leur territoire ; les Métharciens n’ont rien à faire ici, m’expliqua Orialis.

 Les hurlements persistaient. Je soupirais, impuissante. Ils voulaient simplement défendre leurs terres, et à cause de nous, ils étaient en train de se faire massacrer ! Les larmes me montaient aux yeux. Je serrai les poings et la mâchoire, la rage au ventre.

 Soudain, les plaintes cessèrent. Un silence pesant s’abattit sur les monts enneigés, comme figés dans le temps.

– Ah ! Je les aperçois ! s’exclama Orialis, effrayée.

 Je tremblais d’effroi. Il fallait se ressaisir, et me concentrer sur les énergies de ma planète.

 Le ciel se couvrit de nouveau et les flocons redoublèrent, comme pour nous prévenir de l’attaque imminente. Le crépuscule arrivant, je ne distinguais plus grand-chose devant moi, hormis un troupeau d’ombre qui avançait au loin. Des silhouettes se découpant sur l’étendue blanche. Le vent, les nuages et la neige nous empêchaient de les dénombrer dans l’obscurité.

 Les immenses Métharciens venaient de nos arrières – ce qui prouvait qu’ils nous avaient effectivement suivis –, Swèèn et Avorian brisèrent la formation du cercle pour nous encadrer toutes les trois.

 Je les voyais enfin. Je me sentis soudain paralysée, incapable de bouger.

 Nos assaillants se postèrent à trois mètres de nous, nous toisant de leur regard entièrement bleu, sans fond blanc. Ils portaient une toge bleue marine, se fondant avec leur peau couleur bleu-gris. Ils devaient être une bonne cinquantaine. Leurs cornes se mirent à scintiller.

 Ils déclenchèrent le combat avec un déferlement de faisceaux jaunes. Les tirs sortaient de leur corne du milieu, la plus haute. Swèèn battit des ailes, créant un vent magique qui dévia tous les rayons sur un côté, assez loin de nous. L’impact de leur pouvoir fut cependant si puissant qu’il fit fondre la neige sur une large zone. Un nuage de vapeur accompagné d’une odeur de brûlé parvint à mes narines. Les Métharciens demeuraient immobiles. Ils disposaient d’une arme si redoutable qu’ils n’avaient même pas besoin de nous encercler, ni d’élaborer une quelconque stratégie : il leur suffisait de tirer à distance.

 Ils retournèrent à l’assaut : leurs rayons convergeaient sur Avorian, qui lança une énorme sphère blanche pour se protéger. Les tirs s’écrasèrent contre elle.

 « Dispersez-vous ! » cria-t-il à notre attention en se formant aussitôt un bouclier. Je pris son exemple pour en faire autant.

 Nous courûmes dans tous les sens. Swèèn prit de la hauteur pour mieux riposter. Nos boucliers tenaient bon, mais je craignais pour celui d’Orialis, et pour Asuna. Cette dernière venait de se mettre à l’abri dans son halo jaune, en lévitation. Son aura la préserverait-elle de leur terrible pouvoir ? Les Métharciens étaient également capables de tirer dans les airs !

 J’envoyai divers sphères et rayons, parvins à en toucher quelques-uns. Malgré leurs blessures, ils continuaient d’attaquer avec acharnement.

 Je me pétrifiai, en proie à la panique : la vision de mes globes déchirant leur chair m’horrifiait. C’était insoutenable. Cela me rappelait le Métharcien que j’avais été forcée de tuer chez l’Ombre, lorsqu’elle m’obligea à combattre. Et l’image de leur congénère devenu notre allié, se sacrifiant pour nous sauver, se superposa à cette scène, avec l’affreux souvenir de son sang bleu suintant de ses plaies.

 Incapable de me reprendre, je tombai à genoux, dans la neige. Avorian s’approcha de moi. Cet instant d’inattention lui fut fatal. Son bouclier céda sous les impacts répétés de nos poursuivants et sa main droite fut touchée. Il se courba de douleur, tenant fermement son bras meurtri. Le mage ne pouvait plus utiliser la magie d’une seule main : il me l’avait sans cesse répété, nous avions besoin des deux polarités de nos paumes pour créer quelque chose.

 Asuna, du haut de sa sphère dorée, dévala jusqu’à lui.

 Je me mis à hurler, incontrôlable.

 Cela faisait des jours que j’étais dans le déni, avec ces images traumatisantes enfouies en moi. L’épuisement de la marche m’avait aidée à ne plus y penser. Mais cette situation de crise venait de les ramener à la surface de mes souvenirs.

 Je n’arrivais pas à me pardonner.

 Ce n’était pourtant pas le moment de m’apitoyer sur mon sort. Ces monstres risquaient de prendre l’avantage sur nous. Swèèn les repoussait vaillamment tandis qu’Avorian plaçait son bras valide autour de mes épaules. Asuna était en train de le guérir, mais demeurait par ce fait vulnérable. Je parvins à agrandir mon bouclier afin de nous y intégrer tous les trois. Je me sentais impuissante, inutile. Et le pire était qu’à cause de mes regrets, je mettais tout le monde en danger. Je voulais prendre notre Pierre de Vie pour au moins nous protéger, faire quelque chose ! Mon corps restait figé, et il fallait que je conserve ma stabilité intérieure pour maintenir notre carapace protectrice.

Je dois attendre qu’Asuna termine ses soins avant de nous défendre, me raisonnai-je.

 Je lançai un coup d’œil à Orialis pour m’assurer que son bouclier tenait bon. Je découvris avec étonnement qu’elle fermait les yeux, le visage calme, concentré. Ses antennes se mirent à scintiller. Elle tenait sa Pierre de Vie dans ses mains : je le voyais à la lumière dorée qui traversait les interstices de ses doigts. Elle ne semblait même pas remarquer l’impact des nombreux rayons mortels contre sa matrice magique. J’avais tellement peur qu’elle cède !

 Alors que je l’observais, anxieuse, mes yeux s’agrandirent : Orialis était en train de décoller du sol. Elle s’éleva dans les airs pour léviter au-dessus de l’armée, surplombant la scène. Probablement grâce au pouvoir de sa Pierre de Vie.

 Désormais inaccessible à cette hauteur, elle pouvait opérer à son aise. Fascinée, j’en oubliai les Métharciens qui tambourinaient avec obstination contre mon propre bouclier. Avorian me serra fort contre lui, comme pour me protéger de leurs coups. Asuna venait d’achever les soins sur ce dernier. Je maintins de toutes mes forces ma large sphère enchantée.

 Swèèn avait du mal à contenir à lui seul cette armée. Soudain, contre toute attente, Orialis se mit à crier d’une voix résonnante et puissante des mots dans un dialecte inconnu :

– Klermüchanah ! Ish neey li mün ! Harobaayi issymanaay ! Clemonati ectoliam !

 Après quelques secondes, j’entendis derrière nous des hurlements de loups, comme lors d’une nuit de pleine lune.

 Les Métharciens devaient avoir entendu leurs interminables lamentations, car ils cessèrent immédiatement leur assaut.

 J’écoutais ce magnifique concert de cris mélancoliques. La complainte prenait au cœur et aux tripes. Les notes que produisaient les loups se mélangeaient, formant un chant triste, nostalgique, une déchirure intérieure que l’on pouvait distinctement ressentir. Une lamentation tellement représentative de mon état émotionnel.

 Je distinguai enfin la meute galoper vers nous. Ils étaient bien plus grands que les loups terrestres. Je les regardais s’élancer, l’allure gracieuse. La couleur de leur pelage variait du blanc à l’argentée pour certains, du gris au noir luisant pour d’autres. En les voyant de plus près, j’estimai qu’ils devaient atteindre la hauteur d’un mètre quarante-cinq environ.

 La horde se jeta sur nos ennemis, les mordant, les griffant. Ce comportement les rendit subitement sauvages. Leur célérité ne permit pas aux Métharciens de riposter. Ils n’étaient pas habitués au combat au corps à corps. Impossible de projeter le pouvoir de leur corne, au risque de transpercer leurs congénères.

Voilà donc la limite d’un pouvoir aussi impressionnant… L’impact de leur rayon est si puissant, si dangereux, qu’ils sont obligés de tirer à une certaine distance. C’est là leur point faible !

 Nos sauveurs bondissaient sur nos adversaires, les crocs acérés, croquaient les gorges pour tuer le plus rapidement possible. Les Métharciens se débattaient avec fureur, mais semblaient dépassés par cet assaut rapproché et par leur nombre.

 Orialis souriait. Elle regardait les loups avec amour.

 Le combat s’acheva au bout d’une petite demi-heure. Tous nos adversaires étaient morts ou bien enfuis.

 Avorian, toujours contre moi, se releva. Je fis disparaître mon bouclier.

 Je me sentis choquée à la vue de la neige souillée d’un sang bleu, et me figeai soudain, nauséeuse. Parmi les dépouilles des Métharciens reposaient celles de nos alliés. Une quinzaine de loups, perforés de part en part, leurs yeux révulsés, les crocs encore prêts à mordre. Je serrai les poings et la mâchoire, écœurée. Ma respiration s’accéléra.

 Asuna se précipita sur Swèèn, examinant méticuleusement son pelage pour vérifier s’il y avait d’éventuelles lésions.

– Je n’ai rien…, la rassura le Limosien. Enfin… je crois ? Tout est allé si vite !

– Raison de plus pour bien regarder ! le rabroua Asuna.

 Le jeune Moroshiwa m’ébahissait une fois de plus. Si prévenante, si mature pour son âge, elle ne semblait nullement effrayée par la bataille.

 D’un geste de la main, Avorian retira le bouclier d’Orialis.

 Les loups se placèrent en ligne, face à nous. Certains inclinèrent la tête sur le côté en considérant Orialis. Ce comportement les humanisait. Un des leurs s’avança vers elle.

– Merci infiniment, loua Orialis d’une voix posée.

– C’est un plaisir de t’aider, Gardienne, répondit le loup blanc.

 Je n’avais pas rêvé. Tout comme Swèèn, l’animal parlait, malgré son apparence de loup géant. Il détenait une voix grave, profonde, au timbre chaleureux.

– Soyez prudents, reprit-il. Nous allons chasser les autres Métharciens du secteur. Ils n’ont rien à faire sur nos terres.

 Je me sentais mal, presque coupable de ce qu’ils venaient d’endurer. Combien d’entre eux étaient-ils tombés à cause de notre présence ?

 Le loup marqua une pause, baissa la tête, fermant les yeux, comme pour prier.

– Beaucoup d’entre nous ont péri, ajouta-t-il, comme s’il avait lu dans mes pensées.

– Je vous demande pardon, confessai-je. Ces Métharciens nous poursuivaient. À cause de nous, vous avez subi de lourdes pertes.

 L’imposant animal se redressa, me fixant du regard. Je ne percevais aucune rancœur dans ses yeux, mais au contraire, de la compassion. Je me sentis intimidée, confuse. La meute s’en alla, quelques instants plus tard, sans un mot.

[1] Rappel : une journée sur Orfianne dure vingt-sept heures, une « année » ou « cycle » trois-cent-soixante-dix-sept jours divisés en treize « mois », correspondants aux phases d’Héliaka.

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