IX

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Une fois dehors j’étais ivre, je titubais et j’avais un mal fou à descendre cette abominable pente. Je réalisais que j’étais désormais seul sans Lucie et j’envisageais l’avenir avec pessimisme, elle avait été mon phare dans la nuit pour employer un poncif, maintenant il faudrait que je navigue à l’estime. Il me fallait un réconfort moral, l’alcool n’y suffirait pas mais je ne pouvais décemment pas aller voir Nono, j’étais trop saoul, avouer tout cela à Lucie m’avait épuisé, m’avait fait tomber de mon nuage, je décidai de descendre plus bas encore, le peu d’estime que j’avais pour moi s’était évanoui.

La grande place n’était qu’à un quart d’heure de marche je décidai de me procurer un «trip»[3] mais d’abord il me fallait quelque chose de consistant dans l’estomac. Je pris un kebab sauce blanche et harissa au passage avant de prendre une ruelle transversale qui me mènerait à l’esplanade qui prolongeait la grande place. Là, je pourrais trouver un dealer mais mon ébriété me mettait en insécurité, le kebab ne m’avait pas rasséréné. Je profitai d’une fontaine pour me passer le visage à l’eau fraîche ce qui me fit le plus grand bien. Une fois sur l’Esplanade je n’eus aucun mal à repérer un groupe de zonards de ma connaissance répandu sur les pelouses qui marchandaient ce genre de saloperie. Par contre l’approche était difficile, je ne pouvais pas m’introduire dans le groupe comme cela, il me fallait repérer Mathieu le Corse. C’est lui qui me vit en premier et me fit signe de me mettre à l’écart sur un banc. Peu de temps après il arrivait titubant, le visage écarlate et me lança : « Salut camarade ! Ça faisait longtemps, tu vois, je t’ai pas oublié, j’oublie jamais les bonnes têtes ».

– Salut Mathieu, tu vois j’ai pas oublié ton prénom, moi non plus, j’oublie pas, les bonnes têtes.

Il avait trente-cinq ans mais en paraissait quarante-cinq, la prison plus quinze années de rue, d’alcoolisme et de toxicomanie l’avaient ravagé, mais il avait su préserver une fraîcheur d’esprit et une espérance solide en l’avenir. Je remarquai une cicatrice au-dessus de son arcade sourcilière droite mais je ne lui en fis pas la remarque, ces constatations ne se faisaient pas dans ce genre de milieu.

– Qu’est-ce que je peux pour ton service amigo ?

– Je ne sais pas, qu’est-ce que tu proposes ?

Il ne fallait jamais dire de but en blanc ce que l’on cherchait, c’était se mettre à leur merci et aller droit vers une arnaque.

– Je sais pas…Combien tu as ?

– Assez pour ce que tu me proposes.

Il baissa la voix et me fit son inventaire: Shit, mais je sais que tu te fournis pas chez moi, alors j’ai des extas, du skenan[4], du sub[5] et des trips.

– Ils sont comment tes trips ?

– Ils sont plus que corrects.

– Va pour un trip.

Il trifouilla dans une de ses innombrables poches, me sortit un petit buvard coloré d’une pochette en plastique et me demanda quinze euros.

– Tu seras pas déçu me dit-il. Je lui tendis discrètement les billets, il en profita pour me demander deux ou trois cigarettes et l’affaire était conclue. Il me salua avec effusion comme à son habitude et me dit: « T’as pas l’air dans ton assiette, je sais pas si c’est une bonne idée le trip, tu risques de tourner grave.»

Je n’avais aucune raison de lui parler de mon malaise mais j’avais besoin de me confier et de toute façon je savais qu’il s’en foutrait royalement.

– C’est à cause d’une meuf.

– Ah les femmes… Cherche pas à les comprendre, elles sont comme la lune, elles nous donnent juste assez de lumière pour qu’on y voit clair et je te parle pas des nuits sans lune. Puis il poussa un rire tonitruant me gratifiant d’une bonne tape sur l’épaule.

Tout s’était passé en cinq minutes, à la barbe des flics en civil qui pullulaient dans ce coin. Mais pour être honnête, ils n’étaient pas dupes et ces petites transactions n’avaient aucun intérêt pour eux. Je mis directement le buvard sous ma langue et me dirigeai vers la grande place bordée de cafés et qui se terminait par le théâtre municipal.

Cette place était l’orgueil de la ville, on s’y attardait en terrasse pour observer la population bigarrée qui y déambulait ; familles, jeunes couples, solitaires pressés, musiciens de rue, rombières et leur chien, surtout beaucoup de voyageurs SDF avec leurs chiens qui stagnaient sur les marches du théâtre et un nombre très important de policiers en uniformes. Je décidai de m’asseoir à une terrasse à l’ombre, siroter un baron[6] en attendant que le trip me monte à la tête. Je ressentais une peine immense à l’idée d’avoir perdu Lucie, pensée grotesque lorsque l’on songeait aux deux êtres que j’avais éliminés. Mais Lucie restait mon phare et sans elle je ne pouvais que sombrer. Des larmes me vinrent aux yeux, l’enfant reprenait le dessus et cherchait des injustices où il n’y en avait pas. Je ne pus retenir un sanglot et attirer l’attention d’une vielle dame assise à côté de moi.

– Que se passe-t-il monsieur ? Un gros chagrin ? Une femme j’en suis sûre.

– Vous touchez juste madame.

– Ce n’est pas en buvant que vous la récupérerez, dit-elle en regardant mon baron largement entamé.

– Oh ça vous savez c’est mon quotidien.

– Quoi donc ? Les déceptions sentimentales ou la bière?

– L’alcool madame.

– Vous allez sûrement me prendre pour une vielle bigote, mais quand j’ai un gros souci je vais à l’église prier, cela me réconforte et je sens que je ne suis pas seule dans mon malheur.

– C’est une idée en effet.

À ce moment le trip se faisait sentir, des picotements aux joues, des bouffées de chaleur, des troubles de la vision. La cathédrale s’imposait à moi comme une évidence. Monter en puissance dans une cathédrale, lieu sacré pour une quête maléfique, l’idée me subjugua. Transfigurer la vierge Marie en Lucie était une œuvre, une ambition plus que salvatrice. Le LSD commençait son travail, je finis mon baron, remerciai avec une amabilité excessive la grand-mère pour son bon conseil, mes yeux pétillant d’une ivresse chimique. Elle resta étonnée par ma subite prise de décision, se disant sans doute qu’elle avait mésestimé son pouvoir de persuasion. À cet instant-là du récit, lecteur, je ne répondrai plus de la cohérence de mes propos, si cohérence il y a eu déjà.

Je remontais l’avenue commerçante qui aboutissait au sommet de la ville, mon regard écarquillé, zébré de rouge et de bleu, les bruits de pas, les voix, les pleurs des enfants emplissaient ma tête. A chaque sollicitation sensitive se construisait un scénario cohérent pour moi-même, mais sans doute faux dans le réel. J’échappais à ce foutu réel que je n’arrivais pas à tenir à bout de bras et avec le trip j’avais choisi l’autoroute de l’illusion. Pour une fois la foule ne me faisait plus peur, j’avais envie de la serrer toute entière dans mes bras et lui chuchoter la vérité, ma vérité inamovible, pérenne, aussi dure que de l’acier trempé. Les amoureux m’attiraient plus particulièrement, leur amour si pur, dénué de vice, encore gorgé de lait m’émouvait. Parfois en les croisant, je leur faisais une révérence ou bien je leur déclamais des poèmes de Ronsard ou de Du Bellay. À aucun moment je n’ai senti de la défiance de leur part, ils me prenaient soit pour un fou, soit pour un ivrogne bien intentionné.

Une fois en haut de la butte la foule prit un tout autre visage, elle était mon ennemie, elle me scrutait, voyait à travers moi et n’attendait qu’un faux-pas de ma part pour se ruer sur moi. Tous les gens attablés aux terrasses semblaient connaître mes crimes abominables. À cet instant un éclair de lucidité vint à ma rescousse, qu’elle heure était- il ? Il faisait jour pourtant, la cathédrale fermait à dix-neuf heures, il me fallut un certain temps, un temps inquantifiable pour me rendre compte que j’avais une montre. Après de longs efforts pour que ma montre ne se ramollisse pas je compris qu’il ne me restait qu’un quart d’heure pour aller prier devant la vierge Lucie. La lucidité fugace que je venais d’avoir me rappela aussi que sous trip, il fallait absolument un point de chute car très vite la désorientation allait venir, suivie d’hallucinations. Je décidais de dormir dans ce magnifique écrin qu’était la cathédrale, du moins à l’intérieur, pas à l’extérieur. Je le pris sur moi et je réorganisais le peu de pensées cohérentes qui me restait pour tracer, tête baissée jusqu’au lieu sacré. Je devenais paranoïaque, je savais que, mon attitude était anormale, chaque voiture blanche et bleue, chaque casquette galonnée me faisait trembler.

J’aboutissais enfin sur la longue descente qui m’amenait à ce qui jadis était une faculté de médecine. Je failli me tordre la cheville sur le parvis semé de galets, pingrerie du maire actuel, et qui menait aux immenses portes de l’édifice.

Étaient-ce les portes du paradis ou celles de l’enfer, toujours est-il que je ne pus les ouvrir, poussant, tirant, demandant de l’aide aux passants sans bien sûr en bénéficier, pour me rendre compte au bout d’un temps indéterminé que l’entrée se situait sur le côté, par une petite porte anodine, incomparable avec l’imposance du bâtiment.

J’eus une fois de plus de la chance, elle était ouverte.

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