Chapitre 2 - Partie 2

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L'incroyable facilité avec laquelle il se faufila sur le pont gonfla un peu plus encore l'assurance du jeune prince. Aussi rusé que déterminé, il s'était glissé entre deux marins qui transportaient un énorme coffre clouté qui leur cachait à moitié la vue et avait calqué ses pas sur les leurs. Ainsi, courbé en deux pour préserver le sommet de son crâne de cogner dans le socle du coffre, il traversa la passerelle. Une fois le pied posé sur les planches du bateau, les hommes tournèrent à droite tandis qu'Erato tournait à gauche.

Un large sourire victorieux lui fendit le visage : c'était tellement facile ! Sûr de lui, mais néanmoins pas tout à fait idiot, il trouva vite cachette, accroupi derrière un monticule de voiles, de filets, de poulies et de cordages entassés près de l'escalier qui menait à la passerelle. De là, un second escalier menait à la cabine du capitaine. Ce n'était que bien peu de chemin à parcourir pour accéder à l'homme qu'il s'était mis en tête de rencontrer.

Tassé sur lui-même, enveloppé dans sa cape marron qui se fondait dans la couleur sombre du navire, Erato scruta les deux fenêtres encadrant la porte de la cabine. C'était un pan de bois ouvragé dans lequel était sculpté un long serpent de mer entortillé sur lui-même – ce n'était pas le genre d'œuvres d'art que l'on trouvait aux palais, car toute représentation de créatures monstrueuses, et donc très certainement magiques, était proscrite. Ses écailles et ses yeux de laiton forgé scintillaient à la lumière du soleil ; le corps de la créature semblait onduler avec le léger roulis du bateau et l'enfant s'attendait presque à ce que ce reptile de bois et de métal se détache de sa porte pour venir flairer l'intrus sur le pont.

Erato cligna des yeux, puis détourna le regard pour observer les marins. Ils étaient peu nombreux : deux d'entre eux discutaient en fumant une pipe longue comme un bras, accoudés au bastingage ; un autre rafistolait un vêtement, assis contre le grand mât ; les deux hommes qui avaient transporté le coffre redescendaient la passerelle, sans doute en quête d'une autre cargaison à ramener là ; un peu plus loin, un gaillard costaud jouait du lance-pierre pour impressionner le mousse maigrichon et piqué de taches de rousseur qui admirait, bouche ouverte, la grande précision de sa visée. PAF. Un cormoran tomba, s'écrasa sur les planches, accompagné par l'exclamation enjouée du cornichon en guenilles. Erato pouffa dans sa main en regardant le mousse improviser une danse aussi joyeuse que ridicule en allant se saisir de l'oiseau.

— C'est vrai qu'ils sont amusants... susurra une voix à son oreille.

C'était une voix chuintante, givrée comme le souffle qui s'échoua contre sa tempe.

Erato tressaillit violemment, dans tout le corps. Son envie de rire s'évanouit, lui glissa de la bouche jusqu'à tomber au sol et disparaître entre les lattes de bois. Ses yeux ne se décrochèrent pas tout de suite des deux marins qui jouaient aux attrapeurs d'oiseaux. Il ne fit aucun mouvement, contraint à l'immobilité par la présence à son côté. Il ne l'avait pas entendu venir. Il se sentait glacé, figé – il n'était pas froussard, pourtant !

L'homme qui se tenait à côté de lui n'allait pas disparaître s'il se contentait de rester immobile. Alors, la nuque crispée, Erato tourna la tête vers...

Le capitaine Adaman, qui lui souriait. Mais ce n'était pas un vrai sourire. Non. C'était un affreux pli de bouche horizontal, un trait fin, formé de deux lèvres qui tiraient plus vers le gris que vers le rouge. C'était un acte de théâtre qui n'aspirait même pas à convaincre son public.

En le voyant d'aussi près, Erato se dit que le capitaine Adaman n'était pas aussi beau qu'il l'avait cru. Puis, qu'il n'avait plus envie de lui parler. Enfin, une pressante envie de déguerpir lui fourmilla dans les jambes.

— Le petit garçon a perdu sa langue ? souffla Adaman en haussant lentement l'un de ses sourcils blancs, les yeux toujours rivés sur lui, son visage à quelques centimètres du sien.

Erato rentra la tête dans les épaules en lui jetant un regard par en dessous, la bouche incurvée en une moue grincheuse et les membres resserrés contre son corps par l'inquiétude et une désagréable sensation de... malaise ?

— Je ne suis pas un petit garçon, opposa-t-il, bravache.

— Vraiment ? Alors qu'est-ce que tu es ? Hum ? Un petit voleur ?

— Bien sûr que non ! se défendit Erato.

— Un petit espion ?

— ...

— Alors peut-être que tu es... une petite fée ? railla Adaman.

Sur le visage d'Erato, l'effet de l'accusation ne se fit pas attendre : ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'ouvrit grand. Outrage ! Les mots ne lui vinrent pas tout de suite, tant l'affront le laissa stupéfait.

— Quoi ! Une fée ?! Une fée !? Je ne suis pas du tout une fée ! s'étrangla-t-il, la voix aiguë et la prudence mise de côté par la colère. Je suis le prince de la Justice !

Il y eut un long silence. Adaman, un genou toujours posé au sol, son bras droit reposant sur l'autre, ne bougea pas d'un cil. Le jeune prince détourna le regard vers le pont... et s'aperçut que son éclat de voix n'avait pas manqué d'attirer l'attention des matelots. Il déglutit sans grâce. Comment allait-il se sortir de là ?

Un rire coupant comme du verre s'éleva tout près de son oreille. Erato se recroquevilla un peu plus en ramenant son visage vers le capitaine.

— Un prince sur Le Maelstrom ! Quel honneur ! fit ce dernier, narquois, en se redressant.

Il tendit une main au garçon, qui l'observa, dubitatif. Que ses doigts étaient longs ! Et que ses ongles étaient noirs ! ...

— Je ne vous avais pas reconnu ! M'accorderez-vous le plaisir de vous escorter hors de ce tas de tissus vermoulus et de cordages nauséabonds, Votre Altesse ?

Erato avait le visage piteux, tout à fait conscient des moqueries de l'homme. En dehors des murs de la Haute-Ville... il n'était personne. Encore moins dans ces fripes, sans ses bijoux ni sa mère ou son escorte impériale pour signifier son statut. Aux yeux des gens du port, il n'était qu'un garnement, potentiellement voleur et assurément mauvais menteur.

Il glissa sa main dans celle d'Adaman, froide et dure, et le laissa le hisser, résigné à se faire reconduire au quai comme un vulgaire gamin des rues pris en plein crime.

Ce fut ce qui se passa, à un détail près : Adaman jugea plus adéquat de le jeter par-dessus bord plutôt que de le ramener à la passerelle. Erato poussa un cri, puis disparut dans une grande gerbe d'éclaboussures.

Sans s'attarder sur le sort du garçon, le capitaine se détourna de la rambarde en se frottant les mains, comme s'il venait de se débarrasser de quelque chose de dégoûtant. Lorsque le jeune mousse à la mouette lui demanda, les yeux ronds, s'il était sûr que l'enfant savait nager, il répondit :

— Je n'en sais rien. Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il avait besoin d'une bonne leçon d'humilité. 

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