Chapitre 2 - Partie 1

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S'il y avait une chose que les gens de la cour avaient très vite compris au sujet d'Erato, c'était qu'il pouvait se montrer aussi adorable que fripon et capricieux. Toujours fourré avec sa petite cour d'enfants lorsqu'il n'était pas dans les jupes de sa mère – on s'accordait volontiers à dire que l'impératrice le gâtait trop – il n'était avare ni de sourires ni de cajoleries, tant que ses envies étaient assouvies. Lumineux et extraverti, il contrastait avec son frère aîné, sombre et discret.

Erato filait donc entre les petites gens qui œuvraient au port. La foule était dense ; il dut faire preuve d'agilité pour esquiver les talons de bottes crottées, les besaces de cuir puant qui auraient pu l'assommer au vol ou encore les gamins qui parfois surgissaient de derrière une pile de caisses. Il ne se retourna pas pour s'assurer que son frère le suivait toujours : il entendait la voix d'Hilaire, feutrée, qui l'appelait à voix basse pour qu'il s'arrête. Cela lui donna envie de courir un peu plus vite et de continuer un peu plus loin. Il finit par s'arrêter, essoufflé, capuche rabattue dans son dos et les cheveux hirsutes. Les mains de son frère s'ancrèrent à ses épaules.

Erato tourna le visage vers lui, tout sourire, et l'observa. Hilaire haletait, à bout de souffle, les joues rougies par la course, la frousse et la colère. À vivre reclus au milieu des religieux, son frère ne cesserait jamais d'être une poule mouillée. Il aurait eu peur d'un bambin, si ce dernier avait agité son hochet un peu trop vivement devant lui !

Les yeux séchés par le vent, Hilaire cligna plusieurs fois des paupières avant d'éructer :

— Tu es... inconscient ! Quelqu'un aurait pu t'enlever, un bandit aurait pu te trancher la gorge ou...

— Tu as trop peur de tout ! pouffa Erato en secouant les épaules pour se dégager. Personne ne va nous manger tout crus. Et regarde, la caravelle est juste là !

Hilaire grimaça, arrachant un deuxième rire à son frère, puis consentit à lever le menton. Erato lui attrapa la main et fit quelques pas en avant, s'approchant au plus près du quai, enjambant des tas de cordes et de filets. Là où son frère usait de mille précautions pour ne pas glisser sur les pavés humides, lui avait le pas assuré.

Il se gorgea du clapotis de l'eau qui embrassait le bois de la caravelle et de la façon dont le vent se faufilait dans ses cheveux comme des mains invisibles.

Erato écouta parler le petit monde qui s'agitait, grouillait autour de lui. Tout était tellement vivant ! Tellement différent, nouveau ! Il y avait des mots rustres, des éclats de voix énergiques, des odeurs, des couleurs...

Il observa des marins charger des caisses de vivres plus grosses qu'eux – comme ils étaient forts ! – sur leurs barques et fit même des sourires à ceux qui, par hasard, posaient leur regard sur lui. Certains hommes, certaines femmes, avaient des tenues très extravagantes et multipliaient les drapés de tissus. D'autres se contentaient d'un simple pantalon de toile noué d'une corde et exposaient leur peau aux rayons du soleil qui les faisaient scintiller. Une femme aux cheveux orange vif touillait un large chaudron de cuivre et incitait le chaland à s'en approcher : « Vin chaud ! Vin chaud aux épices d'ailleurs ! Vin chaud ! » Une autre, assise derrière un bureau installé sur le côté du chemin qui menait au Maelstrom, grattait du papier avec une très longue plume blanche, aussi blanche que ses cheveux ondulés. Avec ses vêtements atypiques et son physique tout aussi notable, elle ressemblait beaucoup à...

Hilaire marmonna quelque chose qui ne retint pas l'attention de son frère. Et pour cause : ce dernier venait d'apercevoir une silhouette si singulière qu'elle ne pouvait appartenir qu'à un seul homme.

Des cheveux blanc porcelaine qui lui battaient les cuisses, une peau terne et des traits pointus, un regard perçant aussi clair que la lune. Une redingote bleu nuit rehaussée d'argent, des bottes dont les lacets montaient au-delà des genoux, une démarche énergique... Le profil du capitaine Adaman subjugua le garçon. Il ne l'avait vu qu'une fois, de très loin, et il était si jeune qu'il n'avait gardé de lui que le souvenir de ses cheveux extraordinairement longs et lisses.

La mâchoire molle, il le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse sur le pont de la caravelle.

— Bon, voilà. Tu as vu Le Maelstrom, et même son capitaine. Joyeux anniversaire ! On rentre ? grommela Hilaire.

Erato avala sa salive, puis balaya le navire du regard. À l'arrière de celui-ci, les lumières de la cabine du capitaine venaient de s'allumer. En réponse, un éclat déterminé s'éveilla dans ses prunelles bleues.

— Non. Je veux le voir de plus près. Je veux lui parler.

— Ce n'est pas possible.

— C'est tout à fait possible, je suis prin... !

Sa voix s'étrangla : son frère venait de lui écraser la bouche avec sa main. Ils échangèrent des regards furieux, noir de colère terrifiée pour Hilaire, bleu de colère frustrée pour Erato. Lorsque finalement le cadet retrouva sa liberté d'expression, il reprit, la voix plus basse :

— Tu ne peux pas m'empêcher d'y aller.

— Bien sûr que si ! Tu n'y penses pas vraiment, enfin ! C'est un repaire de brigands, Dieu seul sait ce qui se cache dans leurs cales ! Tu n'es qu'un enfant, tu ne peux pas y aller !

— Je peux si je veux !

— N'importe quoi ! Arrête tes caprices ou je dirai à père que tu veux devenir un gredin !

— Je suis pas un gredin, et le capitaine Adaman non plus !

— Bien sûr que si !

— Non !

— Si !

— Non ! Tu dis juste n'importe quoi parce que tu as peur de tout ! Si tu m'empêches d'y aller, je vais hurler tellement fort que tout le port saura que les deux princes s'y trouvent !

— Tu n'oseras pas faire ç... opposa Hilaire.

Mais Erato ouvrit grand la bouche, inspira à s'en faire éclater les poumons, prêt à hurler, et bien que cela lui pétrisse les tripes de terreur, Hilaire rendit les armes. Qu'est-ce qui était pire ? Que tous les fieffés voyous du port se retournent aux cris d'Erato, se saisissent d'eux et les découpent en petits morceaux, les revendent à Dieu savait qui ? Ou laisser Erato tenter de se faufiler sur Le Maelstrom ? Après tout, quelqu'un l'arrêterait sûrement avant qu'il ne pose un pied sur la passerelle. Et si ce n'était pas le cas...

Le capitaine Adaman n'est pas un voleur d'enfants, n'est-ce pas ?

Très lentement et à regret, Hilaire relâcha Erato et le laissa s'éloigner. Sentant ses jambes se dérober sous lui, il prit le parti de s'asseoir au bord de l'eau, derrière un tonneau d'où il pourrait observer l'avancée de son cadet. Assez proche du navire pour discerner son crétin de frère, il replia ses jambes contre lui, enroula ses genoux dans l'un de ses bras et termina de ronger ce qui lui restait d'ongles.

Lorsqu'Erato s'infiltra sur le pont sans que personne ne prête attention à lui, un boulet de six tonnes lui tomba dans l'estomac.

Lorsqu'une main se posa sur son épaule déjà tremblante, seule sa crispation extrême l'empêcha de hurler.

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