Chapitre 40 - Que tintent les fourchettes

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*Saulia

La voiture les porta jusqu'à la lisière de la cité universitaire, vers la seule petite colline aux alentours. Un parc y avait été installé, vu qu'il y avait une densité d'arbres incongrue, compte tenu de l'urbanisme qui embrassait la masse verte. Edward se gara à l'orée du bois, et sortit du véhicule, suivie par Maty. Saulia dehors, le vampire prit son ami sur ses épaules comme s'il s'agissait d'un sac de plumes. Quant à elle, c'était le poids de son cœur qui commençait à la tirer vers le sol. Ananko miaula.

— Où sommes-nous ? demanda la rousse en prenant son chat dans ses bras.

— Chez un ami.

— Ah ? Il vit dans un parc, ton ami ?

Pour lui répondre, il désigna du doigt une vieille enseigne posée sur un piquet. La peinture écaillée et délavée subsistait assez pour y lire : « Propriété privée ».

— Il n'y a pas de panneau, fit-elle remarquer.

— Pas besoin.

— Saulia, tu as ton téléphone ? s'enquit Maty, l'air songeuse.

— Oui.

— Allume-le. La lumière les effraie.

Inquiète du « les », elle s'empressa de sortir son téléphone pour activer la fonction lampe-torche. Edward lui arracha le téléphone des mains pour éclairer, mais… La lumière, vive, portait peu, les ténèbres semblaient l'engloutir. Sa propre voix faiblit :

— Qu'est-ce que c'est que ces « les » ?

— Des choses horribles qu'un humain ne devrait pas fréquenter, fit le vampire en entrant dans le bois.

Maty lui emboîta le pas, se retournant seulement pour mimer un zombie et son râle caractéristique. Saulia déglutit, prit son courage à deux mains en la substance de son téléphone et suivit.

La forêt était oppressante. Étouffante. Écrasante même : l'air était humide et lourd, les feuilles mortes balisaient vos pas de leurs bruissements, la froideur de l'air changeait vos souffles en fantômes de brume, les arbres tendaient leurs vieilles langues velues vers vous. Bref, une forêt comme une autre ! pensa Saulia dans l'optique de rassurer, chose un peu inutile après tous ces événements. Les noirceurs qui l'entouraient lui rappelaient cette substance qui s'était rassemblée aux pieds de Yannis. La scène, encore vive dans son esprit, la torturait de l'intérieur. Même la présence d'Ananko ne saurait la calmer. En fait, l'évidence s'imposa à elle comme un rayon de lune à travers les feuilles : elle avait besoin de Ludwig, de lui parler. Alors qu'au bout de l'année, elle n'avait fait que l'aider, de lui offrir de son épaule en invoquant le fait qu'elle était une femme et se devait d'être forte dans ce monde d'hommes, tandis qu'il devait montrer son côté vulnérable… Finalement, c'était devenu une sorte de carapace masculine et toxique. Elle aussi voulait pleurer. Elle aussi voulait une épaule, qu'importe ses faiblesses qu'elle découvrirait.

Un soupir. Celui de Maty.

— Je regrette de ne pas pouvoir briller de mon intelligence.

— Luciole un jour, luciole toujours, fit Edward. Un coup mat retentit, mais de cri de douleur. Juste un rire grinçant.

— Vous n'êtes jamais inquiétés pour quoi que ce soit ? s'énerva Saulia, à cran.

— C'est ça ou devenir fou, déclara la voix morne du blafard.

— Marche ou crève ! ajouta sa comparse.

— En l'occurrence, oui. Mais pas vraiment, hein ?

Le vampire paraissait plus goguenard qu'à l'ordinaire ; c'est-à-dire qu'il n'avait pas la voix grouillant de menaces. Pour autant, Saulia s'en sentit plus vexée : la situation était grave, et les deux blaguaient comme un vieux couple devant une situation cocasse !

— Vous êtes vraiment détestables, lâcha-t-elle sans réfléchir.

— On sait, répondirent les deux sans se départir de leur jovialité.

Cachaient-ils leur désarroi derrière un masque ? Elle en doutait. Saulia ne voulait pas s'en targuer, mais lire le cœur des gens n'était pas seulement l'apanage de Ludwig. Surtout lorsque vous côtoyiez ce dernier. Eux étaient juste fous.

— On arrive, annonça le vampire.

Les ombres levèrent leur rideau sur un éblouissement de couleurs. La rousse cligna des yeux, pour distinguer une grande bâtisse des plus insolites, une sorte de mélange anachronique entre une architecture baroque et un bâtiment moderne. De larges terrasses en marbre ciselé et sculpté jusqu'aux murs bétonnés et baie-vitrés. Torsadures et droitées aluminées de guirlandes clignotant faiblement – manque d'électricité ou effet volontaire ? – creusaient cette maison qui n'avait rien d'humain, c'était certain. La porte d'entrée, petit battant en plastique, s'ouvrit.

S'ouvrit sur un visage dur, orme ou sucupira, elle n'aurait su en déduire la couleur. Des cheveux frisés grisonnants et partant dans tous les sens. Un sourire édenté, des dents jaunes et noires, pourtant en parfait état… À mesure que l'individu s'approchait à l'aide d'une canne noire laquée sertie d'un quartz, elle comprit aux éclats que c'était de l'or et de l'onyx. Ses yeux indigo s'alanguissaient sur les nouveaux venus, en s'attardant sur Edward. Ses mains, longs doigts de serpent, glissaient sur sa barbe naissante alors qu'il continuait son inspection, jusqu'à qu'il s'arrête juste devant eux. Ça y est !

— Vous êtes… comme Bartavius Lenistoler, souffla Saulia en reconnaissant ces traits taillés à la serpe.

— Ah ! (l'accent de l'Europe de l'est était marqué) Voilà longtemps que je n'avais pas entendu parler de mon oncle – et l'inconnu se tourna vers Edward, montrant Ludwig sur son épaule d'un signe de tête – qui c'est, lui ? Ta nouvelle conquête ?

— Il n'y a que toi, tu le sais bien.

Saulia faillit sursauter en entendant la voix changée du vampire : d'une douceur infinie, elle semblait envelopper une pêche d'un velours, ou l'inverse. L'inconnu éclata de rire, avant faire un geste de la main tout en tenant ces propos :

— Mais oui, mais oui ! Ta langue de salikrii m'avait manqué. Et puis – il fit un clin d’œil à Maty – je sais qui est ta nouvelle proie.

— M. Korsakoff, un plaisir de vous rencontrer, s'avança l'intéressée en tendant sa main. Les confidences sur l'oreiller ne font état que de votre grandeur.

Korsakoff…

Le Heinrich Korsakoff ? s'écria Saulia.

— Lui même, répondit en s'inclinant la légende vivante, la main toujours en poignée. Ma réputation a l'air de pérenner.

— Pour peu ! Vous êtes un membre légendaire de la Red-Sight.

— Moi aussi, je te rappelle, maugréa le vampire, mais elle l'ignora pour demander :

— Vous étiez sensé être disparu. Pourquoi ce n'est pas le cas ?

— Ça l'était, ça l'était… mais une bonne histoire mérite un bon café, vous ne pensez pas ? Heinrich sait faire un bon café, Heinrich sait faire un bon café~ ! chantonna-t-il.

Y avait pas à dire, les légendes étaient souvent très déstructurées du ciboulot.

* * *

*Ludwig

— Allez. À la une… À la deux et… À LA TROIS !!!

Il fonça sur la porte, épaule la première. Il rebondit et tomba sur le sol, le souffle coupé sous le choc. Elle était solide, cette porte : voilà depuis une heure – en ressenti – qu'il s'évertuait à l'enfoncer, et pourtant Ludwig ne parvenait pas à la faire bouger d'un poil. Douteux, il s'adressa à un Hadrian dématérialisé :

— T'es sûr que c'est ici ? J'ai un peu, comment dire, usé de tout mon talent actuel ?

La porte en question menait à l'immeuble à côté de l'arrêt de bus. D'après Hadrian, il s'agissait d'un passage vers « des niveaux plus profonds de son subconscient ». Qui disait subconscient disait travail sur soi, thérapie… Mais qu'est-ce que j'ai à faire d'autre de toute manière ? se disait le blond en lançant un regard brûlant sur la porte.

— La puissance physique dans ce monde est proportionnelle à ta puissance psychique.

— Oui, oui… plus j'y crois, mieux ça marche.

— Ne sois pas si borné, parce que c'est plus compliqué que ça (rien que le ton laissait deviner la grimace) La volonté n'a rien à voir avec la puissance psychique. Vouloir n'est pas pouvoir, c'est plutôt… entraîner la suggestion de ton esprit vers la chose ?

— Vouloir, quoi, le railla Ludwig.

— Non ! C'est très difficile à expliquer avec des mots, mais… Oh, je sais ! À chaque fois que tu regardes quelque chose de nouveau, à quoi tu penses ?

— Euh… « qu'est-ce que c'est » ?

— Voilà. Tu dois forcer ton esprit à se mettre dans la même position : ne cherches pas à imposer ta volonté comme on ferait en magie, mais plutôt à faire en sorte que la volonté s'impose à toi.

— C'est une porte !

— C'est plus que ça. C'est une construction métapsychique, un mouvement de tous tes états esprits que tu as pensé, aurais pu pensé n'aurait pas pu pensé. Le cerveau est une chose complexe, mais l'Âme est plus complexe encore : tu ne peux pas la contrôler comme ton esprit, c'est quelque chose qui te contrôle toi.

— Ça ne me plaît pas, cette idée de contrôle.

— Vois-ça comme un échange de bons procédés : tu nourris l'Âme des choses « terrestres », elle te nourrit des choses « célestes ». Ton Âme est plus vaste que ta simple existence, simplement parce qu'elle représente l'ensemble des possibilités que tu peux incarner… ou non.

— Attends, tu veux dire que c'est aussi l'Âme de mes döppleganger ?

— En partie. C'est pour ça que c'est une ville. C'est pour ça qu'il y a un nombre d'immeubles que tu ne peux pas définir clairement… mais que tu peux entrer dans chacun d'eux. Ce sont à la fois des compartiments de ton esprit et ton esprit entier. C'est l'Âme qui créée les Limbes, et les Limbes créent l'Âme.

— Voilà ! C'est plus simple, maintenant !

— Ludwig.

— Pardon. Bon, je me lance… sans me lancer ?

— T'as tout compris, bouffi.

— Quand faut y aller… et Ludwig y alla.

Il approcha la porte avec un air un peu éteint, en se remémorant l'instant où sa volonté s'était envolée, quand Laura… l'avait abandonné. Il n'y croyait toujours pas, était persuadée qu'elle avait été manipulée. Chose plus simple à croire qu'une véritable manipulation débouchant sur une trahison. Mais ce vide en lui, cette force qui avait dévoré sa force vitale. Il s'en rappelait que trop bien.

Et cette fois, il ressentit quelque chose d'inédit. La porte. Elle ressentait des émotions. Enfin, ce n'était pas des émotions humains comme de la colère pour être bousculée ou de la tristesse de ne pas être ouverte. C'était des émotions de porte, c'est tout. Incompréhensibles. Et Ludwig les laissa glisser en lui. Il accepta cette volonté étrangère, qui ne lui imposa rien d'autre que d'attendre un instant de plus. Ou de moins. Quelle importance le temps portait-il à la porte ?

Un cliquetis se fit entendre.Ludwig poussa, et elle s'ouvrit. Il cligna des yeux tandis qu'il se désaxait des émotions indescriptibles.

— Ça va ? s'enquit Hadrian.

— Ouais, c'était…, et sa voix ne put sortir de mots évidents.

— Je sais.

L'intérieur ressemblait à un rez-de-chaussée en très mauvais état : les plafonniers étaient éteints ou clignotaient, le sol, rarement dallé, s'ébréchait par endroits, et les zébrures des murs invitaient le vent hurlant. Ludwig fut intimidé, et Hadrian n'arrangea rien :

— Je ne peux pas te suivre. C'est chez toi.

— Même si je t'y invite ?

— Tu me fais assez confiance pour m'inviter ?

Non. Non, il avait raison. Il n'y aurait qu'une seule personne qu'il aurait voir ici.

Ludwig s'engagea dans l'immeuble. L'atmosphère chaleureuse de la présence d'Hadrian fut remplacée par un froid glacial, un vide parmi tant d'autres. Le blond se frotta les bras en soufflant de la vapeur, ses doigts mordus par les courants d'air. Alors c'était ça, son immeuble ? Un endroit inhospitalier, austère et sûrement maudit. Le Tranchecœur en était-il la cause ?

Après quelques instants de suspens, il observa les endroits où il pourrait partir en exploration. Il repéra une double porte en métal sur le côté, un escalier en ruines et une porte dans le fond surplombée de l'insigne « sortie de secours » qui était toujours allumée. Sachant que ce bâtiment était l'incarnation bétonnique de son âme, Ludwig délaissa la sortie de secours et partit s'intéresser à la double porte en métal. Munie d'une barre en guise de poignée, il l’agrippa, poussa de toutes ses forces. La porte ne bougea pas d'un pouce. Il tenta la technique du vide intérieur. Pas plus de résultats.

Bon… soupira-t-il en son for intérieur, avant de se tourner vers l'escalier. Certaines marches y manquaient, mais au moins était-il en béton. Ludwig posa le pied sur la première marche.

La masse dans sa poitrine augmenta drastiquement, un peu comme s'il gravissait un montagne. Ludwig suffoqua, portant sa main à la source de sa douleur. Que se passait-il ? L'élancement parut s'estomper… et une fois qu'il le crut disparu, Ludwig posa son pied sur la suivante. De nouveau, la douleur. C'est quoi, encore ? Une épreuve ? Encore ? Il grimaça, et n'attendit pas que la souffrance s'arrête. Il leva sa jambe, l'avança, la posa. Cuisant. Bouillonant. Déchirant.

Chaque fois qu'il montait, il ressentait la douleur. Douleur de faillir, de perdre connaissance. Chaque fois qu'il gravissait, il éprouvait la peur. Peur de devoir rebrousser chemin, d'abandonner. Chaque fois qu'il gravissait, il fut mu par la colère. Colère de s'être fait trompé, d'avoir crû qu'il était plus important que les autres. Simplement parce qu'il avait eu des pouvoirs. Simplement parce qu'il avait eu le Tranchecœur. Simplement parce qu'il pensait être « l'élu » des histoires vieilles comme le monde.

D'une certaine manière, il avait perdu ce qui le définissait. Il s'était improvisé un peu Ugo, un peu Yannis et un peu Edward. Laura avait-elle seulement aimé que ces parties fabriquées de lui ? L'effort de l'escalier se mélangea au souvenir d'elle qui le regardait. En fait, il avait refusé de voir la vérité en face : elle souffrait. Bien plus qu'aucun être avait souffert. Qui aurait pu comprendre ? Ludwig ? Lui pensait qu'avec le Tranchecœur, il avait pu embrasser l'immensité des ténèbres qui enracinait Laura. Mais il n'était qu'un humain. Quel que soit l'outil qui aidait sa vision, il ne verrait toujours que par son propre œil.

— Ce n'est pas de ma faute, ce n'est pas de la tienne, se répéta-t-il à chaque marche pour se donner du courage.

C'est de la sienne. L'imposture de Yannis. Ludwig n'avait rien vu venir. Eh bien ! Il arracherait la vérité des mains de Dieu lui-même pour oblitérer cette chose.

Tout à coup, toute douleur s'arrêta. Sa vision brouillée par les larmes s'assécha pour révéler un couloir long de plusieurs infinies. Chaque porte comportait une gravure et un nom. Il n'y accorda aucune attention : il devait avancer, trouver la sortie. Il se mit à courir. Ici, la fatigue n'avait pas de prise sur lui, ni la brûlure des muscles tendus sous l'effort, celle des poumons. Ludwig entendit le vent s'empara de lui. Le hurleur des montagnes, le porteur de saisons. La voix du Valargus.

La dernière porte.

Ludwig stoppa sa course. La poignée était rouillée, coulée dans un métal inconnu. Autour de lui, les Limbes vibraient, les murs se déformaient. Le sol commença à onduler, et Ludwig se rattrapa à la poignée quand il disparut. Les pieds ballotant au dessus du vide, le jeune homme tenta d'apercevoir quelque chose. Mais à part la porte et sa poignée, tout n'était plus rien.

Un message simple en l'occurrence : il fallait abandonner toute matière pour toucher à l'Âme elle-même. C'était le fameux prix à payer. Ludwig tourna la poignée. Dans un grincement, il glissa derrière la porte. Quand il fut à l'intérieur de l'autre côté, elle se referma derrière lui, et s'évapora à son tour.

Il se releva. Autour de lui, des murs noirs. En dessous, un sol de vitres blanches éclairées par le dessous. Au fond, c'est-à-dire à l'opposé de là où se trouvait la porte, une chaise. Un enfant y était assis et attaché. Ludwig se dit que c'était un enfant par sa taille et son gabarit, et sa forme humanoïde. Seulement, il n'avait pas de visage. Mais il était vivant : sa poitrine se soulevait à rythmes réguliers.

— Bonjour ? dit Ludwig, remarquant les oreilles de l'enfant.

Un phénomène dérangeant se produisit : là où aurait dû se trouver un visage y poussa un nez, une bouche et des yeux. Mais sans les détails qui les accompagnaient, rendant le visage grotesque. La bouche se fendit en sourire avant de s'ouvrir :

— Ah. Et moi qui croyais que tu finirais par te perdre dans tes Limbes.

Le sang de Ludwig se glaça. La voix de l'enfant était celle d'Hadrian. Mais le ton était différent.

— Vous m'avez piégé, n'est-ce pas ? devina aisément Ludwig.

— Trop facilement, qui plus est (aucun ricanement, rictus ou amusement ; un peu comme quand on fait une remarque ennuyée sur le temps qu'il fait) Mais tu es là, avec moi.

— Et qui est ce « moi » ?

— L'instigateur de ta destinée. l'Enfant de la Chose. Celui qui t'a permis de suivre le chemin le plus facile.

— Laissez-moi rire !

— Mais fais donc. Je n'ai jamais vu un humain rire.

Ludwig recula. Le mur l'arrêta. Cette fois, l'Enfant rit. Un rire mécanique, mesuré et sans couleur.

— C'est une prison, très cher. Sortir d'ici n'est pas possible avec des moyens magiques ou nihiliques. Il faut de la Vérité, à l'état pur.

— Ça tombe mal, je n'en ai pas sur moi, déclara avec amertume le blond.

— Le Tranchecœur, oui. Un outil, rien de plus. Un canal de puissance destiné à ne pas détruire les mortels qui manient le véritable pouvoir. Seulement, la Vérité choisit ses séides avec précaution, et ne les change pas, les protège jusqu'à la fin de leur mission.

Alors toute cette mascarade n'était qu'un prétexte pour libérer cette entité ? pensa Ludwig.

— Pitié, ne me fais pas croire que tu ne le savais pas. Chaque pas que l'on accomplit laisse une marque profonde. Nous forgeons notre chemin pour que d'autres le suivent. J'ai compris cela avant d'être envoyé ici, alors j'ai tracé ton chemin. Une goutte sur une vitre en temps de pluie viendra toujours rencontrer un canal tracé par une ancienne. Et là, elle le suivra jusqu'au bout du chemin.

— Allez vous faire foutre ! Je refuse d'être un autre jouet pour des machinations démoniaques. Et alors ? C'est quand que vous lancez votre discours sur comment votre plan s'est bien déroulé, ponctué d'un rire démoniaque qui est sensé me bris…

— Hmm. Tu me vexes. Les rires me sont refusés depuis mon entrée forcée en ce lieu. Quand aux discours, il ne relèveraient d'aucune importance pour toi ou pour ceux qui assistent à cette scène. Ils savent déjà que tout est joué, que j'ai gagné et que tu as perdu. Simple comme bonjour.

Ludwig regarda autour de lui, dans l'espoir de trouver une sortie. Futile recherche : la salle était devenue circulaire, et l'Enfant de la Chose, auparavant au fond, se trouvait au centre du cercle. Quand les yeux bleus du blond revinrent vers l'Enfant, il reconnut ce sourire.

— L'imposture…

— Mon petit frère n'a jamais été très finaud quand il s'agissait de cacher son identité, mais pour le panache, je dois avouer qu'il me dépasse (là encore, aucune émotion dans la voix, même pas une poussière de tendresse) Sa jumelle le complète et le tempère bien, elle me ressemble plus.

— Vous faites un piètre frère, le railla Ludwig, espérant le faire sortir de ses gonds.

— Ou une piètre sœur. Père, mère, oncle, tante. Tout dépend du point de vue. Je n'ai pas vraiment de genre, si c'est ce que tu te demandes.

— Je m'en contrefous de votre genre !

— Vexant, encore (l'enfant haussa des épaules) Bon, ce n'est pas tout ça, mais tu dois me libérer. Allez.

— Vous êtes idiot ou quoi ? Je ne ferais jamais une chose pareille.

— Oui, tu as parfaitement raison. Je vais donc te donner une bonne raison de faire ce que je te demande de faire : si tu me libères, tu reverras Laura. Et vous vivrez ensemble pour l'éternité, ou bien jusqu'à que la mort vous sépare (Ludwig se figea, bouche bée ; le sourire de l'Enfant disparut) Je suis déçu. Je croyais que tu ne me prendrais pas pour un maniaque qui tue ses adversaires. C'est d'une idiotie sans bornes. Je préfère m'évertuer à combler leurs désirs plutôt qu'à les anéantir.

— Je… n'accepterais pas un tel marché.

Ludwig sentit le doute croître en lui, car de toute sa vie, il n'avait jamais parlé avec une personne qui semblait plus honnête et claire que l'Enfant. Ce dernier se remit justement à sourire.

— Tu peux. Ou tu peux accepter, et ne faire rien de mal. Je ne tuerais personne. Je n'ai aucun intérêt à le faire. Tout ce que je veux, c'est sortir et exposer le Mensonge à tous.

— Le « Mensonge » ?

— Celui du monde, celui du Temps. Celui de l'Amour, de la vie. Celui qui mettra à bas toutes les machinations de celui qui doit se gausser, tout le temps, alors qu'il nous observe et nous décrit.

Il parlait comme Gameloriansinoreban. Sans le ton fou, sans l'air déformé par quelque illumination ésotérique. Mais derrière ce masque de pierre se cachait une conviction sans failles.

— Qui est-il ? demanda Ludwig, déterminé à trouver le plus d'informations sur cette entité.

— Il est le monde. Il est le temps. Il est l'amour, la vie. Il est l'auteur de toutes les machinations du monde, l'Auteur de tous les actes immondes.

— S'il veut vous voir enfermé, c'est pour une bonne raison, supposa prudemment le blond.

— Je te retourne la réflexion.

Le malaise s'installa dans le cœur de Ludwig. Ses références, ses repères étaient déboussolés. Cela rejoignait avec la conversation qu'il avait eu avec Hadrian/l'Enfant : le monde était un pâle reflet du vrai monde, qui n'était qu'un autre reflet. Une succession de reflets.

Ludwig s'approcha de l'Enfant. Il était petit, frêle et plus dangereux qu'un trou noir. Pourtant, sans que je le comprenne, il le détacha. Il décida de jouer l'histoire qu'on lui avait tracé en connaissance de cause. Chaque lien tomba par terre avec des bruits mats ou tintants, avant de se dissoudre dans la lumière. À la fin, il ne restait qu'un filin, noué il y a des lustres par une personne inconnue de tous, y compris moi. Ludwig parvint à le dénouer. Et le filin tomba.

Et l'Enfant se leva.

Et les Limbes tremblèrent.

Et la salle céda sa place au désert.

Et le désert fulgura les Arbres-Murmures.

Et les murmures ! Ô milliards de murmures hurlants…

Et le trou sombre d'où ils sortaient laissait échapper un rire plus triomphant qu'un cortège de trompettes.

Ludwig regarda l'Enfant se transformer. Se transformer en un homme qu'il ne connaissait pas, mais dont il sentait l'origine. Une partie d'un tout. Un tout trinitaire, comme toujours. La Chose laissa échapper un soupir de soulagement et étira son corps libéré. Puis il annonça l'apocalypse :

— J'ai faim.

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