Béryl et Gautier, la rencontre

42 minutes de lecture

« La chance ne sourit pas aux audacieux, ni aux meilleurs d'entre nous. Elle sourit à l'outrage, aux déviances, au chaos. Car ceux-ci représentent ce en quoi le monde tend »

*Béryl

Béryl bouscula le mage qui la retenait juste avant qu'ils ne montent dans la petite pyramide volante, et se jeta dans le vide. Le vent violent la ballotta dans tous les sens au point qu'elle n'entendit même pas les cris des magiciens. Des éclairs de magie zébrèrent autour d'elle, mais sa trajectoire était si erratique qu'aucun ne la toucha. Le sol se rapprochait dangereusement. Elle le percuterait dans trois… deux… un…

* * *

1 seconde.

L'impact fut terrible.

Béryl percuta la terre avec son épaule, et tout se passa en une demi-seconde. Vous savez, quand on vous frappe un nerf précis par inadvertance ? C'était ça, puissance mille. Au premier douzième de seconde, le choc lui [déboîta] l'os, le brisa en milles petits fragments qui déchirèrent sa chair, telles d'innombrables vers qui charcutaient ses muscles. De l'autre côté, son épaule fut ouverte pour laisser sortir l'os.

Au second douzième, ce fut son bassin qui fut détruit, un peu comme une barre de plomb qui tombe sur une extrémité, puis l'autre : le choc de l'épaule s'ajouta à celui-là, déplaçant l'os entier vers le haut, la coupant presque en deux. À ce niveau-là, toute conscience humaine s'était échappée du cerveau de Béryl, ne laissant qu'un océan de folie.

Au troisième douzième, la fin de sa chute broya ses pieds, qui heurtèrent lourdement le sol. Le premier explosa, les orteils partant dans tous les sens. Le second craqua sèchement sur le premier, pour se tordre dans un angle inédit.

Au quart de seconde, complétant la demi, ne laissa pas de répit à Béryl, car il fit céder sa cage thoracique et la plupart de ses os, perçant ses organes, ses veines et son système lymphatique.

Mais elle n'était pas morte. À la longue et à force, vous vous en doutiez. Car dès la demi-seconde suivante, le corps de Béryl se reforma. Un peu comme un film où vous explosez un fruit à l'aide d'une batte, puis vous activiez la fonction retour-arrière. Tout cela en accéléré. Il fallait avouer que c'était impressionnant à voir.

C'était un coup d'Eikorna, bien entendu. [Après tout, tuer une Métamorphe porteuse de Vérité, c'était comme vouloir trancher de l'eau : vous pouvez le faire, mais ça ne sert à rien]. Seulement, la-dite métamorphe avait usé de son pouvoir pour rembobiner la mort de Béryl. Chose faite, certes. Mais il s'agissait de sauver le corps entier. Et donc le cerveau.

Imaginez la terreur et l'éclatement psychologique que Béryl avait ressenti à ce moment-là, aux portes de la mort : vous n'y étiez pas accueilli, mais on vous obligeait à refaire le même chemin en passant par les pires supplices. Ce qui était étrange et assez amusant, c'était que les douleurs colossales de la première demi-seconde se muèrent en plaisirs physiques insoutenables la demi suivante.

De quoi vous retourner le cerveau à jamais.

Ce fut en hurlant que Béryl se redressa, les yeux exorbités. Son cerveau était tellement saturé d'informations qu'il était difficile de décrire ce qu'elle ressentait, pensait. Le terme fou aurait été trop faible pour qualifier son expérience.

Et bien sûr, elle tourna de l’œil et s'effondra. Son cerveau prit la boule de nœuds qu'était cette expérience, la compressa, l'enferma dans un boîte, qu'il scella dans un coffre fermé à double tour, qu'il rangea dans un armoire ligotée de dizaines de faux souvenirs, qu'il balança dans le fossé de l'oubli, avant de refermer une bonne douzaine de portes derrière lui. Oui, à ce niveau-là, on pouvait commencer à parler de « trauma ferroulien » en termes scientifiques.

* * *

Elle se réveilla la nuit, à cause des premières gouttes froides de la pluie. Béryl cligna des yeux. Où était-elle ? Les souvenirs revinrent lentement : l'expédition pour retrouver Lucans, le marais de brumes, l'hélicoptère, la trahison de Kara, la mort d'Horebea et d'Eikorna… puis plus rien. Le vide, le trou noir. Déconcertant.

Son premier réflexe fut de se lever et d'aller chercher un abri. Chaque geste était machinal, empreint de cette confusion carrée qui règne à l'identique que lorsque vous avez échappé au désastre de peu. Grâce à cette concentration déréglée, elle finit par trouver un arbre sous lequel s'abriter. Un instant, elle hésita ; le souvenir cuisant de la foudre de Kara. Mais finalement, entre craindre la foudre et mourir à cause d'une pneumonie…

Le tilleul l'accueillit sans un mot1, trop occupé à frémir sous les gouttes. Malheureusement, il avait été partiellement déraciné, sûrement à cause d'une tempête. Pour Béryl, c'était un don du ciel, car elle put se faufiler sous une racine pour aller en dessous de l'arbre. C'était froid et humide, la terre collait, mais il n'y pleuvait pas.

Elle s'y endormit.

* * *

Le soleil la réveilla à son tour. Et avec lui, les idées claires vinrent dans son esprit : elle était en vie, et son témoignage sauverait Ludwig des machinations de Kara, ou qui que ça puisse être. Béryl ne pouvait pas admettre que cette mournienne les avait vraiment trahie.

Frigorifiée, la scientifique se leva pour aller se réchauffer sous les maigres rayons qui perçaient la voûte. Elle porta sa main à la poche de son pantalon, cherchant son téléphone. Tout ce qu'elle trouva, c'était des trous et quelques débris d'électronique. Rien d'autre. Elle soupira, puis regarda à l'horizon : les champs entourant les quelques granges s'étendaient à perte de vue.

Que faire ? Rien du tout… ou quelque chose. Son esprit n'était plus embrumé. Il fallait marcher.

— Allez, ma vieille, bouge ta couenne, se dit-elle à haute voix.

Le voyage usa six heures de son temps et le reste de ses baskets en lambeaux. C'était de loin l'expérience la plus exténuante de sa vie, mais au moins elle parvint à un petit bourg nommé Long Hanborough. Elle faisait peine à voir, avec sa veste plus si blanche et plus trouée qu'une termitière. Les gens levaient la tête de leurs journaux ou la tournaient de leur discussions pour l'observer avec ce même air que lorsque vous voyez des SDF dans la rue : vous hésitez à leur dire bonjour, de peur de passer pour un hypocrite car vous n'allez sûrement pas leur passer de l'argent.

Heureusement, et comme en tout lieu et tout temps, une âme charitable vint à la rencontre de Béryl. Enfin, « charitable » était un peu insultant. Disons qu'il était plus humain que ses comparses longhanboroughiens. Ce personnage, un simple brun grand dadais avec un visage ayant connu la poussière des livres et la fumée des herbes, était de ceux qui prenait de l'importance non pas par leurs actes, mais en suivant ceux qui tracent l'histoire du monde. Il s'appelait Gautier.

Je peux vous aider, m'dame2 ?

Quatre mots. Quatre coups cinglants qui achevèrent de briser la coque protectrice sur le cœur de Béryl, qui fondit en larmes. Elle n'en pouvait plus, et le geste si simple et pourtant si rare de cet homme l'avait achevé.

— Pardon, pardon ! se précipita de s'excuser Gautier. Vous, euh… avez de la famille ? Des amis ? Vous voulez que j'les appelle ?

— Ça… ira, renifla Béryl après quelques sanglots. Ma famille est en France et ça ne servirait à rien de les déranger pour si peu. Quant à mes amis… ils sont tous…

Le mot se noua dans sa gorge. Gautier, lui, ne dit rien. Il se contenta d'opiner du chef et lui proposa de venir chez lui. Dans sa voix, on sentait la tension qui se préparait au refus, car personne n'oserait de nos jours offrir le gîte et le couvert à une inconnue sans arrière-pensées. Mais c'était cette tension qui permit à Béryl de comprendre que cet homme ne lui voulait aucun mal.

Gautier l'accueillit chez lui, une maison dans un style des années 80. Il lui indiqua que la douche se trouvait à l'étage, et lui prêta les vêtements de sa petite sœur. Celle-ci était partie faire ses études à Oxford, ayant laissé la majorité de ses affaires chez son frère. Béryl le remercia et alla prendre une douche chaude. Elle pleura, ses larmes se mêlant à l'eau chaude. Sortie, elle se sentait plus détendue. Elle enfila les vêtements prêtés et descendit.

Ils prirent le thé. Gautier lui posa alors plusieurs questions, à commencer par son nom. Puis il lui demanda d'où elle venait, et comment elle s'était retrouvée dans un tel état. Sachant que sa mission était tenue secrète par l'organisation des Révélés, Béryl lui raconta presque tout, omettant quelques menus détails comme sa mort. Le tableau qu'elle lui dépeignit fut quelque peu grossier, mais très efficace. Gautier posa plus de questions pour comprendre certains détails, mais il semblait avoir saisi la situation.

D'ailleurs, c'est à cette occasion qu'elle en apprit un peu plus sur son hôte : il était étudiant en arts modernes à l'université de Manchester, mais travaillait actuellement dans une artothèque non loin pendant son année sabbatique. À l'instar de Béryl, il avait étudié la culture Mourn, qui sur le plan artistique était très hétérogène. Certains artistes qu'il aidait à se faire connaître étaient pour la plupart des mourniens terriens. Il lui confia que les événements à Oxford l'avait beaucoup bouleversé :

— Sous le pseudonyme de Sibylle, elle s'appelait en vérité Sigbine – il serrait sa tasse de thé au point de faire blanchir ses jointures – et on faisait partie du même lycée. Puis on s'est perdu de vue jusqu'à l'année dernière. J'ai découvert qu'avec l'Apparition, les choses que je pensais vraies étaient pour la plupart fausses. C'était une mournienne.

— Vous lui en vouliez ? demanda Béryl avec un ton doux, ne souhaitant pas le brusquer.

— Non, pas vraiment. En fait, je pensais qu'elle aurait changé, mais c'était pas le cas : c'était toujours une chouette fille, un peu barjo sur les bords. Mais elle aimait l'art, comme moi. On discutait souvent pendant les cours de maths… Ha ! Je comprends pourquoi le prof nous collait toujours des avertissements !

— Que s'est-il passé ?

— L'année dernière, avant mon année sabbatique, je l'ai recroisé. Elle m'a regardé, je l'ai regardé… Bref, rien de spécial. Juste une discutaille, puis deux… Et après, on est redevenus copains comme cochons !

Les expressions joviales de Gautier firent sourire Béryl. Il continua sur sa lancée :

— Elle faisait partie d'un groupe qui luttait pour les droits des néo-mourniens. Je l'ai rejoint. C'était des militants pacifistes… Mais le pire dans tout ça, c'était les cachets.

— Les cachets ?

— Tous les mourmons du groupe en prenaient pour pas « sombrer ». Sigbine m'a expliqué qu'ces ancêtres avaient été génétiquement modifiés dans l'optique d'être des conquérants nés. Je trouvais ça barge jusqu'il y a peu – la voix de Gautier s'éteignit un peu – les premières émeutes et les orbasos ont atteint l'campus. Les forces de l'ordre sont v'nus saisir tous les mages, et même les mourmons non-mages ! J'ai vu Sigbine s'faire embarquer, et à l'heure qu'il est, elle doit être…

Il laissa échapper un sanglot. Béryl s'approcha de lui pour le prendre dans ses bras, le consoler. Si Ludwig avait été là, il aurait fait la même chose, parce que Gautier représentait le profil humain qu'il aurait aimé voir chez tout le monde : quelqu'un qui regardait au-delà des apparences, et qui n'avait pas une opinion arrêtée sur la question. En tout cas, Béryl n'osa pas lui mentir quand au sort de Sigbine. Elle n'osa pas lui donner un espoir qui aurait tôt fait de mourir une semaine plus tard.

Quand les larmes furent séchées, Béryl demanda à Gautier s'il y a avait des bus qui passaient pas ce village. Ce dernier lui répondit que oui, mais qu'avec les récentes mesures gouvernementales, les transports en commun avaient été supprimés. Elle jura, et son hôte proposa :

— J'peux t'amener à Oxford, si tu veux.

— Vraiment ?

— Ce sera l'occasion d'rendre visite à ma sœur, et on est le week-end. Les forces armées devraient relâcher un peu la pression, mais… (Béryl s'apprêta à se lever, quand il l'arrêta d'un geste)…il faut qu'tu dormes, maintenant. Vu l'état de tes chaussures et de tes loques, j'ose à peine imaginer c'que t'as dû traverser.

— Tu as raison. Bonne nuit, Gautier.

— 'nuit, Béryl.

Et la nuit voila le reste de la maison, emportant les rêves dans le Morphée profond.

* * *

Le lendemain matin, tôt, les deux partirent en préparant rapidement leurs affaires ; c'est-à-dire Béryl qui aidait Gautier à faire sa valise. Ce dernier ne prit qu'un petit jeu de chaussettes, de slips et de t-shirts, ainsi qu'un pull en guise de vêtements. La majorité du contenu se trouva être du matos de mécanique, une lampe électrique, une batterie pour charger les portables et un…

— Qu'est-ce que tu fais avec un brouilleur de communications ? s'étrangla Béryl en reconnaissant l'appareil qui ne se vendait pas sur le marché légal.

Gautier se contenta de sourire, de fourrer le brouilleur entre deux t-shirts et de refermer la valise d'un geste sec.

Le coffre claqua dans la froide matinée, le capot scintillait de gouttelettes. Il faisait presque jour, et Béryl frissonna. Elle rajusta son col de pull et rentra dans la voiture. Gautier fit de même après avoir rajusté les rétroviseurs à la main et nettoyé le pare-brise. Il tourna la clé, le moteur gronda et la voiture bondit.

— C'est celle de mon grand-père, commenta Gautier. Je l'ai r'tapé il y a deux ans, il y avait un problème avec la bougie.

— Elle peut monter jusqu'à… ? s'enquit Béryl, voulant penser à autre chose.

— Avant, quatre-vingt kilomètres-heures. Maintenant, je peux la faire rouler jusqu'à cent-quarante pendant deux heures avant que le moteur lâche… enfin, si les pneus ne l'font pas avant ! rit-il. Mais si on est dans une course poursuite, on aura un avantage : les voitures d'avant ont plus de maniabilité qu'maintenant.

— Pourquoi on serait impliqués dans une course poursuite ?

— Euh… (Gautier fit une grimace) J'voulais pas te stresser ou autre chose…

— T'inquiète pas, vas ! rit-elle. Si on est dans une course poursuite, tu me passeras le volant.

Il acquiesça et lui proposa de mettre la radio. Elle accepta ; bien que peu désireuse d'entendre de sombres nouvelles, il lui fallait toujours savoir comment le monde tournait. Gautier tourna le vieux moniteur de radio, qui crépita un instant jusqu'à qu'il trouve la bonne fréquence. Le sang de Béryl se glaça lorsqu'elle entendit la voix de Yannis l'imposture grésiller :

Mes chers mourmons, mes chers terrien(ne)s, bonjour. Je m'appelle Yannis Bencheikh, mais vous me connaissez sûrement sous le nom de Yannis le Mage ou Synnaï le Typhon de Typhus. Je dois d'abord remercier le Premier Ministre de m'avoir invité à ce discours, et tout le Sénat pour avoir écouté, discuté et adhéré à mes propositions. Laissez-moi vous répéter ce que je leur ai dit : nous sommes en guerre. Oui, la guerre est à nos portes, et pas juste une petite guerre civile entre Néo-Mourn et la Terre. Je parle d'une vraie guerre, avec un empire étranger. Vous l'avez vu comme moi : le visage dans le ciel. L'Empire Epistimal arrive. Il va nous assujettir, voler nos ressources et nous détruire. Nous ne sommes pour eux qu'un champ qu'ils doivent faucher (la voix de Yannis prit un accent sourd) Chaque personne m'écoutant, cessez d'avoir peur de votre prochain. « L'ennemi de mon ennemi est mon ami » est une expression qui prendra tout son sens pendant les prochaines heures. Vous devrez alors choisir votre camp : ceux qui gagneront à mes côtés, ou ceux qui mourront dans l'espoir vain de se faire bien voir par l'Empire. Ceux qui aiment la magie, et ceux qui l'abhorrent. Vous avez une journée.

Les voix des journalistes retentirent à travers le haut-parleur quand Gautier éteignit le poste, le regard tourné vers Béryl. Elle, livide, tentait de maîtriser la rage qui rongeait sa poitrine et sa gorge. Fidèle à lui-même, Gautier lâcha un reniflement de mépris envers le poste et fit un vague geste de la main :

—…rien d'autre qu'un malade, ce type ; on dirait pas qu'il veut qu'la guerre civile s'arrête.
— C'est absurde… Pourquoi il ferait une chose pareille ?

— Qui voudrait ça ?

— Un con !

— T'le connais, tu sais ce qu'il veut ?

— J'ai crû le connaître, comme toi avec Sigbine. Sauf que, contrairement à elle, il est drastiquement différent de son identité humaine.

— Je vois le genre. J'ai travaillé avec un jeune peintre qui était affable et effacé, mais on a rapidement découvert qu'il battait sa copine et d'aut' sérieux problèmes psychologiques.

— Sauf que là, on ne peut pas le poursuivre en justice ou le faire arrêter. C'est un beau parleur, un manipulateur de première. On croit qu'il est fou, qu'il ne représente aucune menace jusqu'à que son plan se goupille parfaitement sous votre nez.

— Et son plan, c'était de foutre la merde ?

— « Le Typhon du Typhus », grommela-t-elle.

* * *

La route jusqu'à Oxford fut mangée en une demi-journée. Seulement, les prédictions optimistes de Gautier furent caduc : Deux voitures de police gardaient férocement le péage de chaque voiture voulant atteindre la zone urbaine. Elles devaient sûrement renifler les possibles mages et autres artéfacts. Alors qu'ils atteignaient la file, Gautier demanda :

— On fait quoi ?

— Rien ! Ni toi ni moi ne sommes mages, et on ne possède aucun artéfact magique.

— C'est vrai, mais… et s'ils t'reconnaissent ?

— Deux policiers lambda ? Je suis pas Elisabeth IV ! pouffa-t-elle. Crois-moi, je suis peu connue dans mon milieu, alors je ne risque pas de… Oh non !

— Quoi ?

— Je n'ai pas de papiers.

— Alors on est dans la merde. Faisons marche-arri…

Mais une voiture se plaça derrière eux, et une autre derrière elle. Gautier blêmit et Béryl mit sa tête entre ses mains. Gautier s'affala contre son siège en soupirant.

— On est foutus.

— Il reste une solution.

Béryl ne voulait pas recourir à cette méthode. C'était l'une des choses qu'elle abhorrait par dessus tout, et sûrement une preuve supplémentaire à l'argumentaire anti-mage. Malheureusement, la situation était trop désastreuse pour se préoccuper de questions aussi vastes. Gautier la dévisageait du coin de l’œil.

— J'te suis, mais je veux savoir ce qu'tu mijotes.

— Fais-moi confiance, lui dit-elle lorsqu'ils parvinrent au péage.

— Bonjour monsieur… madame, salua l'agente de la paix dès que la fenêtre fut ouverte. Vos papiers, s'il-vous-plaît

— Bonjour monsieur l'agent, répondit Gautier en tendant sa carte d'identité.

— Bonjour, fit Béryl en tendant un vieux morceau de papier blanc.

Et en même temps, elle usa de son pouvoir. Le truc, c'était de faire croire à l'agente qu'elle voyait effectivement une carte d'identité anglaise. Béryl manipula cette idée et la projeta le long de son bras. La policière toucha la papier que Béryl tenait, et il parut troublé un instant. Gautier restait muet comme une carpe, mais Béryl ne le regarda pas de peur de se déconcentrer. Sa volonté était telle une épée de Damoclès.

Le policière observa le papier blanc et la carte d'identité de Gautier, passant de l'un à l'autre en fronçant des sourcils… avant de hocher de la tête et de tendre les deux « papiers d'identité ».

— Tout est en ordre. Vous allez en ville pour quoi ?

— C'est une amie à ma sœur, résuma Gautier, et Béryl sourit en guise d'assentiment.

— Faites attention, les rues sont sécurisées mais pas complètement surveillées – la policière se tourna vers l'un de ses collègues qui scannait la voiture d'un capteur d'ondes Zêta – t'as pas fini ?

— Bah quoi ? râla l'intéressé. Faut faire trois tours. Trois !

— C'est deux, triple nigaud (le détecteur s'arrêta, et la policière salua le duo de son chapeau) Passez une bonne après-midi, et bonne route.

— Merci à vous, au revoir.

Le cœur de Béryl battait à la chamade, et elle se laissa expirer dès qu'ils furent assez éloignés. Gautier gardait son calme, mais elle vit son visage figé et ses mains serrés sur le volant, aussi dit-elle :

— Excuse-moi. J'aurais dû te parler de mon… don.

— C'est pas à cause de ça. T'as risqué ta peau, Béryl ! T'aurais pu te faire tuer s'ils avaient remarqué ce truc !

— Et toi avec.

— Ils m'auraient juste mis en prison. Non (et Gautier secoua sa tête) je peux pas te laisser prendre de tels risques.

— Tu sais que je peux prendre ton comportement pour de la masculinité toxique ? le taquina-t-elle.

— Dis ce que tu veux, je refuse de voir une autre de mes amis se faire éliminer pour une broutille.

— Désolé, je… j'ai pas capté que ça te rappelait cet épisode.

Il grogna en guise de réponse et chassa l'offense d'un revers de main, les yeux rivés sur la route. Béryl l'imita, regardant défiler les bandes blanches. Au bout d'un moment, leur monotonie commença à la faire somnoler. Les choses se transformaient sous ses yeux, dans cet état, mixant les rêves gluants à la solide réalité.

Elle vit la route défiler, mais des centaines de personnes couraient. Quoi ? C'était hors de son champ de vision. Mais la menace déformait la scène de sa présence. Puis les éclairs. Par milliers, ils perforaient les poitrines des personnes qui n'avaient pas de visages lorsqu'elles s'effondraient, ou bien c'était juste la vitesse qui embrumaient leurs traits.

Les sons de la voiture, du bitume vinrent à se mêler en grondements sourds, en rires et en pleurs indistincts. Béryl se sentit mal, consciente des morts factices mais ne pouvant pas les sauver. Simple spectatrice d'un monde en perdition.

Mais quelque chose la soutenait, l'empêchait de faillir. Était-ce l'espoir ? Non, c'était juste les souvenirs. Ceux qui invoquaient le nom de ses amis, leurs visages. Dans l'ignorance de leur sort, elle se persuadait qu'ils veillaient sur elle. Ce n'était en rien pragmatique, mais c'était rassurant. Et maintenant, c'était ce qui comptait.

— Béryl, réveille-toi ! l'arracha Gautier de sa torpeur.

— Mgné ? bailla-t-elle sans une once d'élégance.

— On est arrivés.

* * *

Oxford avait changé. Ce n'était plus cette ville touristique, universitaire et ancienne. C'était un endroit aux rues délaissées, aux fenêtres voilées et aux vitrines grillagés. Nombre de voitures n'étaient plus en état de rouler, voire d'être reconnues comme des voitures si vous ne preniez pas dix secondes pour y reconnaître une carrosserie. Derrière les rideaux, les regards étaient aussi lourds de suspicions que l'ozone dans l'air.

— Le ciel est bas, le temps se gâte, commenta Gautier qui roulait au pas.

— « Sécurisées » mon cul ! jura Béryl en frappant la portière. D'où croient-ils que sécuriser, c'est dire aux gens de rester chez eux ?

— C'est pas si bête que ça…

— Sauf que ça l'est ! Personne ne surveilles rues parce qu'ils se focalisent uniquement sur les mages et leur détection. Les gens normaux vont donc pouvoir en profiter un maximum.

— Attends… (il s'arrêta net) On a de la compagnie.

Devant la voiture, une silhouette petite et trapue, portant une armure mournienne. Béryl la reconnut entre mille.

*Lorkhan

Tomber sur Béryl avait été un pur coup de chance. De base, Lorkhan devait aller chercher des provisions pour les ramener aux survivants de la « Purge d'Oxford ». Il avait arpenté les rues, muni d'un diffracteur3, un engin magique qui pouvait tromper momentanément les sens visuels d'un humain ou d'une machine. Malheureusement, ça ne fonctionnait pas sur les gens qui avaient déjà vu la personne utilisant un diffracteur.

L'ancien général mournien regarda la scientifique humaine descendre du coté gauche de la voiture, et de l'autre sortit un homme brun. Lorkhan glissa sa main à la poignée de son épée, craignant qu'il ne s'agisse d'un guet-apens. Son Aura enfla et vibra, prête à exploser en Déphasage. Cependant, Béryl leva les mains, l'air inquiète :

— C'est moi ! Y a pas de danger !

— Prouve-le, fit Lorkhan en anglais.

Et c'est là qu'il sentit l'attaque mentale, faible et… fébrile ? Il la repoussa avec toute la force née de l'entraînement des Gardes Impériaux, en se tournant vers l'homme brun, qui recula. Mais ce fut Béryl qui tituba, le teint pâle, et Lorkhan saisit que cette attaque était juste un contact de cette dernière. Il lâcha un grognement d'assentiment et desserra sa prise sur son épée.

— Heureusement que je savais que tu étais capable de télépathie, sinon je l'aurais tué.

Il désigna le brun d'un signe de tête. Ce dernier ne parut pas impressionné, et Lorkhan mit quelques soupçons sur cet homme dans l'immense pile dans sa tête. Elle avait triplé de volume ces derniers temps… Béryl s'adressa à lui à voix basse, avant de se tourner vers le guerrier :

— Ça fait du bien de vous revoir, Lorkhan… Je vous présente Gautier, qui m'a aidé à revenir à Oxford après la… la mission.

L'homme concerné sourit faiblement et leva la main avec hésitation en sa direction.

— Vous avez un accent bizarre. Z'êtes mournien, j'imagine ?

Lorkhan l'observa un instant, le jaugeant du regard. Mais rien dans son instinct indiquait qu'il était dangereux. Son instinct ne lui avait jamais fait défaut, alors Lorkhan l'écouta et lâcha :

— Oui.

Puis il se tourna vers Béryl et lui offrit un de ses rares sourires, c'est-à-dire une ombre de rictus.

— On a besoin de toute l'aide qu'il faut, de toute façon.

Il leur fit signe de le suivre. Les rues étaient moins sûres depuis l'annonce inattendue de Yannis, parce que des drones vrombissaient parmi les feuillages et entre les tuyaux de gouttière. Lorkhan leva les yeux, sillonnant chaque recoin, chaque allée dérobée de son regard acéré. Il n'était pas un mage détecteur, et ne pouvait compter que sur ses cinq sens. Activer des sortilèges, sauf pour son diffracteur, était suicidaire : tous les appareils de la police humaine étaient équipés de détecteurs de magie.

— Vous cherchez quoi ? demanda l'homme dénommé Gautier.

— Le silence, rétorqua Lorkhan.

Il l'obtint, mais pas assez longtemps :

— Sérieusement, vous cherchez quoi ? De la nourriture ? Des médicaments ? Vous nous avez dit qu'on pouvait aider, alors autant qu'on soit ut…

— Tais-toi. Les drones ont des micros à longue portée.

— Et si on chuchote ? fit Béryl sur ce ton.

— C'est mieux, grogna Lorkhan, sa propre voix maîtrisée pour n'être presque qu'un murmure.

— Désolé…

Gautier s'était excusé, chose que le guerrier n'aimait pas chez les gens ; les excuses, c'était pour ceux qui ne cherchaient pas à être meilleurs.

— Lorkhan, tu dois savoir que K…, commença Béryl.

Il la coupa d'un geste, attiré par un reflet étrange dans une fenêtre d'un immeuble. Son regard s'affina et ses muscles oculomoteurs se tordirent pour resserrer son champ de vision : quelqu'un les filmait. J'espère qu'il n'a pas eu mon visage…

— Venez, ne restons-pas là, lança-t-il en se dérobant dans une ruelle adjacente à la rue.

Le chemin, il le connaissait bien. Il l'avait testé maintes fois, par différents itinéraires, jusqu'à trouver le schéma logique de la ville. Même si c'était difficile à admettre pour quelqu'un de buté comme lui, Lorkhan devait admettre qu'il était bien plus facile de s'orienter dans les villes humaines que les mourniennes ; l'emplacement des maisons n'avait rien d'aléatoire mais relevait d'un choix réfléchi. C'était bien sûr moins amusant de s'y repérer que Dal'Agard, mais au moins, c'était plus simple.

En une dizaine de minutes, il emmena ses deux nouveaux alliés à une bouche d’égouts. Son pied frappa la plaque, qui se délogea sans un bruit. Mais le vrai bruit, lui, venait de derrière.

— Plus un geste ! Les mains en l'air !

Lorkhan reconnut le cliquetis d'une arme à feu qui se chargeait. Il se retourna lentement, les mains en l'air et l'air mauvais. Béryl et Gautier avaient fait de même, mais leurs visages, contrairement à ce que Lorkhan pensait, ne laissait pas transparaître la peur. Bien. Personne ne paniquerait si quelque chose de rapide se passerait.

Le policier qui les tenait en joue était un humain qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans d'années humaines. Sa principale caractéristique se trouvait être sa tremblotte incontrôlée, sa sueur au front et ses yeux terrifiés. Lorkhan devina aisément qu'il n'avait jamais pointé une arme sur quelqu'un, et qu'il ne presserait pas la détente volontairement.

Mais qu'il s'agisse d'un innocent, d'un petit nouveau ne signifiait rien. Il n'y avait pas d'hésitations à avoir.

— À genoux, maintenant ! (le policier porta sa main à son parleur sans quitter des yeux et du pistolet le trio) Centrale, j'ai des suspects sur la…

Tout se passa en trois secondes. Première seconde. L'énergie foudroyante du Déphasage fusa dans les veines de Lorkhan, stimulant son cerveau au point que le temps lui paraissait ralenti. Il entendit son cœur battre. Deuxième seconde. Il chargea vers le policier, tira son épée d'ophobalérium qui tinta hors de son fourreau, rayonnante de lumière et de magie. Troisième seconde. D'un mouvement gracieux et vif du poignet, en pliant son coude à la verticale – la Cisaille du Vent Aigri – son bras se déroula, la lame siffla.

Quatrième seconde, la tête du policier tomba. Lorkhan relâcha le Déphasage et ressentit le contrecoup presque immédiatement : nausées, mal de têtes et démangeaisons à la base du crâne. Il entendit Béryl étouffer une exclamation et Gautier jurer. Le corps du policier gigota un instant, avant de glisser contre un mur, y laissant une traînée grenat sur les briques.

— Putain ! Scheisse… Vous étiez pas obligé de le tuer !

— Béryl, tu peux brouiller un signal ? demanda le guerrier en ignorant la remarque du brun.

— Pourquoi vous voulez que je br… Oh !

Il opina du chef ; même si le policier n'avait pas donné leur position à ses comparses du poste, ces derniers pouvaient retracer l'appel. Lorkhan savait qu'ils le feraient, parce que c'était dans la nature humaine d'être aussi méfiants que des serfilis.

Béryl s'approcha du corps décapité. Le plus étonnant, remarqua le guerrier en la regardant bidouiller l'appareil de communication du policier, c'était son air : il ne laissait paraître aucun dégoût, aucune peur. C'était… bizarre venant d'une humaine qui n'avait pas connu la guerre ni tué qui que ce soit. Comme si elle avait couché avec la mort4, se dit-il en citant un des rares poètes mourniens.

— C'est bon, c'est fait ! s'exclama-t-elle.

— Bien. Maintenant, descendons.

— Quoi, dans les égouts ? Oh, pas encore !

Gautier voulut la rassurer en lui assurant qu'il assurait. Elle lui servit un regard qui faisait frémir les cervicales. Lorkhan ricana et descendit l'échelle de maintenance à leur suite, fermant le passage avec lui. Les traverses étaient poisseuses. Lorkhan écarta sa main. Le rouge la colorait avec ardeur, gouttant le long de leur descension.

Une fois en bas, il lécha ses mains pour boire le sang. Une peur l'envahit, une peur de mort qui n'était pas sienne. Le frisson de terreur et d'incompréhension le traversa, puis le néant. Les émotions d'un défunt étaient puissantes, mais fugaces. Soudain, il fut tiré de sa transe fugace en voyant Béryl le dévisager avec inquiétude. Derrière, Gautier faisait des commentaires sur les ordures charriées par le fleuve des immondices humaines.

— Lorkhan, je dois vous le dire maintenant, tant que nous sommes seuls… Kara nous a trahi.

— Quoi ?

— Et Horebea est morte.

Le fleuve des immondices humaines reçut un don unique, ce jour-là. De merveilleuses et rares larmes d'un père indigne de ses filles. De belles lamentations de guerrier sans empire. De délicieuses petites tristesses d'un apatride.

* * *

*Béryl

Voir un type aussi solide que Lorkhan verser des larmes, c'était… à la fois effrayant et réconfortant. Effrayant parce même lui pouvait flancher, réconfortant parce qu'il n'était qu'un cœur de verre derrière un visage de pierre. Elle hésita un instant à le réconforter, puis finit par le faire, posant doucement sa main sur l'épaule secouée de sanglots :

— Je suis désolée.

Il renifla, sembla ravaler sa tristesse en roulant des épaules. Son visage avait repris la dureté du rocher.

— Avançons, croassa-t-il.

Comme il faisait noir, Béryl alluma une des lampes-torche prêtées par Gautier, la passa à Lorkhan qui la pointa devant eux. Ils s'engagèrent le long du mur, longeant la rivière putride dans le sens contraire au courant. Leurs pas claquaient dans le silence froid, leurs souffles seuls rappels qu'ils étaient encore vivants, eux. Que suffisait-il de faire pour revenir en arrière ? se demandait Béryl avec un air penaud. Pourquoi la magie ne suffisait-elle pas à sauver le monde ?

Les considérations les plus profondes demandaient souvent le silence, aussi l'écouta-t-elle. Ce silence craquelé de bruits épars, ce silence sifflant dans vos oreilles. Là où vous restez sans rien faire, ou lorsque vous répétiez le même mouvement, sans penser à rien d'autre qu'à rien. D'ordinaire, ce silence-là n'était que flottement. En ce moment-même, Béryl le sentait aussi lourd que ses propres pensées.

La magie. Elle était une source de pouvoir. Et que se passait-il lorsqu'on s'abreuvait trop vite ? On devenait soûls. Même elle avait ressenti de la joie en suggérant à la policière de la laisser passer. De la joie ! Alors que l'éthique était l'un des contrats qu'elle avait signé avec elle-même. Alors qu'user de quelque chose au jugé, sans expériences, se trouvait être l'exact opposé de la méthode scientifique.

Petit à petit, dans son cœur, coincé entre deux chairs, enfla un désir nouveau, inédit. Quelque chose qui faisait écho avec le discours de Yannis – toujours Yannis ! – et qui permettrait à Béryl de ne plus être une petite scientifique à la noix se posant des questions existentielles. Ses pensées l'amenèrent vers Ludwig, son premier vrai ami : face à cette situation, qu'aurait-il dit ? Fait ? La paix, sans doute. Mais entre qui et qui ?

Entre ceux qui prônaient la magie et ceux qui en étaient les victimes.

Mais ça ne pouvait pas marcher. Rien ne fonctionnerait parce que, à l'origine, le problème ne venait pas des peuples : il venait de la magie en elle-même. Les victimes chercheraient toujours à se venger en retournant la balance du pouvoir, devenant à leur tour des bourreaux. Puis le cycle recommencerait, encore et encore. C'était la peur qui guidaient ces gens, oui. Mais combien de temps cela prendrait-il pour les convaincre que la magie pouvait être bénéfique ? L'était-elle vraiment, d'ailleurs ? Partout où elle allait, Béryl ne voyait que des magiciens au bord de l'orbasos, et les autres prônaient que leur art était « instable et dangereux », bien que noble.

Peut-être que… peut-être fallait-il la supprimer pour de bon ? Mais comment !? Tout portait croire que la magie était une force infiniment « insuppressible ». Si Dieu existait – l'ancienne Béryl aurait rit à cette pensée – même lui n'aurait pas la force de balayer cette chose.

Mais.

Mais il existait forcément un moyen détourné. Si on ne pouvait pas supprimer la magie, il était probable qu'on puisse l'empêcher de venir dans un monde.

Béryl cogita sur ce problème : la magie, d'après les récentes découvertes kirrotiques, naissait d'une énergie provenant de la détérioration de l'information. On ne pouvait contrer ce phénomène, lié à l'entropie d'un univers qui permettait d'engendrer la « conséquence » et le changement des choses, in fine l'espace-temps lui-même. Mais la suite lui donna une piste : l'énergie d'information se glissait hors de l'espace-temps par l'intermédiaire d'interstices, crées par les fluctuations quantiques incessantes. Une fois « dehors », elles se muaient en kirrosi, qui revenaient ensuite dans le monde d'origine par ces mêmes interstices, afin de conserver un équilibre des forces à la fois dans l'existence et son dehors.

Le hic présent était le suivant : on ne pouvait pas non plus empêcher la venue des kirrosi au risque de mettre en péril la stabilité énergétique de l'univers. Mais… mais le processus de transformation, lui, était unique. Béryl avait étudié des textes scientifiques mourniens sur la théorie des univers parallèles, confirmée par Yannis lui-même ; dans certains d'entre eux, il racontait qu'il ne pouvait user de magie, tout simplement parce que la transformation énergétique était différente, produisant des nouvelles particules.

Vous êtes-vous déjà fait traversé par cette sensation curieuse, lorsque vous commencez à décortiquer un problème complexe à travers un simple détail ? Ce tiraillement à l'estomac, un nœud d'excitation et d'effroi, aussi similaire que le mouvement parfait d'une danse que vous parveniez enfin à saisir ? Cet éclair de génie traversa Béryl. Mais ce n'était pas d'elle. En un sens, si, mais non. Il s'agissait de sa propre course, mais ce n'était pas son chemin. Son excitation était telle qu'elle ne ressentit pas la présence dans son esprit, cachée derrière ses songes, plaquant ses yeux mordorés sur cette idée suggérée.

Qu'ils aillent se faire foutre, pensa-t-elle avec espoir. Tous autant qu'ils sont, eux et leur putain de magie.

* * *

La Résistance menée par Lorkhan impressionna Béryl par sa taille, son organisation… et surtout ses locaux : il s'agissait de l'ancienne base des Dardants du Sineux.

Depuis la corniche, on pouvait contempler l'immense caverne aux piliers aménagés bouillonnait d'activité : des barques acheminaient armes et engins magiques depuis les rivières souterraines rejoignant la surface, quelques douzaines de kilomètres plus loin ; les camps d'entraînements improvisés étaient remplis à craquer d'instructeurs gueulant des ordres à droite à gauche, tandis que les aspirants guerriers s'entraînaient à l'épée et à la magie ; au fond de la caverne, le portail séculaire des Dardants relâchait sans cesse des voitures et camions, amenant plus de provisions et de cargaisons.

Gautier siffla d'étonnement face à ce spectacle d'une ampleur impériale :

— Eh beh ! J'ai vu des tableaux vraiment époustouflants, mais jamais autant qu'c'ui'là !

— Tu auras tout le loisir de le visiter, fit Lorkhan en montrant un escalier descendant, taillé dans la paroi.

La descente fut rude : les marches étaient inégales et glissantes, et le plafond était bas. Seul Gautier pâtit de ce dernier défaut.

Une fois en bas, les mourniens accueillirent Lorkhan à bras ouverts, déroulant leur phrasé incompréhensible, diction unique de Dal'Agard. Béryl n'en comprit pas un traître mot. Je dois sérieusement me remettre à étudier… Les accolades, tapotements dans le dos ou sur l'épaule furent nombreux. Lorkhan se pencha vers un mournien et lui murmura quelque chose. Ce dernier blêmit, avant que des larmes n'apparaissent sur ses joues. Il serra fort dans ses bras le guerrier. Lui resta stoïque en figure, mais émotif dans son embrassade.

Et des murmures jaillirent de part et d'autres. Puis Béryl en reconnut quelques uns, et tous ceux-là donnèrent du rythme aux voix des mourniens. Pas de mélodie, juste un rythme. Ils chantaient sans chanter. Un rituel mortuaire pour honorer la mémoire des morts. Horebea. Puis, ils crachèrent par terre, mais pas de la salive translucide, non ; c'était une bile noire, qui siffla au contact du sol. L'odeur rance titilla les narines de Béryl, qui fronça du nez… avant de s'arrêter en chemin, de peur d'être offensante. Sauf que sa réaction était un miroir de la leur : ils fronçaient tous du nez, mourniens, mourniennes et mourmons. Ils étaient en colère, et chassaient de leur cœur un des leurs. Kara.

— Qu'est-ce qu'ils font ? chuchota Gautier, apparemment saisi par l'atmosphère du rituel.

— Nous honorons la mémoire de ma fille et crachons sur celle de mon autre fille, répondit sur un ton tranchant Lorkhan à la place de Béryl.

— Toutes mes condoléances, m'sieur, et Gautier enleva le petit béret qu'il avait sur sa tête à la mine grave.

Lorkhan ne répondit rien, n'eut aucune réaction. Mais Béryl vit dans son regard que quelque chose s'était éteint.

Le rituel terminé, Lorkhan présenta succinctement les « nouvelles recrues » à ses comparses. Ces derniers ne posèrent pas de questions, ne parurent pas soupçonneux et retournèrent rapidement à leurs besognes après un hochement de tête. Béryl se sentie un peu étourdie… elle tituba et s'appuya contre une caisse.

— Ça va ? s'enquit Gautier à sa rescousse.

— Je… C'est bizarre, j'ai la nausée.

— L'odeur du crachin, p't'être. Sans offenses, m'sieur ! s'empressa-t-il d'ajouter.

— Tu es pardonné. Il s'agit d'un phénomène assez complexe de surcharge de magie dans un endroit. Quand beaucoup de mages et d'objets magiques se trouve dans un même endroit, on ne parvient plus à absorber correctement la magie et on se sent débordé.

Béryl allait dire qu'elle n'avait pas de magie mais préféra se taire, laissant le guerrier trapu continuer :

— Autrefois, à Dal'Agard, et plus particulièrement à Typhus, nous avions des artéfacts datant d'avant l'Âge des Ténèbres, des objets pouvant rassembler la magie excédentaire et la stocker, comme un siphon. Mais il n'en est rien ici… Et nous devrons bientôt partir ou cet endroit disparaîtra…, finit l'ancien général dans un murmure.

Béryl l'entendit et frissonna ; était-ce à cause de la nausée ou de la perspective que la présence de mages transformait ce lieu en bombe à retardement ?

Gautier et elle furent envoyés par Lorkhan aux docks pour aider à décharger, le temps de leur trouver une utilité plus adaptée à leurs talents. Si le brun prenait ce travail très à cœur, besognant comme deux tout en discutant allègrement avec les rares mourmons parlant anglais, Béryl était pensive et négligente. Chacune de ses pensées se tournaient soit vers Ludwig, soit vers Horebea, soit vers la suppression de la magie.

— À quoi tu penses ? lui demanda Gautier après trois heures de labeur, lors de leur pause.

— Comment ça ?

— Tu fais c'te tête pensive, un peu comme si tu r'gardais une crotte de chien dans la rue.

— Vraiment ?

— Plutôt.

— Humm… (elle ramena un genou contre elle) Disons que j'ai beaucoup de trucs sur le cœur.

— Raconte, alors.

— Ce serait trop long. Tu ne comprendrais pas.

— Dis toujours.

— Je me demande si… si je suis dans le bon camp. J'ai affronté les Dardants du Sinueux, j'imagine que tu en as entendu parler ? (Gautier acquiesça, et elle continua) C'était de loin la période la plus excitante de ma vie, mais aussi la plus terrifiante : la sensation qu'on vous épiait constamment, de perdre la vie d'un instant à l'autre sous le coup de la magie. C'était pas ce que je voulais, au fond. Mais je m'y suis plié, parce que la situation l'exigeait. Aujourd'hui, mon combat est toujours obligé, mais le camp est différent. Je suis de l'autre côté.

— Il y a pas de camps ou de côtés, assura maladroitement Gautier.

— Ne me sors pas ce genre de philosophie bidon ! Je sais bien que le monde n'est pas noir et blanc. Mais il est divisé, tu ne peux pas dire le contraire. Et moi, je ne sais plus de quel côté me placer ! finit-elle en criant.

— Béryl…

— Je sais que je dois comprendre que les mages sont le « bon camp », qu'ils sont les « opprimés ». Mais pour combien de temps ? Si on parvient à renverser le cours des choses, l'ordre suivra et on recommencera le cycle. Les mages reprendront leurs droits. Si seulement Ludwig était là…

Sa gorge se noua, les sanglots la secouèrent brutalement, la faisant ressembler à une machine à laver mal fermée et pleine à craquer. Gautier lui passa un bras autour de l'épaule et la berça doucement en lui répétant : « ça va aller, je suis là… ». Le désarroi l'alourdissait autant que l'humidité sur ses vêtements, et le barrage dans son petit cœur mouillé semblait sur le point de rompre d'un instant à l'autre.

— Qu'est-ce que je dois faire pour que ce soit juste et utile pour tout le monde ?

— Tu n'peux pas aider tout l'monde, lui chuchota Gautier. Personne ne l'peut. On peut juste se dire « qu'est-ce qui est juste et bon pour moi d'faire, qu'est-ce qui est possible ? ».

— Je veux faire plus que ça.

— Écoute !

Gautier s'écarta d'elle pour la prendre par les deux épaules, accrochant son regard avec une intensité qu'elle n'avait jamais vu. Cela aurait pu être de la colère, mais non, c'était plus complexe que ça.

— Tu ne dois pas d'auto-détruire simplement parce que ton ami Ludwig le fait, et que ça'l'air de l'rendre plus rayonnant ! Je te connais pas beaucoup, Béryl, mais de c'que j'en ai vu, t'es pas une mauvaise personne.

— Tu te trompes…

Elle se remémora ses sombres pensées sur la magie, mais Gautier l'en tira par ces paroles :

— Tu penses p't'être que la policière de tout à l'heure, tu lui as fait du mal. Moi, j'crois pas : tu nous as sauvé tous les deux. Tu m'as donné l'espoir d'revoir Sigbine, un jour. Même si c'est futile, idiot ou j'n'sais quoi ! C'est d'l'espoir, et ça s'trouve pas partout. Il te donnait d'l'espoir ou des solutions, Ludwig ?

Elle resta silencieuse, parce qu'il avait trouvé le point sensible. Gautier sourit.

— Tu vois ! Ah ! J'te pensais maligne, mais t'es bête comm' tes pieds !

— Eh ! protesta-t-elle dans un rire.

— Ah, voilà, c'est mieux comm' ça !

Soudain, ils entendirent Lorkhan les appeler au loin. Gautier lui assura qu'ils reparleraient de tout ça en temps et en heure, mais que l'important était de se concentrer sur le présent. Béryl trouva la force de se lever et de le suivre, une énergie nouvelle parcourant son corps. Espoir, espoir, offre-moi ton pouvoir ! pria-t-elle piteusement en son for intérieur.

* * *

*Lorkhan

L'Hakessar, ici ! Il n'en avait pas cru un mot quand l'un de ses anciens camarades de guerre l'avait prévenu de la venue de l'homme le plus important de l'Empire, mais pourtant c'était le cas. Ce n'était pas une visite officielle compte tenu de l'atmosphère de tension qui régnait à Oxford, sauf que Lorkhan se demandait bien pourquoi l'Hakessar lui-même s'était déplacé dans l'ancienne base des Dardants du Sinueux.

Ces derniers, d'ailleurs, n'avaient pas disparu complètement : sous l'impulsion anti-mage du gouvernement anglais et la récente annonce de Yannis, ils s'étaient de nouveau rassemblés. C'était toujours leur base souterraine, après tout ; la plupart des anciens Dardants dirigeaient les opérations et les comptes de la résistance. Le plus étonnant, cependant, avait été le geste gracieux de nombre d'entre eux vis à vis des humains doués de pouvoirs : ils les avaient accueillis en leur sein, comme les leurs.

Lorkhan – Béryl et Gautier sur ses talons – déambula parmi la foule qui s'était rassemblée devant l'ancienne bâtisse de Filsle, la.e défunt.e dirigeant.e des Dardants. C'était là-dedans que l'Hakessar s'était enfermé en quémandant tous les têtes du campement. Lorkhan n'en faisait pas partie, mais il voulait y participer quand même. Les mots de l'Hakessar, ceux du jour de l'Apparition, résonnaient encore dans sa tête :

« Tu ne trouveras plus ta voie sur le chemin de la guerre. Cherche-la sur les chemins du cœur »

C'était pour ça qu'il avait tenté de discuter avec Kara, et tenté de contacter Horebea. La première tentative avait été fructueuse en amont mais stérile en aval. La seconde s'était vouée à l'échec le plus cuisant.

Maintenant, celle qu'il aurait voulu connaître mieux était morte, et celle qu'il avait fait souffrir était dans le camp ennemi. Peut-être, se dit Lorkhan en parvenant aux escaliers menant à la porte de la bâtisse, peut-être que c'était une punition pour avoir failli à mon devoir de Garde. Mais rien n'était plus sûr que la vive parole de celui qui l'avait trouvé, élevé et chassé de son ciel. Il gravit les marches, parvint à la porte.

Il l'ouvrit.

La pièce n'avait pas changé (il l'avait déjà visité durant ses excursions sur Terre, car les Dardants existaient déjà avant l'Apparition) : les murs de pierre craquelés et suintants d'humidité. Les tapisseries vieilles représentant l'histoire mournienne jusqu'à sa fin funeste. La table heptagonale au centre, les chaises disposées à la va-vite, sur lesquelles étaient assis les dirigeant.e.s du camp.

L'Hakessar trônait, bien sûr. Son visage sans défaut se leva, et ses yeux séculaires se portèrent sur Lorkhan. Ce dernier se sentit comme un oiseau dans une cage de géant, à l'abri mais pris au piège. Son instinct de guerrier reprit le dessus, quand il se rendit compte qu'il se tenait immobile sur le seuil, empêchant Béryl et Gautier de passer ; son instinct de soldat rejaillit, le faisant entrer puis le mit au garde-à-vous.

— Lorkhan ? s'exclama Heime, l'un de ses anciens compagnons d'armes. Qu'est-ce que tu fais ici ?

— C'est un scandale ! s'écria un vieux Dardant en frappant du poing la table. Il n'a pas été invité !

Des grognements approbateurs et des protestations accueillirent cette remarque. Heime parut gêner et voulut dire quelque chose quand…

— Laissez-le.

La voix grave de l'Hakessar résonna par dessus toutes les autres, les réduisant au silence. Le plus puissant des mourniens se leva lentement de sa chaise, sans en sortir. Le regard baissé, Lorkhan sentait sur lui celui de son ancien maître, aussi lourd que celui du Grand Serpent.

— Lorkhan. Quel plaisir de te revoir.

— Votre Grandeur, répondit ce dernier.

— Comment vas-tu ? demanda la lourde voix, cette fois plus douce.

— Ma benjamine est morte, mon aînée a trahi l'Empire, avoua Lorkhan.

La première leçon qu'il avait apprise de la Garde Impériale, c'était qu'il ne fallait jamais mentir ou omettre la vérité à l'Hakessar lorsqu'il vous posait une question.

— Je vois. Toutes mes condoléances.

La seconde, c'était qu'il ne fallait pas faire état de vos émotions ; il ne suffisait que de dire les faits et l'Hakessar devinerait les tourments de votre cœur. C'était comme ça, c'était la tradition. Mais même si c'était le cas, Lorkhan ressentit une bouffée de gratitude envers le mournien qu'il avait juré de protéger au prix de sa vie. Il s'inclina.

— Vous m'honorez, Seigneur. Je suis votre obligé.

— Mon obligé, vraiment ? Relève la tête et regarde-moi dans les yeux.

Lorkhan se tendit, mais obéit. Il croisa ce regard profondément dérangeant et rassurant à la fois, mais ne cilla pas une seule fois. L'Hakessar sourit.

— Tu as cherché le chemin du cœur. C'est bien.

Entendre cette phrase faillit lui arracher des sanglots, mais il se retint. L'Hakessar resta silencieux, continuant de le regarder comme s'il s'attendait à ce que son ancien soldat cède. Mais Lorkhan était maître de sa douleur et de ses émotions. Il ne céda pas.

L'Hakessar lui ordonna de s'asseoir. Une fois encore, il obéit, prenant place à côté d'Heime qui lui donna une tape discrète dans le dos et un sourire contrit. Le dirigeant cessa alors de regarder Lorkhan et ses yeux glissèrent vers Béryl et Gautier. Le guerrier s'empressa de dire :

— Voici Béryl et Gautier. Vous avez sûrement entendu parler de la première par le bias de M. Lénot.

— Oui. Je m'en souviens. Alors c'est vous ?

Lorkhan se tourna ; Béryl restait droite mais Gautier semblait gêné d'être observé par ce regard plus perçant que la plus pointue des flèches. À l'étonnement de l'assemblée, en particulier Lorkhan, l'Hakessar s'inclina.

— Je vous remercie du plus profond de mon cœur ; Ludwig a toujours été le pont qui reliait nos deux mondes, et ceux qu'il choisit comme fréquentations sont tout autant honorables.

— Mes excuses, Majesté, répondit Béryls d'une voix claire. Mais je ne suis pas une « fréquentation ». Ludwig n'a agi qu'une demi-année. J'ai agi pendant six ans pour faire en sorte que mon peuple accepte le vôtre.

Le regard perçant s'étrécit, mais le sourire qui s'élargit sur les lèvres de l'Hakessar rassura Lorkhan.

— Dans ce cas, laissez-moi vous remercier de votre aide.

Béryl s'inclina selon l'étiquette, et Lorkhan se rendit compte qu'il avait sous-estimé la scientifique : elle était peut-être moins extraordinaire que son ami, mais elle était bien plus renseignée et travaillée. Sitôt qu'elle eut montré sa verve et sa manière, L'Hakessar l'invita à s'asseoir, mais ne fit pas ce geste pour Gautier. Lorkhan sentit la vexation de ce dernier, mais le guerrier ne prit pas le risque de le consoler devant son seigneur et maître.

* * *

*Béryl

Tous étaient assis, sauf l'Hakessar. C'était pour signifier que c'était lui qui portait le poids le plus lourd, celui de régner, et qu'il était de son devoir de rester debout. Et il parla avec cette charge dans la voix, sur le cœur :

— Nous sommes encerclés de toutes parts. Depuis le retour du Typhon de Typhus, notre paix est mise en péril : nos frontières ne signifient plus rien, nos pouvoirs magiques actuels ne seront d'aucun ressort contre lui.

— Il n'est pas si puissant que cela…, marmonna un Dardant entre ses dents.

— Il l'est, et encore plus, répondit l'Hakessar pour qui rien n'échappait. Synnaï Hencherick, Yannis le Mage, le Typhon de Typhus… Il est de ceux qui a porté le plus de noms, a côtoyé le plus l'humanité. Il l'a guidé, l'a amené vers une voie du progrès, mais c'est ce qui lui permettrait de les manipuler selon son désir. Il leur a conféré de la force autant que de la faiblesse.

— Sans compter sur le fait qu'il s'agit d'un Outsider, grinça un vieux magicien, qui avait sûrement quitté l'Académie il y a des lustres. Si les légendes qu'on nous raconte depuis des temps immémoriaux sont vraies, il peut manipuler jusqu'au tissu de la réalité même.

— Il nous faut user du Coronaviresu pour museler son pouvoir ! réclama une médinienne avec un air hargneux.

— La plante ne servirait à rien, répliqua un paraxien au nez tordu. Les Outsiders sont différents des mourmons dans le sens où leur Porte est conceptuelle, in fine impossible à supprimer par des moyens physiques.

— N'y a-t-il pas une… magie sauvage capable de pallier au problème physique ?

— Vous ne comprenez pas ! s'exclama Béryl.

Tous les délibérants se tournèrent vers elle, l'air étonné. Chaque seconde comptait, secondes où Yannis pouvait partir en fumée pour se transformer en pluie et infecter le monde de ses idées, ou quoi que ce soit d'autre.

— C'est un Outsider. Il se fiche de nous, de tout ! C'est un rebelle au plus profond de son âme… et je regrette d'avoir dis ça à voix haute. Mais vous devez comprendre qu'il n'a aucune intention d'aider qui que ce soit, mis à part ses propres intérêts.

— Qui sont ?

C'était l'Hakessar qui avait parlé, sans hausser la voix, rebutant toute remarque ou insulte à l'encontre de Béryl dans les gorges des mourmons. Alors elle répondit sur le même ton, presque un murmure de résignation :

— La magie. Il ne veut que protéger la magie.

L'Hakessar acquiesça gravement.

— Je… Je ne comprends pas, balbutia la médinienne. C'est logiquement dans nos intérêts ? Non ?

Les visages parfaitement symétriques de chaque mourmon se fermèrent. Béryl connaissait cet air-là, celui de la profonde réflexion mathématique de cette espèce, du plus petit au plus grand problème.

— Si nous nous basons sur ses propres dires et ceux de Béryl, alors chaque acte qu'il entreprendra aura des conséquences désastreuses pour tous. Il n'aura de cesse de poursuivre le rêve de la magie, même si ce dernier nous fera disparaître, énonça Lorkhan.

— Allons, fit son voisin de table. Synnaï est des nôtres. Il ne nous fera pas de mal.

— Vous vous trompez sur ce dernier point, rétorqua immédiatement Béryl. Votre Majesté ?

La remarque s'adressait plus à lui qu'aux autres. Et elle fit mouche ; l'Hakessar fronça des sourcils. Un froncement léger, un peu penaud. Et son sourire triste confirma cette observation.

— Vous maîtrisez votre sujet, madame, la complimenta-t-il avant de s'adresser à l'assemblée : C'est aussi notre plus grande erreur, d'avoir penser qu'en octroyant les prix et honneurs à la légende, nous aurions pu nous l'approprier. La maîtriser comme nous maîtrisons l'Art Kirrotique. Sauf qu'il vit par le nom que nous lui donnons : le Typhon de Typhus. Tout comme son homonyme5, il dévore sa passion, l'embrase en son sein pour irradier le monde. Ceux qui sont aveuglés ne peuvent détourner les yeux, et sont perdus à jamais. Tous ceux-là le suivront. Le reste ? Il s'agit de ceux qui n'avaient pas foi en lui le jour où il s'est installé chez nous, le jour où nous avons attiré le serpent dans le nid. Ceux-là mourront de sa main, pas parce qu'il nous hait. Non. Parce que nous résisterons. Il le sait. Nous sommes déjà en train de le faire…

Au fur et à mesure de sa litanie, la voix de l'Hakessar mourrait dans sa gorge, qui à la fin déglutit un sanglot. Béryl était pétrifiée d'étonnement, la bouche ouverte. Les mourmons, cependant, ne réagirent pas de la sorte ; la peine pendait sur leurs visages à la manière de vieux draps moisis. L'Hakessar revint à lui-même, le regard aussi droit qu'un piquet mais plus humide qu'un temps de pluie.

— Notre paix, nos efforts… ils ne représentent plus rien, maintenant. Je propose que nous prenions part à la guerre…

Les mourmons se tendirent. Béryl et Gautier retinrent leurs souffles…

—…aux côtés du Typhon du Typhus.

* * *

Le vote avait été unanime à un poil ; les bons petits toutous de l'Hakessar avaient un peu grogné, montrant leurs crocs baveux, mais ce n'étaient que de la provocation. Finalement, ils avaient jappé et baissé leurs oreilles, les yeux larmoyants, implorant leur maître de ne pas réprimander leur conduite. Tout ce qu'ils voulaient – et Béryl le savait – c'était ronger le reste d'os que Yannis leur avait jeté au visage.

Ils avaient perdu au change.

L'ironie du sort n'aurait pas plus être aussi fétide. Son odeur chatouillait les narines de chacun, mais celles de Béryl furent attaquées si violemment que la moutarde lui vint au nez. Elle avait crié, hurlé même. Dégueulé la colère sourde envers les gens qui n'avaient pas le courage de se soulever. Mais c'était tenter de déplacer un rocher en le réprimandant : spectaculaire et inutile. Gautier l'avait emmené dehors alors qu'elle vociférait sur l'indignité des mourmons.

Dans la froideur de l'immense caverne aux piliers de titan, sa rage s'était dissipée, laissant place à la logique pure et simple : les mourmons prônaient la kratocratie, la loi du plus fort. Béryl aurait dû s'en douter…

— Je suis désolé.

Elle se retourna ; Lorkhan l'avait approché, perchée sur son piédestal de caisses d'armements. Sa bonne bouille de soldat teigneux fondait en un sourire triste, le rendant un peu pathétique. La scientifique renifla avec dédain.

— Au moins, tu as eu la décence de voter blanc, le railla-t-elle.

Pour elle, ceux qui n'agissaient pas dans l'exercice du pouvoir, sous prétexte de principes plus haut que la politique, étaient d'accord avec celle en place. Lorkhan ne réagit pas sous le sarcasme, ou du moins ne l'avait pas relevé. Il s'assit prudemment sur une caisse plus bas, à côté d'un Gautier qui grattait la terre du pied, l'air absent.

Un silence s'ensuivit, long et vaste, qui s'étirait douloureusement tel un chat galeux. Les petites puces et tiques de sons des badauds, des éclats de rire et des prières en mourmon ponctuait ce silence. Puis ce flottement durcit, mimant la glace qui gèle la nuit, loin de la ville et de sa chaleur. Gautier la brisa :

— On fait quoi, maintenant ? On choisit un camp ?

— On choisit un camp, répéta simplement Béryl. Lorkhan ?

— Tu étais une des seules amies de ma fille. Tu… (il parut hésiter, avant de dire :) portes une part d'elle en toi. Ténue, mais présente. J'insulterais sa mémoire si je trahissais sa confiance qu'elle avait en toi.

La colère de Béryl fut ravivée quand elle l'entendit mentionner Horebea. La scientifique prit une inspiration, et la relâcha avec toutes les immondices que son cœur transportait. Quelque chose s'y cristallisa, tout comme son regard lorsqu'elle dévisagea tour à tour Gautier et Lorkhan :

— C'est ce que je voulais entendre. Bien. Allons chercher Ludwig.

________________________

1 Les arbres peuvent penser, bien que rarement, ce qui fait que Béryl les entend ; ils préfèrent la compagnie du silence des pierres à la frénésie mélodiques des oiseaux et autres petits locataires.

2 En anglais dans le texte

3 mot valise entre réfractaire et diffraction

4 Hérésies, Inconnu, v-133 : « Il avait couché ses rêves sur les feuilles des arbres et avec la Mort dans son propre tombeau »

5 Typhanilia Typhonilius est une mournienne qui a combattu l'Empire Millonérien. Connue pour être belliqueuse et incontrôlable, elle fut assassinée par l'Hakessar précédent car jugée trop puissante.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Reydonn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0