9. La ville

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En sortant de la salle, Scarlet laissa les deux humains converser seuls des formalités à la suite du départ d’Aaron. Les bras croisés, devant la porte, elle attendait impatiemment que la discussion soit terminée. Plus le temps passait, plus elle hésitait à partir seule.

Le regard vaquant sur l’intérieur, l’idée de passer les longues minutes à explorer ce bâtiment désaffecté lui traversa l’esprit. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Arpentant les différentes salles – la plupart étant clôturées – elle décréta qu’il serait plus intéressant de prendre l’air. L’odeur de l’océan et de l’herbe fraîche lui manquait, avoir troqué le parfum saisissant de la forêt Aldienne contre cette ambiance putride et malsaine commencer à lui peser.

Une bise fraîche vint caresser son visage, qu’elle apprécia comme si elle n’avait pas ressenti ça depuis une décennie. Soulevant ses cheveux, le vent vint s’enrouler autour de son cou pour terminer sa danse sous le porche délabré. Elle avança, constatant avec soulagement que les graviers sales parsemant le sol ne lui écorchaient plus les pieds. Si elle tentait toujours de s’habituer à porter des chaussures, elle ne put nier leur avantage.

Sur la gauche, assise sur un banc, Maïa lisait. Durant un instant, Scarlet imaginait Halia à sa place, elle qui avait toujours le nez fourré dans les bouquins. Au lieu de voir son visage ivoire émaillé de tâche de rousseurs, elle revint à la réalité lorsque le sourire de l’humaine s’éclaira à son approche. Sa peau de bronze illuminée par un rayon de soleil, Scarlet ne put réfuter que Maïa était d’une beauté naturelle rare.

« Je pensais que ça prendrait plus de temps. » dit l’humaine.

Scarlet prit place à ses côtés.

« Qu’est-ce que tu lis ?

— Oh, rien que des manuels de droit, répondit-elle balayant l’air de la main. Mon frère est persuadé que je serais une bonne avocate. »

Ne sachant ce que signifiait ce mot, elle préféra ne pas répondre. Un silence gêné emplit l’atmosphère.

« Alors comme ça, tu viens d’une île ? »

L’Aldienne arrondit les yeux.

« Aaron ne devait rien dire ! s’énerva-t-elle.

— Il est resté vague, si ça peut te rassurer. Mais quand il m’a demandé de m’occuper de ton look, j’ai bien été obligé de poser des questions.

— Alors tu en sais assez.

— Tu parles ! s’exclama-t-elle en levant les yeux au ciel. Il m’a juste dit que tu avais échoué sur notre plage. Tout ce que je sais, c’est que tu as plutôt l’air d’avoir voyagé dans le temps que d’être native d’un autre pays. »

Scarlet ne confirma ni n’infirma cette phrase. Elle était bien décidée à ne rien dire. Alors, Maïa changea de sujet.

« Tu sais, tu es la première femme à être restée plus d’une nuit ici.

— Ah oui ?

— Hum hum, acquiesça-t-elle. Une fois, un des gars à fait l’erreur de ramener une fille de soirée, pour coucher avec. Le lendemain, Aaron et Mouse lui ont fait une telle morale que plus personne n’a osé rentrer accompagné.

— Pourquoi cet endroit est-il si secret ? »

Elle alluma un tube semblable à ceux d’Aaron avant de répondre. Par peur, Scarlet détourna le regard du briquet.

« C’est une ville compliquée… commença-t-elle, expirant une fumée grisâtre. Ça fait longtemps que l’ordre n’est plus établi. Autrefois, il y avait des flics à tous les coins de rue, essayant tant bien que mal de choper les gros poissons. Puis, des mecs riches ont fait leur entrée. Ils ont acheté les hôtels, les bars, les restaurants, les immeubles et se sont réfugiés sur la colline pour observer la ville comme si nous n’étions que des pions. Ils sont devenus intouchables. Un gros billet et hop, la police leur mangeait dans la main.

« Quand je suis arrivée avec Mouse, en bas de l’échelle sociale, on a essayé de trouver un logement. Les grandes familles de bourges nous ont vite fait comprendre que si on voulait être ici, il fallait travailler pour eux. Il y a des bons gars, tu sais, qui gagnent leur vie honnêtement, mais il ne faut pas se leurrer. Ceux-là sont ceux qui peinent le plus à survivre.

« Alors, les petits-gens du peuple ont trouvé le moyen de se faire de la thune autrement, encore et toujours en lustrant leurs bottes. La drogue est le commerce le plus rentable de la ville. Les riches en produisent, nous on les vend, et les plus pauvres en consomment pour oublier qu’ils travaillent d’arrache-pied de longues heures durant, nuit et jour. C’est comme ça que les gangs se sont formés, pour la concurrence. C’est à celui qui gagne le plus. »

Scarlet comprenait un peu mieux, ce système d’argent. Maïa lui avait vaguement expliqué le concept de flic et de drogue durant la longue session démêlage de cheveux, mais pour ce qui était du reste, ça n’était que des notions inconnues.

« Si c’est si horrible, pourquoi est-ce que vous restez ?

— Pour aller où ? s’étonna-t-elle. Tout ce qu’on connait, c’est le vol, la casse, le meurtre et la came. On est devenu plutôt doué avec le temps.

— Et cet endroit, c’est à eux aussi ? Aux riches ? »

Maïa lâcha un rire.

« Non, heureusement ! répondit-elle. Cet immeuble appartient à Aaron. »

Quelque chose clochait. S’il fallait de l’argent pour acheter des biens mais que les Mambas Noirs n’en avait pas, comment celui-ci pouvait être à eux ?

« Pour être concise, c’est un héritage, expliqua-t-elle. Darrel Haussman, l’oncle d’Aaron, était un homme influent ici. Il était bien vu par ceux de la colline. Il leur ramenait tellement de thune qu’on a longtemps pensé qu’il allait les rejoindre, mais ça ne s’est jamais fait. »

Elle écrasa le reste du tube consumé sur le sol avec son pied, puis continua :

« Les bourges d’en haut lui ont laissé investir dans l’immobilier. Il a acheté celui-ci à vieillard endetté sur le point de mourir, dans le but de le rénover. En parallèle, il continuait son vaste marché de drogue, avec lequel il faisait réellement fortune. Il était tellement influent que ça éveillait les soupçons et commençait à être dangereux, alors il s’est associé avec le gang des chasseurs de primes pour éliminer ses ennemis. Il est mort un an plus tard, en deux-mille douze. J’avais dix ans.

— Je suis désolée… compatis Scarlet, les yeux baissés.

— Je ne le connaissait pas vraiment, dit-elle en haussant les épaules. Mouse et moi lui devions la vie, pour nous avoir sauvé de la rue, mais je ne me souviens plus trop de lui.

— Que vous est-il arrivé ensuite ?

— Aaron a repris les rênes. Il a hérité de cet immeuble, de sa fortune et de sa place auprès des riches. Ça leur a réussi, un temps. Ils avaient dix-sept ans, ils étaient innocents et stupides. L’argent leur a fait tourner la tête, comme toujours. »

Maïa lâcha un soupire las. Elle se replaça sur le banc avant de poursuivre son récit.

« Tu sais, Aaron a un passé pas très joyeux. Aucun de nous, pour être franche, mais lui n’a jamais eu la vie facile. Ses parents étaient les premières victimes de la drogue, et il a rapidement dû quitter son foyer familial pour avoir une chance de vivre correctement.

— J’ai dû y laisser ma sœur. »

A l’unisson, les deux jeunes femmes tournèrent la tête. Adossé à l’un des poteaux du porche, Aaron avait surpris leur conversation. Maïa s’excusa, mais il ne parut pas en colère. Il s’approcha, prenant place près de Scarlet.

« Ce n’est un secret pour personne, dit-il. Ce qu’il s’est passé durant mon enfance n’est plus tabou depuis bien longtemps. »

Peinée, l’Aldienne tenta de le réconforter, mais elle ne sut pas comment s’y prendre. Alors, elle le laissa simplement parler.

« J’avais une sœur cadette, reprit-il. Elle était joyeuse, et ses longs cheveux bruns s’emmêlaient tout le temps. »

Il sourit à l’évocation de ce souvenir.

« A cette l’époque où mon oncle nous a légué son domaine, Mouse et moi étions persuadés qu’avoir de l’argent nous rendait invincible. Je savais que le chef des chasseurs de primes, Charly, était un des associés de Darrel, alors je lui ai rendu visite pour lui demander de retrouver Nepthys, ma sœur. J’étais sûr d’avoir mis assez de sous de côté pour le payer, mais il n’a pas réclamé un centime. A la place, il m’a juste dit qu’en témoignage de son amitié avec mon oncle, il ne me demanderait rien d‘autre qu’un service lorsque le temps serait venu. Je n’aurais jamais dû accepter.

— Tu n’aurais pas pu savoir… murmura Maïa avec tristesse.

— Je sais, pourtant, ça m’a coûté bien plus que de l’argent. »

Il se mordit la lèvre.

« Alors, poursuivit-il, il a mis ses hommes en chasse, mais ça n’a jamais abouti à autre chose qu’a une révélation dont je me doutais déjà. Nephtys était morte, voilà tout. »

Sa voix se brisa. Le silence plana une longue minute. Scarlet essaya de parler, mais elle ne trouva aucun mot à la hauteur. Ses pensées étaient troublées par la possibilité que Garett subisse le même sort. C’était peut-être déjà le cas. Il n’avait que dix ans, et sa bonté n’avait d’égale que sa curiosité maladive. Il fallait qu’elle trouve un moyen d’empêcher ça. Il fallait que son frère vive, même si elle devait donner son âme pour cela.

Mouse apparut à son tour, un petit objet dans la main. Il fit signe à Aaron de le rejoindre, chuchotant quelque chose que les deux jeunes femmes ne purent entendre. L’humain retrouva son sourire.

« Eh, Scarlet ! » s’exclama-t-il joyeusement.

La concernée arqua les sourcils. Elle se leva, imitée par Maïa, et rejoignis les hommes près de la porte. Aaron tendit la main, montrant la chose s’avérant ressembler à une clef.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Notre moyen de transport, mademoiselle ! »

 Il désigna du doigt une porte métallique rouillée. Cette fois-ci, c'était trop. Halia était dans on-ne-sait quel danger à cet instant, et voilà qu'il retardait le départ. Et puis c'était quoi, une voiture, bon sang ?!

Il se baissa et ouvrit d'un grand coup sec l'immense porte qui fit un bruit aiguë insupportable. Elle s'apprêta à lui crier dessus, mais le son se bloqua dans sa gorge lorsqu'elle découvrit la chose à l'intérieur. Ce n'était même pas descriptible, elle n'avait jamais vu ça auparavant.

Aaron monta à l'intérieur de l'engin, et l'alluma, ce qui produisit un bruit manquant de la faire sursauter. Elle n'était pas facilement affolée mais là, c'était au-dessus de ses forces. L'objet en ferraille s'avança, créant un chahut déplaisant. Aaron ouvrit une fenêtre sur le côté de la chose et s'adressa à Maïa.

« Veille sur Mouse jusqu'à mon retour, gamine. Je compte sur toi.

— Et comment ! »

Elle leur fit un signe avant de disparaître dans l'habitat.

Plantée là, Scarlet attendit. Il lui demanda de le rejoindre mais sa méfiance l'empêchait d'obéir. Il soupira.

« Merde, c'est pas bien compliqué. Tu t'assois sur ce siège et tu attends ! »

Elle grimaça puis s’exécuta. Pourquoi diable n'y allaient-ils pas à pieds ? Finalement, elle se dit que s'ils avaient plus de chance de retrouver son amie de cette manière, autant qu'elle se lance. Elle ferma les yeux lorsque la machine avança. C'était d'une rapidité incroyable, si bien que, par réflexe, elle se crispa à la portière.

« Par où veux-tu commencer ? »

Toujours inhabituée, elle ne répondit pas immédiatement. Dehors, le paysage défilait plus rapidement qu’à cheval.

« En fait, reprit-il, j’ai peut-être bien une idée. Ratisser la ville à la recherche d’Halia risque de nous faire perdre du temps inutilement.

— Qu’est-ce que tu proposes ? lança-t-elle en déglutissant.

— La seule chose qui va nous permettre de la sauver à temps.

— Il va falloir être un peu plus précis, dit-elle en s’agrippant au siège.

— Je vais négocier avec le diable. »

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