6. Le briquet

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Les yeux ouverts, Scarlet fixait le plafond, attendant patiemment que l’horloge tourne. Elle ne pouvait dire si elle était allongée là depuis dix minutes ou dix heures. Le temps semblait s’être fixé dans le vide. Puis, la nuit fit place aux premières lueurs du jour, traversant les nuages gris pour entrer dans la pièce et caresser le visage fatigué de la jeune femme.

Elle se leva, difficilement, posant ses deux pieds sur le sol dur et froid de la chambre. Quelques gouttes de pluie virent frapper les carreaux, rendant l’ambiance morose. Dans un seul et même mouvement, elle attrapa son arc et ses flèches, puis s’enquit dans le couloir pour rejoindre le rez-de-chaussée. Réclamant de la nourriture, son ventre fit un bruit peu agréable. « Il faudra que je chasse. » pensa-t-elle en dévalant les escaliers discrètement.

Persuadée que tout le monde dormait encore à point fermée, elle fut surprise de croiser l’humain, assit sur les marches du hall d’entrée, gribouillant quelque chose dans un carnet.

« Déjà debout ? demanda-t-il en haussant un sourcil.

— Toi aussi, à ce que je vois.

— C’était mon tour de garde. »

Si même les habitants de ce monde ne se sentaient pas en sécurité chez eux, comment arriverait-elle à trouver un endroit sans danger ?

« Où est-ce que tu vas comme ça ? reprit-il, l’interceptant sur le pas de la porte.

— Je vais chasser. Il doit bien y avoir un cerf dans les environs assez consistant pour nourrir deux ou trois personnes. »

Il se retint de rire.

« Il n’y a pas de forêt à proximité.

— Les humains ne mangent pas ? »

Un sourire lui échappa de tout de même. Il se leva, rangea son carnet, et lui fit signe de ranger son attirail de chasse.

« Si, mais c’est un peu plus simple que ça, ici. »

Scarlet hésita à le suivre dans le couloir. L’entrée était libre, personne d’autre n’était levé. Elle pourrait partir à la recherche d’Halia et de Garett sur le champ, sans demander son reste. Pourtant, si l’humain disait vrai, elle ne pourrait se nourrir, et il était clair que viser à l’arc des personnes en mouvement était mission impossible si elle était affaiblie par le manque de nourriture.

L’homme s’arrêta au bout du couloir, et se retourna, surpris qu’elle n’ait pas bougé.

« Qu’est-ce que tu fous, l’étrangère ? »

Son ventre grogna de nouveau, alors qu’un soupir traversa ses lèvres. Il fallait qu’elle mange.

« J’arrive. » lança-t-elle en le rejoignant.

La pièce dans laquelle il l’avait amené était particulière. Il y avait plus de tables et de chaises que nécessaire, mais tout le meublier semblait relativement en mauvais état. Le bois était rayé par l’usure et le métal rongé. A sa droite, contre le mur, étaient fixés un long plan de travail et un placard métallique d’un blanc jauni. Près de l’évier, une brique grise dotée d’une vitre était reliée à la maçonnerie par un fil noir épais. Si toute la pièce évoquait une cuisine, elle n’en avait pas l’air le moins du monde.

« Heureusement que tu n’es pas végétarienne, je n’ai rien qui ne ressemble à des légumes ici.

— Végétarienne ? répéta-t-elle, essayant de déduire le sens de ce mot.

— Régime sans chair animale. Maïa a adopté ça depuis qu’elle sait à quoi ressemble un veau en abattoir.

— Vous mangez les enfants ? »

Il eut l’air mal à l’aise.

« Il est dans les coutumes d’élever de jeunes animaux dans notre pays pour les manger ensuite.

— Quel honneur ont les chasseurs à faire ça ?

— Les chasseurs ont une autre fonction, ici, l’étrangère.

— J’ai du mal à comprendre. »

Il chercha ses mots, essayant d’extraire l’idée qu’elle était sûrement complètement folle pour ignorer cela.

« Il existe des endroits dans lesquels les bêtes sont amenées pour être tuées, puis mangées. Ceux qui chassent le font par plaisir.

— La faune doit avoir bien peu d’importance à vos yeux pour être traitée avec si peu d’estime.

— C’est plus compliqué que ça… »

Il se gratta la nuque, embarrassé.

« Maïa serait d’accord avec toi sur ce point, poursuit-il. Mais ça fait bien longtemps que le monde ne ressemble plus au tien. Les humains sont trop nombreux pour s’occuper eux-mêmes de leur nourriture, et le confort est priorisé à tout autre chose. Tu as tant à apprendre, l’étrangère, je n’aurais pas assez de temps pour tout t’expliquer. »

Scarlet acquiesça, évitant de relancer le sujet. Alda lui manquait. Elle ne voulait pas juger l’humain, qui vivait avec son époque et ses moyens. Elle connaissait bien trop peu les habitudes des gens de ce monde pour avoir un avis correct, et elle savait que si elle s’y aventurait avec le peu d’information qu’elle avait, elle aurait probablement tort. Alors, elle se contenta de l’observer.

Il ouvrit le placard, duquel émanait un froid polaire inhabituel, et en sortit en barquette rectangulaire argentée. Elle ne sut comment contenir sa curiosité.

« C’est un frigo. F.R.I.G.O. On s’en sert pour conserver les aliments.

— Est-ce la peine de me parler comme si j’avais quatre ans ? maugréa-t-elle.

— Désolé, soupira-t-il. Tu ignores tellement de chose que j’ai l’impression de me tenir devant une gamine.

— Si je t’expliquais comme fonctionnait mon île, tu serais aussi perdu que moi, l’humain. Alors fait preuve d’un peu plus d’égard.

— Bien ! s’exclama-t-il, les avant-bras levés.

— Mais qu’est-ce que vous fichez ? »

A l’unisson, ils se tournèrent vers la voix inconnue. Une jeune femme au teint métissé se tenait à l’encadrement de la porte, les bras croisés. Elle avait l’air plus jeune que lui, mais son aplomb la rendait diablement mature.

« Depuis quand tes plans cul ont le droit de manger à la base ? » s’énerva-t-elle en jaugeant Scarlet.

Il eut l’air encore plus gêné qu’en parlant des abattoirs.

« Ce n’est pas un-

— Ne me sors pas l’excuse de la cousine éloignée, Aaron, le coupa-t-elle. Ça ne marche pas avec moi. »

L’Aldienne se tourna vers l’humain, surprise. Elle venait de se rendre compte qu’elle n’avait jamais eu le loisir de connaître son prénom. Non pas qu’elle n’en avait réellement envie, mais ça changeait la vision qu’elle avait de lui. Être nommé rendait plus réel, plus proche.

« Maïa, je te présente… Hum… »

Il laissa sa phrase en suspens, désignant celle qu’il avait appelé jusque là l’étrangère. Celle-ci était trop occupée à détaillée l’inconnue pour s’en apercevoir. C’était donc elle, la fameuse Maïa végétarienne ?

« Regarde-toi, à jouer le playboy, soupira celle-ci. Tu ne te souviens même pas de comment elle s’appelle. »

Embarrassé, il donna un léger coup de coude à l’intéressée, qui sortit de sa contemplation.

« Scarlet, réagit-elle enfin.

— Oui, bien sûr ! »

Il se gratta la nuque à nouveau.

« Tu es pitoyable.

— Ce n’est pas ce que tu crois ! » tenta-t-il de se rattraper.

L’inconnue haussa les sourcils, attendant une explication qui tienne la route. Maintenant qu’il y pensait, la réalité n’avait aucun sens.

« Il a essayé de me tuer, répondit l’Aldienne à sa place. J’ai placé un couteau sous sa gorge pour qu’il me trouve un endroit où dormir. Je ne serais plus là après le repas. »

Un silence régna durant de longues secondes. Puis, Maïa éclata de rire.

« Au moins, elle a de l’imagination.

— Je t’en prie ! Regarde-là une seconde, comment pourrais-je la baiser ? »

De nouveau, la métissée reluqua Scarlet, puis haussa les épaules.

« Elle devait être à un bon prix.

— Sois sérieuse.

— Elle a ton pull. »

Il soupira.

« Elle dit vrai. Je l’ai hébergé une nuit, elle partira une fois qu’elle aura mangé quelque chose.

— Mais qu’est-ce qui t’es passé par la tête ? s’énerva-t-elle. Elle pourrait être une des espionnes de Charly, t’as pensé à ça ?!

— Il ne recrute pas de filles.

— Il a assez d’argent pour payer une pute et te l’envoyer.

— Excusez-moi, s’enquit Scarlet. Je ne sais pas qui est ce Charly, ni pourquoi vous êtes persuadés que je suis une… Pute ? »

Deux fois que cet adjectif était glissé pour la décrire, et elle n’en connaissait toujours pas la signification. Elle reprit :

« Mais je suis clairement en train de crever de faim, et ma meilleure amie est sûrement en train de se faire violer quelque part dans votre ville. Donc si on pouvait abréger la conversation et me permettre de partir à sa recherche, ce serait super. »

Maïa se mordit la lèvre, puis hocha la tête.

« Ok, si Aaron te fait confiance, moi aussi. »

Elle jeta un dernier regard vers eux, et s’éclipsa dans le couloir. L’humain soupira.

« Désolé pour… ça.

— Qui est-elle exactement ?

— La petite sœur de mon second, Mouse. Elle a grandi avec nous. C’est une des personnes les plus intelligente que je connaisse, mais elle a un sens de l’empathie que nous autres avons appris à oublier.

— Elle a l’air de tenir à toi.

— Nous sommes une famille, c’est bien au-delà d’une simple amie d’enfance. »

Aaron récupéra le plat rectangulaire, décollant le film transparent qui servait à le protéger. Il ouvrit la boîte métallique et le plaça à l’intérieur, puis appuya sur un bouton. La chose se mit à faire un bruit de ventilation sourd. Identifiant ce son comme méconnu, elle soupçonna l’humain d’avoir mis en place une nouvelle arme. Sur ses gardes, elle recula et attrapa vivement son arc, pointant une flèche vers l’engin. L’homme partit dans un rire mal contrôlé.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Il ne put s’arrêter de pouffer, ce qui ne rassura pas la jeune femme. Alors, elle visa la vitre, inspirant profondément. Elle leva le coude à hauteur de son oreille, plaçant l’encoche vers son œil droit, plissant légèrement le gauche, puis tira la flèche qui s’enfonça dans la brique. La chose s’arrêta net, l’hilarité d’Aaron aussi. Son visage passa de la gaîté à la colère noire.

« Ce que tu peux être conne, merde ! jura-t-il en s’approchant pour voir l’intensité des dégâts. C’est un micro-onde, pas une arme de destruction massive.

— Foutaises ! »

Il décrocha la pointe métallique et sortit le plat, le jetant presque sur la table. Scarlet plongea l’auriculaire pour y goûter, mais se heurta à l’aliment glacé.

« Ce n’est pas censé être aussi dur.

— C’est encore congelé ! » s’exaspéra-t-il.

Sous la tension, il sortit de sa poche un tube blanc à l’extrémité orangée et l’inséra entre ses lèvres. Il attrapa un petit objet sur le plan de travail, glissa son doigt sur une roue. Une petite flamme en sortit, qu’il approcha pour griller le bout du minuscule drain. Comment était-ce possible ? Effarée par la possibilité que les humains aient le pouvoir de créer du feu, elle s’approcha d’Aaron et lui arracha la chose des mains.

« C’est un briquet. » lâcha-t-il en voyant qu’elle ne cessait de le tourner dans tous les sens.

Elle l’observa davantage, essayant de répéter le geste qu’il venait de faire. Peut-être que les Aldiens ne pouvaient s’en servir, peut-être était-ce réserver à ce peuple. Avait-il été créé comme une arme ?

« Laisse-moi te montrer. »

Il reprit l’objet, et fit rapidement déraper son pouce sur la roulette. Une nouvelle flamme en sortit.

« Comment est-ce possible ? souffla-t-elle.

— Le frottement de la pierre crée une étincelle, qui allume les vapeurs de l’essence, puis la mèche. J’imagine que vous créez encore du feu avec des silex.

— Non, on le fait par friction de bois. »

Il y avait bien des manières de générer une combustion, sur l’île. Dans certaines régions, telle que la marécageuse, ils utilisaient du bambou tandis que dans la rocheuse une pierre taillée et des brindilles. Dans la forestière, où vivait le village de Scarlet, ils utilisaient les bois de la forêt, taillés au préalable. Si elle avait été plus attentive en Affinité, elle aurait pu éviter à son peuple de se démener autant pour allumer des brasiers constamment, mais elle n’avait pas encore les capacités requises.

Elle essaya de nouveau de se servir du briquet, et lorsque celui-ci produit enfin une flamme, elle l’effleura avec son doigt.

Sa relation avec son affinité était bien plus complexe que pouvait l’être Halia avec l’eau. L’élément du feu était d’une obstination sans pareille, si bien que face à lui, elle se sentait à la fois hypnotisée et perdue dans son halo de lumière vive. Elle ne savait pas réellement comme procéder, à tel point qu’elle n’avait rien appris de réellement utile durant toutes ces saisons à étudier. Pourtant, elle savait que son Hyara rendait sa peau ignifuge. Le contact avec son doigt ne lui procurait alors aucune douleur.

Sous le regard affolé d’Aaron, elle laissa la flamme s’allonger et s’enrouler autour de son avant-bras tel un serpent, obnubilée par la douceur et la chaleur que cela lui procurait. Rien autour d’elle ne comptait à présent. Elle était totalement envoûtée par l’ondulation de la houppe flamboyante autour de sa main, étirée jusqu’à son coude. Dans un souffle, elle guida du regard la flamme, qui se rétracta jusqu’à l’intérieur de sa paume, redevenant cette entité minime qu’elle était au départ. En un geste sec, Scarlet referma ses doigts, étouffant le feu qui s’éteignit dans une volute de fumée.

L’humain resta planté là, choqué par ce qu’il venait de voir. Il regarda le tube consumé aux trois quarts, se demandant si quelqu’un y avait ajouté des hallucinogènes. Il brisa le silence d’une voix peu assurée :

« Putain, t’es quoi au juste ? »

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