5-Chapitre 14 (2/3)

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Bénédict réfréna un juron bien senti pour signaler à son frère qu’il n’avait pas envie de poursuivre sur ce sujet, mais c’était la première fois que l’aigrette desserrait les dents depuis une bonne heure, l’opportunité de parler avec lui était trop précieuse pour la laisser passer.

« Tu tiens vraiment à parler d’elle ? D’accord : je lui en veux d’être devenue comme les gens d’ici. J’aurais pu avoir une amie quand elle s’est installée en ville. Une vraie amie, tu vois ce que je veux dire ? Quelqu’un qui comprenne les Bas-Endraux, mais qui soit quand même assez sorti de ce trou à rats pour ne pas m’en vouloir d’espérer plus.

— Quoi d’autre ? »

Bénédict lui lança un regard agacé. Comme toujours, il était incapable de lui cacher ce qu’il ne voulait pas dire. Le don de la cigale pour déceler les non-dits lui cassait les pieds, et il ne se priva pas de le lui faire remarquer d’un soupir excédé. Il n’y avait que le p’tit boa pour l’énerver en deux mots.

« Quoi d’autre ? », répéta Ben sans s’offusquer de son manque de savoir-vivre.

« Je n’ai pas réussi à être un grand frère pour toi, alors je me suis dit que je pourrais peut-être l’être pour elle.

— Quoi d’autre ? »

Cette fois, Bénédict n’osa même pas le regarder. Il fit semblant de se concentrer sur la route pour ne pas entendre. Il pleuvait des rigoles sur le pare-brise. Du coin de l’œil, il vit le loupiot suivre l’une de ces rivières sur la vitre passager, comme la Chloé ce jour de pluie.

Ce jour-là était vieux de vingt ans déjà, mais certains instants restaient limpides : Ben, à l’hôpital par sa faute. Bénédict l’avait laissé seul sur le toit de la vieille grange, lassé de leur jeu. Le frangin avait glissé en voulant descendre.

Le soir même, l’anniversaire de Jo battait son plein et Bénédict faisait de son mieux pour avoir l’air heureux, mais il songeait au gamin au fond d’un lit tout blanc, les deux jambes immobilisées dans des plâtres ; un bleu, un vert, aux couleurs de ses yeux.

Il se mit à pleuvoir, d’un coup. Tout le monde se rua à l’intérieur, sauf la petite Chloé, fascinée par la pluie. À l’instigation de ses parents, Bénédict l’avait prise dans ses bras pour la ramener au salon avec les autres. Elle était un peu grande pour son âge, déjà presque autant que Ben.

Son oncle racontait une histoire à la tripotée de bambins pendant que sa mère préparait les bonbons, ceux en pâte de fruits que Ben préférait. Bénédict avait tendu la main pour en prendre quelques-uns : ça ferait plaisir à son frère.

« Laisse ça, tu es puni, tu te souviens ? »

Il avait piqué du nez et s’était éloigné.

Il y avait une petite fille collée à la vitre pour regarder pleuvoir, suivant les gouttes sur le verre frais du bout d’un doigt doré, n’écoutant pas un mot de l’histoire.

« Tu fais quoi ? », avait demandé Bénédict.

Chloé l’avait regardé de ses yeux d’ambre :

« J’apprends à dessiner la pluie. Comme ça, quand je serai triste, je pourrais faire comme si le ciel pleurait avec moi.

— Pourquoi tu voudrais être triste ?

— Ça arrive, c’est tout. »

Bénédict avait contemplé les nuages qui bloquaient le soleil. Ça n’arrivait pas tout seul, d’être triste, il y avait toujours une raison. Chez lui, elle avait même un prénom, cette raison, et c’était de sa faute si elle ne souriait pas avec eux ce soir-là.

« Tu es triste », avait-elle remarqué, « dessine avec moi. »

Elle lui avait même fait de la place à ses côtés pour qu’il s’asseye. Mais Bénédict avait une autre méthode pour ne pas pleurer : il riait. Ça faisait rire Ben, même au fond de son lit d’hôpital, et ça allégeait la peine. Alors Bénédict avait pris la main de Chloé et l’avait entraînée dehors pour jouer, courir, sauter dans les flaques qui engluaient la terre orangée de la cour. Ils avaient ri jusqu’à plus soif, ne rentrant que lorsque sa mère était venue le tirer par les oreilles pour avoir traîné une gamine dehors et lui faire attraper la mort.

Sa mère avait emmené la petite fille à la salle de bain pour la sécher et lui enfiler des vêtements secs. Quand Chloé était ressortie dans l’ensemble coccinelle de Ben, il lui avait souri, prêt à lui proposer un autre jeu. Mais elle avait foncé vers la vitre pour recommencer à dessiner la pluie. Bénédict était redevenu transparent.

« Tu es la seule fratrie dont j’ai besoin, luciole. »

Le doigt du puceron s’immobilisa sur la vitre quelques secondes, puis il recommença à suivre l’eau sur la vitre.

« Évidemment. »

Ce mot ne portait pas le soleil qu’il espérait, seulement un reflet prêt à s’éclipser. Bénédict éclata de rire et recommença à parler de tout et de rien pour tromper sa peine. Puis Ben cessa de suivre les rivières, se résignant à contempler les rues de plus en plus sombres malgré l’heure encore peu avancée. La voiture s’engagea sur une nouvelle voie moins fréquentée : ils approchaient du restaurant où Bénédict comptait l’emmener dîner. Son préféré, là où on servait des tourtes et des olives du pays.

« Tu sais pourquoi je l’aime autant, l’oliveraie? », demanda le frangin abruptement.

« Aucune idée, têtard. Je ne savais même pas que tu l’aimais jusqu’à ce que tu te débrouilles pour la perdre. »

L’écureuil grimaça à ce rappel, mais conserva ce calme imperturbable qui le définissait :

« C’est le seul endroit où je n’ai pas eu d’accident. »

Puis Benoît ajouta, un demi-ton plus bas : « Là-bas, tu agissais vraiment comme un frère. »

***

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