5-Chapitre 14 (3/3)

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Benoît : 5000h ?

Chloé s’étonna de ce message succinct qui ne respectait pas les règles élémentaires de la grammaire. Puis elle comprit : il avait vu son œuvre. La seule, la vraie. L’unique. Non, se corrigea-t-elle, elle avait terminé J.A.C.Q.U.E.S. et La Nuit depuis. Sa première œuvre, donc. Ne sachant que répondre, elle se contenta de fixer l’écran qui retomba lentement en veille. Benoît n’envoya aucun autre message, aucun commentaire, aucune question. Une durée, c’était donc tout l’effet que lui faisait la sculpture ? Les larmes picotèrent ses paupières. Elle posa le téléphone sur la table de chevet et descendit rejoindre Adelphe au salon. Sa tante réparait une chambre à air percée de sa mobylette, accoudée à la table qu’elle avait protégée par une épaisse bâche en plastique.

« Ça va, Chloé ? »

L’artiste haussa les épaules et tira une chaise pour s’asseoir en face de la lavandière.

« Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça, c’est vulgaire. »

Chloé aurait bien haussé les épaules en réponse, mais ç’aurait été contradictoire. Elle se contenta de poser le menton dans ses bras croisés.

« Tu n’as pas l’air dans ton assiette, que t’est-il arrivé là-haut ?

— Rien.

— Tes parents ont encore essayé d’appeler ? »

Pour une fois, ce n’était pas le problème.

« J’ai l’air si mal que ça ? »

Adelphe releva les yeux brièvement pour confirmer d’un regard. Oui, Chloé avait une tête de déterrée, ce qui ne faisait aucun sens puisqu’elle allait parfaitement bien une heure plus tôt, en montant dans sa chambre.

« Tu veux en parler ? », compléta Adelphe après quelques minutes de silence.

Pas vraiment. Chloé ferma les yeux. Peut-être. Mais il n’y avait rien à dire : juste une question, cinq mille heures. Six caractères minuscules qui lui avaient plombé le cœur.

« Que penses-tu de Dés-illusions ? », demanda-t-elle enfin.

Les doigts occupés de sa tante terminèrent d’appliquer la rustine avant de poser les matériels sur le plastique noir. Les outils retrouvèrent leur place dans leur caisse, propres, puis Adelphe s’empara d’un chiffon pour s’essuyer les mains.

« Pour des insensibles, c’est une grosse vague en bois. Pour les autres, c’est une œuvre impressionante de précision, de réflexion, de talent et de travail. Un vrai travail d’orfèvre.

— Une grosse vague en bois… il y a des gens qui ne voient que ça ?

— Ceux qui ne savent même pas regarder avec leurs yeux, oui.

— ça fait beaucoup de monde ? »

Adelphe écarta les mains en signe d’ignorance avant de recommencer à astiquer ses ongles au chiffon.

« Et toi, que vois-tu ? »

Les froissements du tissu se mêlèrent à ceux de la bâche tandis qu’Adelphe se levait.

« Je ne l’ai vue qu’une fois, tu sais, il y a longtemps. »

L’eau coula sous le robinet, douchant l’espoir de Chloé. Une grosse vague en bois, donc. Cinq mille heures de travail inutiles. C’était ce qu’avait vu Benoît, lui aussi : des bouts de bois collés ensemble pour faire un gros tas. Moche, de surcroît.

Deux mains se posèrent sur ses épaules, légèrement pesantes. Tièdes, fermes, à l’odeur d’huile de moteur et de lessive. Un geste familier de la part d’un autre ; pas d’Adelphe. Chloé bascula la tête en arrière pour interroger sa tante du regard. Celle-ci précisa :

« Je ne l’ai vue qu’une fois, mais je ne l’oublierai jamais. J’avais toujours su que tu finirais par sculpter l’océan, je ne pensais pas que tu commencerais par là.

— Elle te plaît ?

— C’est une belle sculpture, parfaitement à sa place dans un musée des arts maritimes. »

Les doigts d’Adelphe quittèrent l’une de ses épaules pour remettre en place une boucle blonde de l’artiste, légère caresse, rare attention. Un sourire se dessina dans les yeux d’Adelphe ; des yeux qui oscillaient entre la tendresse et la joie.

« Pour moi qui te connais, c’est un livre ouvert sur ton cœur.

— Tu la trouvais triste quand tu l’as vue.

— C’est vrai, tu as sculpté le désespoir ; l’inéluctable. Et en même temps, ce petit dé tout seul, par terre, tu lui as laissé une chance. C’est ça que je vois, aujourd’hui. »

Les doigts caressèrent la joue de Chloé, doux comme de petits rayons de soleil promenant sur sa peau.

« Merci », murmura Adelphe. Puis ses mains quittèrent Chloé et elle s’éloigna en reprenant son ton normal : « Vanessa est passée à la laverie dans l’après-midi, elle a dit qu’elle aimerait te parler. Je ne savais pas que vous étiez amies toutes les deux. »

Troublée, Chloé ne sut que répondre. Elle glissa les doigts sur sa joue, là où la peau d’Adelphe avait réchauffé la sienne. Peut-être que certains ne voyaient qu’une grosse vague en bois, mais la personne qui comptait le plus pour elle avait compris. Rien d’autre n’avait d’importance.

Après le dîner, Chloé remonta dans sa chambre pour consulter son portable et demander à Joël s’il savait ce dont Vanessa souhaitait s’entretenir — sans doute leur affaire avec Agnès. Après quelques appels, ils résolurent de se rencontrer le lendemain même si Vanessa était toujours en froid avec Joël.

Chloé s’endormit en souriant pour la première fois depuis longtemps.

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