5-Chapitre 14 (1/3)

6 minutes de lecture

À peine entré dans la salle d’exposition, la vague gigantesque qui ravageait la pièce l’écrasa de toute son ampleur. Les murs blancs semblaient engloutis par la puissance du tsunami qu’ils enserraient, pressés par la forme insaisissable de cette eau de bois. La vague était constituée de centaines de poissons aux tons bruns, aussi colorés que toutes les essences d’arbre qu’il avait pu travailler dans sa vie. L’équilibre précaire de la construction n’était pourtant qu’illusoire, savamment travaillé pour simuler un banc de poissons sur le point de se disloquer, et pourtant figé à jamais dans cette déferlante ciselée.

En s’approchant, le souffle lui manqua : ce n’étaient pas des poissons. Ou plutôt, les poissons qui constituaient la vague étaient eux-mêmes constitués de dés. De simples dés à six faces, en bois, aux angles légèrement arrondis pour adoucir la dureté des arêtes laissées droites. Des milliers de dés qui alignaient la même suite sous tous les angles visibles : six, cinq, quatre, trois, un, deux, six, cinq, quatre, trois, un, deux… Cette inversion étrange se répétait à l’infini sur toutes les surfaces visibles de l’œuvre, sans la moindre erreur.

Par terre, un dé, seul. Posé en équilibre précaire sur un angle, figé dans sa course pour décider du hasard, il hésitait entre le un et le deux.

Comme tombé de l’immense vague, ou sur le point de se faire écraser par elle.

Ben n’eut pas besoin de lire les écriteaux pour deviner que c’était celle-ci, la Grande Œuvre de Chloé ; celle à cinq-mille heures de travail qui n’avait pas suffi à la sortir de ses terreurs. Même sur cette toute première sculpture, la marque de l’artiste était indélébile. Il paraissait impossible d’être assez fou et talentueux pour concevoir et réaliser une telle pièce ; pourtant, Chloé l’avait fait.

Ben tenta d’imaginer la jeune femme dans sa chemise de travail immense, le bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils sous son casque audio bicolore, inépuisable de larmes. Il songea à ses mains blafardes sillonnées de veines bleutées et d’éraflures écarlates, à peine visibles à l’extrémité des manches, en train de tailler des dés à la chaîne. Sa petite silhouette juchée sur une échelle, s’étirant au maximum de sa hauteur pour finaliser la crête à l’écume poissonneuse sans chuter…

« Dés-illusions, par Chloé D. », la voix de Bénédict résonna dans la salle, étouffée par la vague immense qui la peuplait. « Une œuvre monumentale entièrement sculptée en bois massif à partir de dés à six faces taillés par l’artiste elle-même. »

D’après le panneau, chaque poisson était constitué de vingt et un dés, agglutinés en neuf-mille-deux-cent-soixante-et-un bancs de quatre-cent-quarante-et-un poissons, qui formaient des crêtes de cent-quatre-vingt-quatorze-mille-quatre-cent-quatre-vingt-un dés. Tout cela formait la vague immense dont la somme totale des dés égalait le nombre de dés présent dans la structure, à savoir, quatre-millions-quatre-vingt-quatre-mille-cent et un, en comptant celui qui roulait au sol.

Ben eut mal à la tête rien qu’en entendant les chiffres, s’étonnant que Chloé se soit imposée une telle rigueur mathématique, elle qui ne répondait à aucune logique dans tout autre aspect de sa vie. Cinq-mille heures de travail semblaient soudain dérisoires pour ce qu’il avait sous les yeux, pour cette précision acharnée, cette ardeur millimétrée.

Des illusions, la sculpture en était pleine. Il tournait autour lentement tout en écoutant son frère lire les explications d’une précision chirurgicale, effacées par la puissance des émotions qui le secouaient. Ben détaillait les formes improbables que les poissons-dés sculptaient dans la vague. De fugaces impressions lui rappelaient la voix d’onde les soirs de bals. La flûte enchantée du faune avait dessiné des oiseaux invisibles, mais ses intonations invoquaient des poissons dans ses descriptions de la mer.

Pourtant, c’était Chloé qui en parlait le mieux, chaque fois que son esprit glissait vers les eaux miroitantes. Comme ce jour où elle lui avait demandé un sourire — un sourire vrai qu’il ne lui avait pas encore donné —. Elle lui avait confié les clés de ses Dés-illusions en évoquant la vague glaciale sous laquelle elle se noyait : « des poissons composés des hasards de milliards de destins ; des poissons sans couleurs, sans regards, des poissons aux yeux crevés d’envies trop profondes pour être jamais remplies ; des poissons-rancœurs ; des bancs entiers recroquevillés sur des douleurs… »

À la lumière de cet aveu, il voyait à présent les formes telles qu’elle les avait voulues : torturées. Les bancs de poissons ne jouaient pas à créer les illusions, ils fuyaient au contraire leurs douleurs en se déformant, serrés les uns contre les autres pour masquer leurs solitudes individuelles. Sous ses yeux, l’œuvre sembla se métamorphoser progressivement, abandonnant une à une les couches mensongères derrière lesquelles elle masquait sa nature véritable ; sa conscience effeuillait les illusions pour regarder le bois à nu. Ce n’était ni une vague, ni des poissons, ni une sculpture, ni même des millions de dés entassés qui engloutissaient la salle. C’était un autoportrait.

« Tu sais luciole, chaque fois que je viens ici, je me dis qu’on a quand même de la chance qu’elle existe, ta Chloé. C’est la seule qui sache vraiment exploiter sa folie.

— Tu viens souvent ?

— Une ou deux fois par mois. »

Ben considéra son frère avec étonnement. Celui-ci eut un sourire d’excuse, un peu gêné :

« Tu étais peut-être trop jeune pour t’en souvenir, mais moi je me rappelle d’elle quand elle était gamine. Elle était dans la classe de Jo, il invitait tout le monde à ses goûters d’anniversaire et je devais faire l’animation pour occuper tous ces gamins pendant que les parents papotaient. La dernière fois, Jo et elle devaient avoir sept ans, tout au plus. »

De vagues réminiscences effleurèrent Ben, sans contours, plus des impressions que de véritables images.

« Chloé était intenable, je devais toujours lui courir après pour éviter qu’elle disparaisse. La seule chose qui la calmait, c’était l’eau. Elle pouvait rester des heures à regarder une flaque. Une fois, il a plu pendant le goûter » — évènement rare aux Bas-Endraux — « elle avait cette manière de la regarder tomber… »

Bénédict avait emmené la petite fille jouer dehors, sous l’eau. Au bout d’un moment, ils s’étaient arrêtés de courir, épuisés, avaient penché la tête en arrière et bu les gouttes qui tombaient des nuages, comme tous les enfants.

Lorsqu’il avait appris que Chloé s’installait dans le nord, Bénédict avait fait le déplacement pour la retrouver… mais elle n’était plus la petite fille débordante de sourires d’autrefois. À la place, il avait découvert une étudiante malingre dont la langue acérée n’épargnait personne entre deux bouffées de fumée ; il avait fait demi-tour sans même l’aborder. Il n’avait cependant pas pu résister à l’envie de voir Dés-illusions lors de sa révélation au public : c’était une fille de chez eux, après tout, il voulait savoir comment elle représentait les Bas-Endraux.

« Chaque fois que je regarde cette sculpture, je repense à ce que tu taillais de tes doigts. J’ai l’impression d’être chez nous. Dès fois… dès fois, je m’imagine même rentrer à la maison. Puis, je me souviens que vous me détestez tous. »

Bénédict regarda le dé au sol, tout seul sous la vague qui s’apprêtait à l’engloutir. Un tout petit dé qui roulait pour tenter d’échapper à son destin. Puis son frère redressa la tête pour remettre ses verres teintés devant ses yeux. Un sourire conquérant déforma son visage et il fit signe à Ben qu’il était temps de partir.

« Allons-y, ça va fermer. Tu pourras revenir demain, papillon, ils savent que tu es avec moi maintenant. »

Ben lança un dernier regard à la sculpture avant de lui emboîter le pas, troublé par ce souvenir impromptu dont il n’avait pas idée. Dans la voiture, il observa son frère s’animer avec le plus grand naturel, comme s’ils ne s’étaient jamais disputés et que cette conversation dans le musée n’avait pas eu lieu. La voiture stoppa net à un feu vert pour éviter d’écraser des piétons, qui s’étaient lancés sur la route sans regarder. Bénédict pianota sur le cuir de son volant sans tressaillir. Ben en profita pour rompre son mutisme :

« Tu ne la détestes pas, en fait.

— Qui ?

— Chloé.

— Je croyais que cette conversation était terminée. »

L’aîné lui lança un sourire guilleret, à la Jo, mais ses yeux indiquaient qu’il n’était pas certain de la suite. Le véhicule redémarra posément une fois le groupe piétonnier à l’abri, se réinsérant dans le trafic dense de conducteurs surexcités.

« Tu lui en veux de ne plus être une petite fille. »

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0