5-Chapitre 13 (2/2)

4 minutes de lecture

Ruby n’avait pas reçu de nouvelles de Phytammos depuis presque une semaine, ce qui était un exploit. L’agente jeta un œil aux cadeaux de remerciements qui s’amoncelaient dans un coin de son bureau — celui que Ray mettait en ordre tous les soirs avant de partir afin que « la devanture » du bureau vitré de Ruby soit la plus belle de l’agence. Elle s’était toujours piquée de recevoir les plus belles marques d’admiration de la part de ses artistes ou des clients qui faisaient appel à ses services ; elle ne se privait pas de l’exposer à tous les regards. Cet étalage ostentatoire de présents était d’ailleurs devenu une petite guéguerre interne de l’agence que Ruby se flattait de remporter haut la main (bien plus encore ces derniers mois, avec le concours d’un certain homme).

Étonnamment, l’absence de bouquets de fleurs spécifiquement dédicacés pour elle la troublait. Même si elle avait accueilli les marques (de menace) d’attention de Phytammos avec un agacement proche du dédain, elle se rendait compte à présent qu’il était le seul à avoir fait l’effort d’écrire personnellement un petit mot sur chacun de ses présents déplacés. Ruby soupira en songeant que cela signifiait que sa vitrine diminuerait sensiblement dans les mois à venir, entraînant sans doute des rumeurs indécentes de la part de ses collègues. Bien sûr, personne n’avait osé lui demander en face si les cadeaux dont elle se voyait couverte deux à trois fois par semaine ces derniers jours provenaient d’un éventuel soupirant ; cela n’avait pas empêché des remarques « subtiles » sur la fin de son célibat. Ruby n’avait même pas pris la peine de démentir ces ragots, trop occupée à préparer son prochain coup du siècle (oui, son prochain, parce qu’elle n’en était plus au premier depuis un petit moment). Elle espérait ardemment que ses efforts et ceux de Ray porteraient enfin leurs fruits. La patience ne faisait pas partie de leurs qualités premières.

Toute à la joie de sa réussite à venir, Ruby alluma son ordinateur professionnel, puis tria la pile de courrier déjà ordonnée par ordre d’importance grâce à l’indéfectible efficacité de Ray. La première lettre la fit bondir de son siège. Ruby porta la main à son cœur en priant pour qu’il ne décide pas de piquer une crise (être cardiaque présentait quelques menus inconvénients). Après de longues respirations, l’agente estima avoir assez de sérénité pour reprendre le document et le lire en son entier.

Cher monsieur Dellepierre,

Ruby grinça des dents, agacée que tout le monde s’imagine que ce monsieur Dellepierre était le responsable de l’agence. Ce monsieur Dellepierre n’avait jamais existé. L’agence avait été créée par madame Delambre, madame Lepiston, et madame Lelierre (votre serviteure, dès fois que cela aurait échappé à votre lecture). Ruby respira à fond pour se retenir d’exprimer sa façon de penser à la lettre.

Nous, soussigné monsieur et madame Dupuits, parents de l’artiste dite Chloé D., avons eu vent de votre précédente association avec notre fille. Nous vous présentons nos plus plates excuses pour les difficultés que vous avez dû affronter en travaillant avec Chloé. Son caractère fantasque est, malheureusement, un effet secondaire de son talent que nous avons eu le plus grand mal à canaliser durant son enfance. Soyez bien certain de notre admiration pour votre patience durant vos collaborations avec Chloé.

Étant donné la renommée extravagante dont notre fille est entourée, nous ne serions pas surpris que de nombreux individus se permettent de vous contacter en prétendant être de sa famille. Vous trouverez donc en pièces jointes les preuves de nos identités respectives, pour attester de notre bonne foi.

Ruby considéra attentivement les photocopies du livret de famille joint au courrier. Les photographies étaient anciennes, méconnaissables. La bouille souriante de la fille unique du couple était bronzée comme les marrons en hiver, ce qui ne correspondait pas du tout à l’artiste blafarde avec qui Ruby avait « collaboré » par le passé. Malgré tout, les traits du visage et l’or liquide des yeux ressemblaient à ceux de Chloé, adulte. Après une vérification rapide, la liste des prénoms de la fillette correspondait bien à l’état civil disponible sur le dossier d’agence de l’artiste. Le point fort de ce document était l’exactitude des informations fournies, jusqu’à la mention des Bas-Endraux-sous-Airs, ville inexistante sur la toile et pourtant bien réelle. Ruby hocha la tête, à demi admirative devant l’effort que ces personnes avaient fourni pour produire un tel document. Cependant, les progrès de l’informatique rendaient la falsification aisée, et Ruby était bien placée pour savoir qu’un peu d’argent et de bons contacts permettaient d’obtenir des informations pour le moins difficile d’accès. L’agente serait toujours à temps de faire vérifier ces informations par qui de droit : le numéro d’identification du livret de famille était clairement lisible, ce qu’un escroc amateur n’aurait sans doute pas pensé à modifier.

Nous nous permettons de vous contacter pour vous proposer un échange de bons procédés. Chloé a quitté le giron familial depuis une dizaine d’années, à présent, et nous désespérons de la voir revenir auprès de nous.

Un rapide calcul permit à Ruby de réaliser que Chloé avait quitté ses parents avant la fin de ses études, et une solide expérience de la psychologie humaine l’informa que les parents de Chloé n’avaient sans doute pas de contacts avec la tante cinglée des Bas-Endraux depuis quelques années. La formulation laissait vraiment à désirer, par contre.

Vous qui connaissez bien notre fille, vous savez sans doute qu’elle ne reviendra pas s’installer dans le nord sans une perspective d’emploi à la hauteur de ses talents.

Ce qui était synonyme de « proposition contractuelle indécente ». Ces gens voulaient de l’argent. La fin de la lecture confirma les soupçons de Ruby. Malgré le ton mi-suppliant mi-exigeant de la lettre, son cerveau se mit à travailler à plein régime. Ce n’était pas la première fois qu’elle recevait des lettres au sujet de Chloé ou d’autres artistes sous sa protection, la plupart se révélant une imposture. Jusque là, Ray avait filtré ces courriers avec une grande efficacité, ne lui remettant que ceux pour lesquels un doute planait. Habituée à découvrir la vérité (et donc l’imposture derrière), Ruby essayait de ne pas se faire trop d’illusions quant à cette proposition-ci. Pourtant, son intuition clignotait. Peut-être, cette fois-ci, tenait-elle l’extrémité du bon fil pour démailloter sa pelote…

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