5-Chapitre 13 (1/2)

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Ben et son grand frère étaient attablés en toit-terrasse avec vue imprenable sur les tuiles oxydées de la ville. Des pies jacassaient sur la corniche du bâtiment d’en face, se disputant un bout de pain volé à la table d’à côté. Les sièges étaient étonnamment confortables malgré leur armature métallique, ce qui soulagea le dos de Ben, épuisé d’avoir trimballé son sac à dos des jours durant.

Bénédict commanda une bouteille de vin blanc avant de se rappeler que Ben ne buvait pas, hélant le serveur pour réviser sa commande. Celui-ci raya la mention « vin » pour la remplacer par « cocktail de litchi à la menthe » avec un sourire trop aimable pour être sincère. Après avoir consulté la carte pendant une bonne dizaine de minutes, Ben dû se rendre à l’évidence : il ne comprenait rien aux plats.

« Tu n’as qu’à prendre une quiche. C’est comme une tourte, mais sans pâte sur le dessus.

— Je sais ce qu’est une quiche, merci. »

Son frère cala ses lunettes aux verres teintés de mauve sur le haut de son crâne en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, le détaillant du regard.

« T’as l’air en forme, plancton.

— C’est l’avantage des vacances.

— Tu as des nouvelles de la famille ?

— Oui, je les appelle régulièrement. »

Ben se retint d’ajouter : « contrairement à toi », ce qui aurait inutilement ajouté de l’huile sur le feu. Bénédict le fixa avec intensité, sans pourtant demander de détails. Les savoir en vie devait lui suffire.

« Tu comptais voir quoi d’autre cette semaine, en plus du Musée d’Art ?

— La Galerie des Galettes, et la Grande Chaussetée. »

Bénédict éclata d’un rire sonore en jetant la tête en arrière, il faillit en faire tomber ses lunettes.

« Tu l’as trouvé où, ta liste d’incontournables ?

— Ce n’est pas drôle, c’est de l’artisanat. Vu tes goûts, ça ne m’étonne pas que tu trouves ça ridicule.

— Je n’ai pas dit ça, grillon ! Mais je ne vais pas te laisser visiter la capitale sans voir à minima le Dôme de Cristal, les Vitraux des Septs Désirs et l’Arbre aux Larmes de Verre. C’est de l’art, ça devrait te plaire aussi.

— Je n’en ai jamais entendu parler. »

Cette fois, Bénédict avait piqué sa curiosité, ce qu’il ne se priva pas de savourer en lui lançant un sourire en coin un brin taquin.

« Normal, langoustine, c’est réservé aux VIP.

— Je ne pensais pas que l’art t’intéressait.

— Tout ce qui touche de près ou de loin au sable transformé me fascine, tu devrais le savoir pourtant.

— Le béton ? »

Bénédict sortit son téléphone mobile de sa poche pour consulter l’écran en fronçant les sourcils. Le serveur en profita pour leur apporter leurs boissons et des amuse-bouches raffinés, puis leur demanda ce qu’ils désiraient manger. Après la commande, les deux frères goûtèrent les liquides frais en silence.

« Dis-moi, luciole… Tu penses que tu vas rester ébéniste aux Bas-Endraux ? »

Ben déglutit péniblement. Cette question le poursuivait en arrière-plan depuis plus de deux mois, teintant son retour d’une angoisse qui disputait la place à la joie de retrouver les siens.

« J’aimerais bien. C’est compromis.

— Si le vicomte te proposait de reprendre ta place, tu accepterais ?

— Il ne le fera pas.

— Mais s’il le faisait ?

— Je ne sais pas. »

Ben se réfugia dans le jus de fruits pour ne pas répondre. Son frère, une fois encore, eut plus de tact qu’il n’en avait avec d’autres en lui accordant ce silence. Il enchaîna sur l’histoire de la ville et les endroits qui pourraient lui plaire à la nuit tombée. Durant le repas, Bénédict parla beaucoup de la vie nocturne et des lumières flamboyantes des devantures qui rythmaient les heures des night-clubs. Du petit matin grisâtre dans la pluie, aussi, et des réveils lourds de toute une population aux paupières gonflées de sommeil.

« Quel est ton métier, en fait ? »

Bénédict hésita. Ben n’avait jamais vraiment su si son frère avait fait des études, contrairement à lui, ou s’il s’était juste enfui dans le nord en tentant de s’en sortir.

« Je suis agent.

— Agent ? Artistique ?

— Si on veut.

— Explique. »

Un soupir lui répondit.

Bénédict était dénicheur de talents, ce qu’on appelait plus vulgairement un recruteur indépendant. Quand quelqu’un — une entreprise par exemple —, cherchait une compétence particulière, il trouvait la personne parfaite pour le poste, et inversement. N’ayant aucune compétence personnelle, il se reposait entièrement sur celles des autres pour survivre. Parfois, ça lui réussissait très bien ; souvent — la plupart du temps —, c’était difficile et il fallait trouver un emploi temporaire pour survivre. Comme en ce moment, où il était plongeur à temps partiel pour un restaurant. Le véritable avantage de ce métier consistait à connaître tous les gens qui comptaient et se faire inviter partout sans débourser un sou.

« Les chasseurs de talent travaillent de nuit, maintenant ? »

Le bouquetin avait plus de suite dans les idées qu’il ne s’y attendait.

« Les gens sont beaucoup plus enclins à se faire mousser en soirée. Tu serais surpris de ce qu’on apprend quand on sait ouvrir les oreilles après minuit et des gens qu’on croise aux comptoirs des bars. Comme des politiciens, des banquiers ou des artistes reconnus. »

Le frangin tiqua, guettant la suite avec impatience.

« J’ai vu Chloé quelques fois au cours de la dernière année. De loin, je n’avais aucune raison de l’approcher.

— C’est pour ça que tu penses la connaître ? Tu l’as vue à quelques soirées et tu sais tout d’elle ? »

De nouveau, la distance s’installa entre eux. Bénédict savait que c’était un sujet risqué, mais il tenait peut-être la seule occasion de s’entretenir sérieusement avec son frère sans se faire attaquer par sa bande d’amis surprotecteurs, ou que son petit frère s’enfuit très loin : Bénédict courait dix fois plus vite que lui. Comme tout le monde, à vrai dire. Il pesa tout de même ses mots :

« J’ai entendu énormément de rumeurs à son sujet, c’est difficile de faire la part des choses. Mais tu avais l’air tellement accroché que je me suis mieux renseigné.

— Je ne suis pas accroché.

— Si tu veux. Toujours est-il qu’elle n’est pas artiste, ta Chloé ; pas de formation, je veux dire. Elle a fait des études ennuyeuses à mourir avant de tout plaquer pour se lancer dans la sculpture. Ça a mis ses parents dans une colère noire, du genre reniement à vie et déshéritage. Pas qu’ils aient grand-chose à léguer, mais bon. Tu sais ce que fait son père dans la vie ? Spéculateur.

Trader, tu veux dire ?

— Non, juste spéculateur, comme ça, en autodidacte. Il achète des trucs qui pourraient prendre de la valeur et il les revend. Des voitures, des immeubles abandonnés, des vieux meubles, des tableaux, de la lingerie… En ce moment, il est propriétaire d’un terrain de golf. Tu piges, souriceau ? »

Mais le frérot ne semblait pas comprendre où il venait en venir. Bénédict secoua la tête avec une pointe d’impatience :

« ça veut dire qu’il va rappliquer dès qu’il comprendra que sa fille peut lui rapporter gros. Et devine ce qu’elle nous fait, la Chloé, en ce moment ? Elle enchaîne les succès. C’est la coqueluche de tous les salons un peu à la mode, on s’arrache les places de toutes les expositions où son nom est mentionné même si elle n’y montre pas le moindre bout de bois ; je ne te parle pas des jours où elle met les orteils en ville !

— Ses parents pourraient se rendre aux Bas-Endraux ? »

Son frère semblait sérieusement chamboulé à cette idée : lui aussi avait entendu les rumeurs de leur enfance. Il se souvenait peut-être des bruits sourds quand ils passaient devant la maison un peu tordue qui faisait l’angle de la rue, celle qu’on avait démolie avec la vieille piscine. Peut-être pas, le chaton était trop jeune à l’époque, trop innocent — ça, il l’était toujours, mais un peu moins quand même —.

« Si tu l’aimes, ta Chloé, ne la laisse pas partir avec eux. Même moi je ne la vendrais pas à cet homme-là. »

Puis Bénédict regarda sa montre avant d’enchaîner sans laisser le temps au marcassin de s’abîmer dans de sombres pensées :

« Allez, on file, sinon le musée fermera sans que tu aies vu sa sculpture.

— Et l’addition ?

— Ne t’inquiète pas, j’ai une ardoise et je règle toujours mes dettes. »

***

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