5-Chapitre 12 (3/3)

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Driiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiing!

L’impatience de l’impromptu agaçait Bénédict. Épuisé par sa nuit de service, il avait la ferme intention de rester couché jusqu’à au moins dix-sept heures, ce que la sonnette semblait lui refuser. L’homme hésita à se lever pour dire ce qu’il pensait d’un réveil aussi matinal au visiteur pressé, mais décida d’enfouir la tête sous l’oreiller à la place : il n’attendait personne.

Après une bonne dizaine de sonneries de plus en plus longues, l’inconnu lâcha l’affaire : le silence reprit ses droits sur son appartement. Bénédict soupira d’aise en replongeant dans la somnolence.

Bip bilip bip pip ! Bip pilip pip ! Pip ! Pip ! Pip ! Piiiiiip !

Le dormeur s’extirpa du lit avec une vivacité rare : la sonnerie particulière du téléphone indiquait que son frère le contactait. Moins de cinq secondes plus tard, il décrochait :

« Luciole ? Tout va bien ?

— Tu peux m’ouvrir ? »

La mâchoire de Bénédict en tomba presque (parce qu’il avait une sacrée maîtrise de soi acquise au cours des années). Sans prendre le temps de réfléchir plus à ce que cette demande impliquait, il bondit jusqu’à la porte d’entrée où le judas présenta les boucles noires et le regard inimitable du petiot. La porte vola presque contre le mur sous son enthousiasme à l’ouvrir.

« Chevreau ? Quand, pourquoi, comment ? Depuis quand es-tu ici ? Tu ne m’as pas prévenu ! »

Bénédict aurait continué sa tirade si le lapinou n’avait pas eu l’air aussi sombre.

« Je n’ai plus d’argent et j’ai besoin d’un toit pour quelques nuits. Ne t’imagine pas que je t’ai pardonné. »

L’aîné s’effaça pour laisser entrer le petit dernier, incrédule. Il était la roue de secours, alors ? C’était toujours mieux que le vide absolu des derniers mois. Mais pourquoi le phasmillon avait-il besoin d’une roue de secours ? Une multitude de questions se précipitait sous son crâne alors que son petit tout posait un sac à dos poussiéreux dans l’entrée et faisait le tour de l’immense salon — un peu désuet, certes — où ils se trouvaient.

Le caneton caressa les boiseries des murs, étonné sans doute de ce style que Bénédict n’avait jamais aimé par le passé, puis poursuivi son exploration du trois pièces disparate. Quand il eut pris la mesure de la vie que menait Bénédict, le plus jeune s’assit sur le fauteuil Louis XVI tendu de velours bleu royal, en face du sofa préféré de son aîné. Celui-ci s’assit d’ailleurs à sa place habituelle, séparé de son visiteur par la table basse sculptée par leur oncle.

« Tu comptes m’expliquer comment tu es passé des Bas-Endraux à mon salon sans préavis?

— Tu comptes t’habiller avant ? »

Bénédict sourit de cette réplique un peu verte. Il n’était pas de bonne humeur, le loupiot ! En tant normal, Bénédict ne se serait pas laissé surprendre en caleçon, même si ça impliquait de faire patienter son visiteur une demi-heure pour lui laisser le temps de retrouver la porte de sa penderie. Mais en tant normal, on ne s’imposait pas chez lui à dix heures du matin sans un bonjour. En tant normal, ce n’était pas non plus la prunelle de ses yeux qui sonnait. Il décida de déroger à ses habitudes, trop impatient de satisfaire sa curiosité :

« À moins que ça te dérange, je peux me changer plus tard. D’autant que je risque de me recoucher bientôt. Je travaille de nuit. »

Se justifier ne faisait pas non plus partie de son ordinaire, il y avait pas mal d’habitudes bousculées en un quart d’heure.

« Je me suis fait renvoyer. J’ai fait le tour du pays pour prendre du recul, je rentre à la fin de la semaine. J’ai besoin d’être hébergé quatre nuits. Et… »

L’ourson se tut soudain, un peu gêné.

« Et ?

— Et j’aimerais un billet pour le Musée de l’Art et Haut Nautique. »

Bénédict le considéra avec un étonnement légèrement mêlé de réprobation : il devinait pourquoi, entre tous les musées passionnants que le frérot aurait pu choisir, il se tournait vers l’un des moins réputés.

« Sachant que tu croules sous les dettes depuis quelques mois, comment as-tu réussi à t’offrir un tel voyage ?

— Jo me paie un loyer… enfin, ça lui a pris quand je me suis retrouvé sans revenus.

— Il t’entretient ?

— Il vit chez moi depuis des années, ne fais pas semblant d’avoir oublié.

— Ah oui, tout le monde te doit plein d’argent. C’est vrai que tu ne sais pas demander un remboursement, p’tite branche. »

Le regard noir qui accueillit ce commentaire pourtant très juste accentua le sourire de Bénédict. Son frère aurait toujours le chic pour se vexer quand on lui rappelait qu’il se laissait marcher sur les pieds. Mais il avait quand même une certaine fierté, donc Bénédict décida de ne pas trop pousser le bouchon de crainte de le voir claquer la porter et sonner chez des gens sans doute moins bien intentionnés que lui.

« Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras, je vais te préparer un lit. J’ai aussi mes entrées dans tous les coins intéressants de la ville, tu n’auras pas à débourser un centime si tu m’accompagnes. »

Le moineau plissa soudain les yeux à cette condition : achetait-il sa présence ? Un peu, oui, mais Bénédict se garda de le laisser deviner en détournant la réponse :

« Hé, ne fais pas cette tête, luciole ! Tu vas avoir droit à un traitement VIP ! Si ça te dérange tellement qu’on te voit avec moi, je te donnerai ma carte de visite et une petite lettre de recommandation, ça sera tout aussi efficace. »

N’obtenant aucune réponse, Bénédict décida qu’il tenterait quand même de l’accompagner malgré sa fatigue.

« Le musée ferme à quinze heures, si nous partons maintenant, nous aurons encore tout le temps de voir les salles intéressantes. Tu as faim ? »

Ben considéra la proposition de Bénédice avec sérieux. Avait-il faim ? La réponse était évidemment oui : son incapacité à courir lui avait fait manquer un changement de train non remboursable, il n’avait pas eu de quoi s’acheter plus d’un sandwich depuis l’avant-veille, réservant ses derniers sous au paiement du billet de train et au tramway qui l’avaient conduit ici. À présent, l’idée d’un vrai repas lui faisait plus envie que celle de courir découvrir une œuvre qui risquait de le décevoir.

Malgré la colère qu’il éprouvait encore envers son frère pour avoir volé la maison de leurs parents, Ben appréciait le tact — rare — dont Bénédict avait fait preuve en évitant d’évoquer l’artiste ou d’investiguer sur son chômage inattendu. Pourtant, la surprise qui avait brillé dans ses yeux à cette évocation n’était pas feinte.

Ben finit par avouer qu’il était affamé, ce qui déclencha un nouveau sourire de son frère.

« Je m’habille et nous allons au restaurant. Je t’invite. N’essaie pas de refuser, je te dois encore plein d’argent. »

Sans lui laisser le temps de protester, son frère s’éclipsa par une porte qui devait conduire à sa chambre. Ben était de nouveau horriblement gêné par ce sentiment de se faire entretenir, comme lorsqu’il avait découvert le virement de Jo trois mois plus tôt, juste après l’annonce de son renvoi. Il essayait d’effacer son malaise derrière la justification de Bénédict, pourtant très vraie : il avait donné ou dépensé plein d’argent pour eux sans jamais rien leur demander en retour. Pourquoi se sentait-il si mal lorsque l’opération s’effectuait en sens inverse ?

Son aîné revint quelques minutes plus tard, dans une tenue choisie de sorte à paraître plus coûteuse qu’elle ne l’était vraiment. Il invita Ben à le suivre dans les escaliers grinçants du vieil immeuble, s’enfonçant dans les sous-sols encombrés d’une odeur de renfermé légèrement moisie. Lugubre. En montant, il y avait eu trop de marches, ce qui avait forcé Ben à s’arrêter à chaque demi-palier pour reprendre son souffle ; contre toute attente, la descente semblait pire. Bénédict s’arrêta soudain en plein milieu d’une volée de marches pour l’observer :

« ça va caneton ? Tu respires ?

— Hum hum… », grommela Ben sans oser parler.

Il se demandait jusqu’à quel degré des enfers ils descendraient pour manger, s’il ne s’évanouissait pas d’inanition et d’asphyxie avant. Cependant, ses craintes n’étaient pas fondées : une dizaine de marches plus tard, ils débouchaient sur le garage souterrain de l’immeuble. Bénédict commenta les voitures de ses voisins en passant devant des marques plus ou moins inconnues à son frère. En arrivant tout droit des Bas-Endraux, Ben aurait été ébloui par les carrosseries presque neuves et la modernité évidente de ces véhicules. Après deux mois de vadrouille, il était un peu moins impressionnable, mais n’en demeura pas moins étonné de l’écart technologique avec les véhicules qu’on trouvait par chez eux. De manière surprenante, la vieille berline que Bénédict utilisait à l’époque pour transporter les chèvres n’était pas dans le souterrain. Un hoquet d’horreur le secoua lorsqu’il découvrit les trois bolides de son frère : tout fier, celui-ci lui expliqua que c’étaient des engins de luxe dont l’un avait même été produit en édition limitée trois années plus tôt.

« Dis-moi, c’était à quelle date que tu m’avais emprunté deux-cents milles ? », s’enquit Ben dans un début de rage glaciale.

Bénédict interrompit aussitôt son discours, l’invitant à entrer dans la moins tapageuse des voitures. En s’asseyant sur le cuir nacré du fauteuil passager, Ben réalisa qu’il aurait suffi de vendre une seule de ces machines pour récupérer la parcelle d’oliviers préférée de ses parents. Mais Bénédict avait préféré garder ses jouets. Chaque vibration du moteur — très silencieux au demeurant — lui semblait une insulte personnelle, comme si le véhicule lui riait à la face d’avoir lamentablement échoué à rassembler l’argent dont il avait si généreusement fait don à son frère trois années auparavant. Oui, Bénédict pouvait se permettre de l’inviter au restaurant.

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