5-Chapitre 12 (1/3)

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Comme tous les lundis et jeudis soirs, désormais, Chloé se prélassait sur le canapé de Benoît en attendant que Joël termine de préparer leur dîner. Agnès n’avait vécu chez lui que deux petites semaines (interminables sans doute aux yeux de la menuisière) avant de partir s’installer chez son frère. Samuel avait usé de son tact habituel pour mettre dehors son colocataire afin de libérer une chambre pour sa sœur, ce qui avait créé de nouvelles tensions dans le groupe d’ami des garçons.

Joël avait expliqué à l’artiste la scène à laquelle Agnès avait assisté (elle s’était fait un plaisir de la relater en détail), presque plus angoissé à présent que Samuel avait sauté à pieds joints dans le camp de sa demi-sœur, quitte à se mettre tous ses amis à dos. D’ailleurs, le menuisier n’avait pas attendu longtemps pour courir chez Joël le remercier d’avoir aidé Agnès alors qu’il s’était montré « aussi con qu’un pied de chaise, et je te parle même pas des pattes de héron qui tiennent pas le buffet ; Ben avait raison, c’était une connerie ces pattes. J’aurais dû faire des pattes de lion, c’est plus solide » (pour citer la prose éloquente de Samuel). Trop inquiet de la tournure que prendraient les évènements, Joël n’avait pas osé expliquer à son meilleur ami pourquoi il avait pris le parti d’Agnès. Ou plutôt, il avait laissé entendre que son ami n’en était pas à sa première ineptie, mais il s’était bien gardé de le renseigner sur ses propres orientations amoureuses. Chloé le soupçonnait de craindre une crise cardiaque de Samuel, si celui-ci venait à découvrir qu’au moins trois des personnes qu’il côtoyait quotidiennement au travail étaient sur le fil. Agnès et Chloé l’avaient assez choqué pour au moins un an, il ne fallait pas pousser le bouchon en lui ajoutant Joël dans l’équation.

« C’est prêt, ma’m’zelle ! »

Un délicieux fumet s’élevait de la terrine qu’il venait de poser sur la table. L’artiste sauta aussitôt sur ses pieds pour s’installer à table, l’estomac dans les talons. Après un long silence où ils profitèrent du bonheur simple de se remplir le ventre en contentant leurs papilles, les deux amis retrouvèrent leur goût pour la discussion. Il ne fallut pas trois secondes à Chloé pour mettre les pieds dans le plat (une habitude qu’elle tenait sans doute de sa tante, le tact en moins, l’impatience en plus) :

« Tu comptes en parler à ta famille, maintenant qu’Agnès est au courant ? »

Joël leva des yeux presque rieurs sur elle, une ombre d’inquiétude tapie derrière leur éclat noisette.

« De quoi devrais-je leur parler ?

— Du fait que, si je dors chez vous deux fois par semaine, ce n’est pas parce que j’adore l’odeur de tes draps au petit déjeuner.

— ça, ce ne serait venu à l’idée de personne » rit-il sans poursuivre.

« Je vais devoir être plus précise alors ? Quand vas-tu te décider à leur parler de toi, et de la personne qui enflamme ton cœur ?

— Jamais » assena-t-il d’un ton péremptoire.

Chloé fronça les sourcils :

— C’est un peu court, et franchement pas digne d’un roman.

— Je m’en moque, je suis un homme libre et aucune force, divine ou littéraire, ne m’obligera à briser le cœur des miens. Bénédict s’en sort très bien tout seul.

— Tu penses vraiment qu’ils seraient malheureux de l’apprendre ? »

Joël soupira tristement. Sa fourchette se mit à torturer le gras de chèvre qui traînait dans son assiette, puis il finit par admettre :

« Je suppose qu’ils seront déçus que je ne leur donne pas de petits-enfants ou de petits-neveux et nièces.

— Tu supposes, ou en avez-vous déjà parlé ?

— Rah, Chloé ! » grinça l’ébéniste en levant les yeux au ciel. « Tu as quitté les Bas-Endraux trop longtemps, on dirait ! Les parents parlent toujours de la future ribambelle de bambins qui va les entourer à partir du moment où on passe le bac. Dans mon cas, c’était même avant, vu que je n’ai pas fini le lycée.

— Ah bon ? Tu n’as pas fait d’études ? » s’étonna vivement Chloé.

Elle réfléchit rapidement, puis réalisa qu’elle n’avait jamais songé à cela. Pourtant, certaines choses auraient dû lui mettre la puce à l’oreille : Joël avait intégré l’entreprise le même jour que Benoît, pourtant son aîné, neuf ou dix ans plus tôt, sa mémoire la trahissait.

« Et quand aurais-je trouvé le temps d’en faire ? » riposta Joël dans un sourire fondant. « J’ai toujours su que je ferai le même métier que mon père, je n’avais pas besoin d’un diplôme pour ça. Il a commencé à m’apprendre à sculpter quand j’ai appris à écrire mon prénom. Il dit souvent que le ciseau se manie comme un stylo, mais qu’il en sort toujours quelque chose de beau… Bref : j’ai toujours voulu devenir ébéniste, j’étais déjà complètement formé avant de finir le collège… Quand Ben a décidé d’entrer dans l’entreprise, je me suis dit que c’était l’occasion idéale de me lancer aussi. Le vicomte cherchait du monde et j’en avais assez de redoubler.

— Mais… ce n’est pas possible » s’offusqua Chloé, sans comprendre pourquoi.

— Pourquoi ? De toute manière, je n’ai jamais été bon à l’école. Je ne sais même pas si j’aurais eu mon bac.

— Mais… Tu es très doué en mathématiques !

— La belle affaire ! Et les autres matières ? »

L’artiste se mordilla les lèvres en considérant cette nouvelle perspective, chamboulée dans sa conception de la vie. On l’avait toujours poussée à se surpasser dans son parcours académique, ne lui laissant même pas la possibilité d’imaginer un éventuel échec en se renseignant sur les solutions « de secours ». Par conséquent, la jeunesse lui avait toujours semblé une autoroute immuable : scolarité, études, métier, à laquelle personne n’échappait. Pourtant, ses racines Bas-Endroisiennes lui revenaient en mémoire. Dans cette ville, on héritait du métier de ses parents, comme de leur maison et de leurs oliveraies. Rien ne semblait plus logique, en conséquence, d’apprendre tôt, sans la nécessité de cadenasser tout cela par des études coûteuses qui aboutiraient exactement au même résultat. Finalement, elle se dit que Joël avait peut-être raison, dans la logique très spéciale de leur ville.

« Ça veut dire que Benoît n’a jamais fait d’études non plus ?

— Bien sûr que non. À quoi ça lui aurait servi, pour entretenir les oliviers et cueillir leurs fruits à temps ? Il sait faire la meilleure huile du pays, il n’a pas besoin d’un bout de papier pour le prouver.

— La meilleure, la meilleure… » grommela Chloé, qui commençait à en avoir assez de se faire rabâcher le talent inestimable de Benoît dans un domaine qu’elle ne l’avait jamais vu pratiquer, ni même évoquer.

« Il a gagné tous les concours quand il était au lycée. Lui non plus n’était pas franchement assidu en cours… il passait plus de temps à l’oliveraie pour aider ses parents, qu’à s’user la culotte sur les bancs de l’école. »

Scandalisée, Chloé haussa les sourcils. Benoît, si doué pour calculer un budget au centime près, pour planifier une activité de plusieurs années pour toute une équipe, pour dessiner un plan de meuble d’une exquise complexité, pour rédiger des rapports d’une longueur affolante sans hésitation ni fautes d’orthographe… qui lisait d’ailleurs de la poésie à ses heures perdues. Parlait-on de la même personne ? Joël haussa les épaules quand elle l’interrogea, comme si toutes ces compétences n’avaient aucun rapport avec l’école. Il se contenta d’un laconique :

« C’était Bénédict, l’intellectuel de la famille. Mais comme il était plus paresseux qu’un loir au fond de son terrier par moins dix degrés dehors, il n’a jamais vraiment cherché à briller à l’école.

— Bon sang… »

Le monde s’effondrait sous les pieds de Chloé. Non seulement, elle devait revoir sa conception entière de l’éducation, mais en plus, ses amis changeaient complètement de visage. Elle réalisa soudain qu’Agnès avait tout juste l’âge du bac, alors qu’elle travaillait avec eux depuis plus d’un an.

« On dirait que tu viens de recevoir un plafond sur la tête. Ça va, Chloé ? »

L’artiste tourna des yeux humides vers Joël, trop sonnée pour s’exprimer.

« C’est notre inculture qui te rend malade comme ça, ou c’est juste que tu t’imaginais que Benoît était tellement parfait qu’il avait trois doctorats à son âge ? »

L’humour léger qui pointait dans la phrase de Joël n’échappa pas à l’artiste, qui parvint à se détendre légèrement. Elle répondit sur le même ton :

« Sa perfection se contentera de faire la meilleure huile de la ville, et les plus belles marqueteries du monde. Ne le couronnons pas trop de lauriers, sinon sa tête finirait par être trop lourde à porter.

— Surtout qu’il préférerait largement des rameaux d’olivier, notre héros local. Je ne te dirais donc pas qu’il a un coup de main fort impressionnant pour traire les chèvres ni qu’il sait y faire avec les chiens comme personne…

— ça suffit là ! Cite-moi ses défauts pour réajuster la balance, il commence à me sortir la moutarde par le nez !

— ça ne veut rien dire… je pensais que son niveau bac plus zéro était un si gros péché que je devais plutôt te lister ses qualités.

— Ce n’est pas un défaut de fabrication, ça. »

Joël éclata de rire, puis se mit à réfléchir intensément à des défauts de fabrication éventuels de son cousin préféré. Chloé ne s’attendait pas à ce que l’exercice se révèle si ardu. Finalement, Joël trouva quelque chose :

« Il a tous les os cassés à cause d’une poisse indélébile.

— C’est tout ?

— Il est parfait, d’accord ? Ne m’oblige pas à le voir autrement ! » se récria l’ébéniste.

Chloé lui dédia un sourire mutin, puis elle se pencha très sérieusement vers lui :

« Tu sais Joël, tu l’aimes tellement que, parfois, je me demande si tu ne serais pas amoureux de lui. »

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