5-Chapitre 11 (1/2)

9 minutes de lecture

Agnès s’étira de tout son long, avachie sur le canapé de Jo, puis leva les yeux vers la cuisine. L’ébéniste s’activait avec un calme enviable dans l’espace culinaire, manipulant les ustensiles et ingrédients sans hésitation. Déjà, une bonne odeur de nourriture s’élevait des casseroles, mais Jo avait précisé que ce ne serait pas prêt avant au moins une heure. Cela correspondait à l’heure de la télénovela, pour laquelle ils attendaient Chloé. Pour tromper sa faim, et son inquiétude à l’idée de se retrouver avec Chloé pendant plusieurs heures, Agnès zappait frénétiquement.

« Arrête, un peu. Tu vas finir par casser la télécommande. »

Agnès reposa l’appareil sur la table-basse, boudeuse. N’ayant plus rien pour s’occuper les doigts, elle s’assit en tailleurs sur le canapé, puis entreprit de se tresser les cheveux. C’était tout à fait inutile, étant donné qu’elle allait se coucher d’ici peu, mais le tressage compulsif avait le mérite de procurer une occupation répétitive qui l’empêchait de se jeter sur la télécommande. Jo profita d’une pause dans sa préparation pour s’accouder à la banque de la cuisine et l’observer.

« Ça te va plutôt bien, les tresses. »

La jeune femme haussa les épaules, pas émue pour deux sous par son apparence physique, tout en continuant.

Après ce qu’il sembla un temps interminable, la sonnette retentit. Enfin ! Même si l’arrivée de Chloé signalait de nouvelles angoisses en perspectives, elle marquait surtout le début du dîner, ce qui était plus important à cet instant. La menuisière sauta de son canapé pour aller ouvrir. Elle tomba nez à nez avec le sombre imbécile qui lui servait de demi-frère.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » cracha-t-elle, prête à mordre.

« Je voulais te parler.

— Dans tes rêves ! »

Agnès s’apprêtait à claquer la porte, mais Jo retint le battant de justesse. Heureusement, parce que Sam avait eu un réflexe très malvenu, qui consistait à mettre ses mains sur le chambranle… Personne n’avait oublié ce qu’il s’était passé la dernière fois que quelqu’un avait eu cette brillante idée. Quelle que soit sa colère contre son (demi-) frère, Agnès n’était pas stupide au point de vouloir lui claquer une porte sur les doigts. Elle ne tenait pas à ce qu’on la dévisage comme Chloé lorsqu’elle allait en ville. Déjà qu’on la dévisageait de plus en plus à cause de ce qu’il s’était passé au bal…

« Pas d’accident ici, c’est clair ? » les prévint Jo avec sérieux. « C’est le seul endroit où Ben ne s’est jamais rien cassé, alors n’allez pas y planter une graine de malheur avec votre discorde. Si vous voulez parler, je ne suis pas contre, mais ce sera dans le calme. Si vous ne vous en sentez pas capables, allez ailleurs.

— Tout d’suite, la confiance ! » rouspéta Agnès, parce que répondre à Jo était plus facile que de rester calme devant Sammy.

Son demi-frère sembla comprendre, puisqu’il lui proposa d’aller parler dans la voiture. Agnès plissa les yeux avec circonspection :

« J’ai pas confiance, tu serais capable de m’emmener à la maison.

— Je te passe les clés, si tu veux. Comme ça, tu seras sûre que je ne peux pas démarrer.

— Vendu. »

Agnès tendit la main, bien certaine de ne pas mettre un orteil dehors tant que les clés de l’automobile familiale ne seraient pas en sécurité dans sa poche. Sammy ne fit même pas mine de la rouler : il sortit le trousseau, clés de la voiture et de son appartement bien en évidences entre ses doigts, et le posa presque délicatement dans la paume de sa petite sœur. C’était trop facile. Agnès compta les clés pour s’assurer qu’aucune ne manquait à l’appel, surprise de l’exactitude du nombre final. Elle finit par admettre que Sammy jouait le jeu, sans le moindre commentaire désobligeant à son actif depuis au moins cinq minutes. Battrait-on un record ?

Les gravillons du jardinet de Ben et Jo crissèrent sous leurs pas tandis qu’ils le traversaient dans la lumière bleuissante du soir. Après une inspection suspicieuse de la rue, il devint évident que personne ne s’apprêtait à surgir de derrière un fourré pour lui jouer un mauvais tour. Agnès activa donc la clé dans la poche arrière de son pantalon pour déverrouiller les portières, puis invita Sammy à monter sur la banquette arrière du véhicule, pour lui ôter toute envie de la flouer. Il leva les yeux au ciel en grommelant un « ça va, je suis pas un monstre, non plus ! », puis se glissa sur les sièges en tissu gris. Agnès contourna la voiture pour monter de l’autre côté, prête à bondir hors de l’habitacle à la moindre velléité de tromperie. Ou à la première remarque désobligeante, ce qui était bien plus probable.

Sammy n’osait pas vraiment la regarder en face, occupé à se triturer les doigts avec bon nombre de phrases abandonnées avant de franchir ses lèvres. Agnès ne se souvenait pas l’avoir vu dans un tel état depuis… dans un tel état, point. Sammy n’était pas du genre à réfléchir, et encore moins à se prendre la tête. Son attitude couvait une bonne migraine pour avoir trop réfléchi pendant quelques jours. Ou minutes, il ne fallait pas être trop magnanime avec lui.

« Eh bien ? » s’impatienta Agnès. « Je n’ai pas toutes la nuit. »

Une envie soudaine de découvrir la télénovela fétiche de Jo et Chloé la prenait aux tripes. C’était une excuse idéale pour sortir de cette voiture et fuir une conversation qui s’avérerait houleuse.

« J’ai réfléchi… » commença Sammy.

« Bravo, ça doit être une première ! » répliqua sa sœur aigrement.

Il lui lança un regard mauvais, aussi vite disparu qu’il était venu, puis s’attela de nouveau à fixer ses doigts.

« Je crois que j’ai bien déconné.

— à quel propos ?

— C’est bon, tu sais très bien de quoi je parle.

— Si tu n’es pas prêt à dire les choses clairement, je ne vois pas ce que tu fais ici. »

Sammy poussa un soupir excédé, mais il retint une pique bien sentie.

« Par rapport à ce que tu as fait avec… l’artiste, au dernier bal.

— Et qu’est-ce que j’ai fait avec elle ?

— Je n’en suis pas sûr, justement. Tu ne m’en as jamais parlé.

— Tu n’as jamais demandé gentiment. »

Agnès haussa les épaules et fixa la rue au travers de la fenêtre. Beaucoup de gens avaient rapporté des choses, que Sammy avait écoutées avec beaucoup plus d’attention qu’il en avait eu pour elle. Au-delà de l’humiliation publique, c’était le manque cruel de confiance qui l’avait retournée. Agnès aurait voulu lui jeter sa colère en vrac à la figure, mais elle connaissait trop bien leurs caractères : si elle s’échauffait tout de suite, il n’irait jamais au bout de ce qu’il voulait dire et finirait par partir en claquant la portière. Agnès en avait plus qu’assez de son caractère de cochon, mais elle espérait, d’une minuscule flammèche d’espoir, qu’il lui demanderait pardon.

« Que s’est-il vraiment passé ? » osa-t-il enfin, gentiment. Bon, plus contritement que gentiment, mais c’était déjà une belle progression par rapport à la première fois.

« Rien de spécial. Le grand classique : elle avait vraiment trop bu, j’avais pris un ou deux verres de trop, nous nous sommes draguouillées, nous avons couché ensemble, elle est partie finir la fête ailleurs. Il n’y avait vraiment pas de quoi en faire un fromage. Ça arrive tout le temps, ce genre de choses.

— Oui, eh bien, ça arrive tout le temps, mais pas avec ma sœur, et pas avec… une autre femme.

— C’est Chloé, le problème ? Tu es amoureux d’elle et ça te rend malade que je l’ai touchée ?

— Mais je m’en fous de cette fille ! C’est Ben qui est raide d’elle ! »

Agnès plissa les yeux, surprise par cette affirmation qu’elle aurait pourtant dû anticiper, mais le moment était très mal choisi pour se pencher sur les histoires de cœur de Ben. Elle enchaîna sans rater un battement :

« Tu m’aurais dit la même chose si j’avais couché avec un mec ?

— Non.

— Pourquoi ?

— C’est dans l’ordre des choses. »

Agnès se retourna vivement vers lui, prête à mordre. Elle lui cracha son ressentit :

« C’est dans l’ordre des choses qu’un connard à qui j’ai rien demandé me colle les mains aux fesses, mais pas que je passe un super moment avec une fille que j’appréciais ?

— Ne mélange pas les sujets…

— Je ne mélange rien du tout, c’est complètement lié ! Tu levais à peine le petit doigt quand je me faisais siffler dans la rue, par des gars plus vieux que toi, mais tu montes au créneau contre Chloé alors qu’elle a été super douce ? »

Agnès poursuivit sa tirade ; plus elle parlait, plus les détails de cette nuit magique dans les bras de son Morphée personnel lui revenaient. Chloé avait été bien plus que tendre et attentionnée, à dire vrai, et les étincelles qui se reflétaient sur son sourire auraient fait croire le plus glacial des humains (un Ben, par exemple), qu’elle était folle amoureuse. Et peut-être l’était-elle, durant leur nuit. Après tout, Chloé flottait dans des zones interdites aux mentaux sains (ou à défaut, normaux) : elle pouvait très bien tomber amoureuse d’une inconnue masquée le temps d’une étreinte, puis emporter son cœur s’énamourer du prochain inconnu venu… La voix d’Agnès lui manqua brusquement, plus trop sûre des arguments qu’elle assenait.

Un silence encore criard des échos de ses questions s’installa entre eux, puis Sammy lui prit la main doucement :

« Tu l’apprécies tant que ça, Chloé ?

— Non… » mentit Agnès.

Difficile de savoir où elle en était. Depuis deux mois, elle ne rêvait que de cette heure perdue au fond d’une nuit de bal, enlacée dans des cheveux aux parfums de mer. Depuis, tout ce qu’elle avait reçu de Chloé se teintait d’indifférence : un rejet même pas méchant, un désir de sauver le travail de Ben en équipe… une soirée télénovela à venir, dont elle pouvait parier que Chloé agirait aussi normalement que la plus banale des amies invitées à une soirée pizza télé.

« Pourquoi elle ?

— J’en sais rien. » Puis Agnès se corrigea : « C’est ridicule, mais elle me donnait l’impression que le monde serait plus beau tant que je garderai sa main dans la mienne.

— Ah ouais, quand même » sourit-il. « Alors tu t’es dit que, tant qu’à tenir sa main, autant la tenir tout court? »

Rêvait-elle ou son frère faisait-il de l’humour ? Était-ce vraiment le meilleur moment pour se permettre une telle légèreté ?

En l’observant plus attentivement, elle remarqua que son frère était tout aussi angoissé qu’elle. Mais il y avait quelque chose, dans son sourire fragile, qui demandait pardon. Il voulait faire la paix. Aucun d’eux ne savait comment s’y prendre, vu leurs caractères explosifs. Agnès sourit tristement, sans bien savoir si elle était prête à lui pardonner.

« C’était quand même une manière plus agréable de passer le temps. Tu aurais fait quoi, toi ?

— Pareil, mais moi, je suis un homme.

— Arrête avec ça ! C’est la même chose : elle te plaît, elle est partante, pourquoi pas ?

— Je suis sûr que, si Chloé avait été un homme, elle ne m’aurait pas plu.

— ça dépend : elle te plaît en tant que femme ? »

Sammy haussa les épaules, puis se laissa aller contre la banquette, enfin plus détendue. Il finit par répondre :

« Nan, elle est trop folle pour moi. J’ai toujours préféré les petites brunes plantureuses, et Chloé est plutôt du genre bonde planche à pain.

— Gros lourd ! » râla Agnès, elle donna une pichenette à Sammy, qui fit semblant d’avoir mal.

« Si Chloé ne t’était pas tombée dans les bras, au bal, tu aurais choisi qui ? » poursuivit-il.

« Bah, personne ne m’intéresse vraiment, aux Bas-Endraux.

— Même pas Jude et Joséphine ?

— C’étaient des amies, pas des cibles potentielles ! Tu dragues tes amies, toi ?

— Si elles sont partantes, je ne dis pas non » confessa Sammy, sans comprendre la nuance. « Tu as dit c’étaient. »

Il était intelligent que dans les moments où on ne l’attendait pas, le demi-frère ! Agnès crissa des dents. Après quelques questionnements poussifs, elle finit par lui expliquer ce qu’elle avait dit à Jo précédemment.

« Elles ont dit QUOI ? » hurla Sammy.

Agnès se boucha les oreilles, puis rattrapa son frère avant qu’il ne bondisse du véhicule pour aller étriper ses anciennes meilleures amies à coups de dents. Jo avait réagi de manière beaucoup plus calme, même si, à l’écoute de toutes les épithètes dont Sammy les accablait, Agnès se dit qu’elle avait raison : « absurde » n’était vraiment pas le terme adapté pour décrire la situation.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0