5-Chapitre 10 (2/3)

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Quand Adelphe termina sa journée, ce soir-là, Joël l’attendait sur le trottoir, en face de la laverie. Elle regarda de droite et de gauche avant de traverser pour le rejoindre. Il sortit un téléphone de sa poche et le lui tendit avec un sourire inquiet :

« Elle a piqué une crise et s’est enfuie, je n’ai pas eu le temps de la rattraper. Bob refusait que je prenne le volant pour la poursuivre ; il avait peur que je l’écrase en voulant l’arrêter.

— Où est-elle ? » demanda Adelphe en récupérant le portable de sa nièce.

Une dizaine de messages en absences. Au vu de l’émetteur, aucun de ces messages n’aurait dû mettre Chloé au bord de la crise. À moins que Benoît ait encore eu un accident, ce que Joël aurait su en avant-première.

« Aucune idée », répondait Joël. « J’ai sonné chez toi, à son ancien appartement, chez moi… Aucune réponse. Mais comme son vélo était jeté n’importe comment sur ton paillasson, je pense qu’elle fait la morte chez toi. »

Adelphe assentit en silence, entendant presque la pensée muette de Joël : si Chloé n’a pas fait son sac pour disparaître, comme la dernière fois. Mais Adelphe était à peu près sûre que sa nièce ne tenterait pas de s’enfuir, cette fois. Pas tant que Benoît ne serait pas de retour.

Elle remercia le jeune homme et lui promit de l’informer quand elle aurait fait le point avec Chloé. Elle lui proposa même de le raccompagner chez lui, mais Joël désigna la voiture de son cousin, à quelques mètres. Le visage blafard d’Agnès les contemplait depuis la place du mort.

« Vous avez une soirée de prévue ? »

Joël esquiva la question en maugréant une histoire de raccompagnement. Adelphe ne fut pas dupe : tout le monde savait qu’Agnès n’avait pas remis les pieds chez ses parents depuis au moins une semaine, à cause de ses disputes incessantes avec Samuel. Elle ne releva pas, cependant, ayant des soucis bien plus pressants en tête. Joël pouvait faire ce qu’il voulait avec la fille de l’ancienne bouchère, ce n’étaient pas ses affaires.

Une fois à la maison, Adelphe n’eut plus aucun doute : Chloé avait laissé des traces de sciures partout sur son passage, comme un petit Poucet poussiéreux qui aurait peur de ne pas retrouver le chemin de son logis. La lavandière prit tout de même le temps d’enlever ses chaussures et de passer le balai avant de toquer à la porte de Chloé. Un silence pesant lui répondit.

Comme avant.

« Petit poisson, auras-tu faim pour dîner ? »

Pas de réponse. Adelphe soupira, sentant que la soirée allait être longue. Elle descendit doucement à la cuisine pour préparer le repas, cherchant dans ses pots à épices les saveurs d’autrefois — celles qui rappelaient le sourire sur les lèvres de sa nièce —. Pourtant, le fumet du plat ne fit pas descendre Chloé pour autant. La peine était sans doute plus profonde que celles que la petite traversait, enfant, lorsqu’elle venait se réfugier chez Adelphe.

Après de longues minutes à regarder le plat refroidir, Adelphe le couvrit et le rangea dans le four pour éviter qu’il refroidisse trop. Elle monta les marches qui menaient aux chambres, toqua de nouveau à la porte de Chloé sans succès. Après quelques secondes de silence, Adelphe actionna la poignée. La porte s’ouvrit sans opposer la moindre résistance. La pièce était plongée dans l’obscurité, à peine éclairée par un rai de lumière qui filtrait entre les volets fermés. Voilà qu’elle remettait ça !

Adelphe actionna l’interrupteur, baignant la chambre d’un éclairage chaud. Les murs écrus réverbéraient la lumière avec douceur, se fondant dans les battants de bois de la grande armoire, transformant la pièce en un petit cocon apaisant. Chloé avait accroché des photographies et des esquisses sur les murs, restes de sa carrière d’artiste prodige dans le nord. C’était une des habitudes de Chloé : exposer ses plus grands succès pour impressionner ou rappeler aux visiteurs à qui ils avaient affaire. Pourtant, quand Adelphe s’approcha pour les observer, elle remarqua qu’aucune des images choisies n’avait été primée.

Les photographies étaient sublimes, bien sûr, mais d’un manque de notoriété parfaitement incongru, quand on connaissait Chloé. Adelphe admira les reflets argentés d’un poisson qui nageait juste sous la surface de l’eau. Chloé lui avait sans doute nommé cette espèce une cinquantaine de fois, mais Adelphe ne parvenait jamais à retenir. Elle se contenta d’admirer le jeu de lumière qui apportait une touche magique aux écailles. Un peu plus loin, les visages souriants d’une bande d’adolescents défiaient l’avenir de se mettre en travers de leur chemin. La plupart des visages lui étaient inconnus, mais Adelphe n’eut aucune peine à reconnaître sa nièce, avec un sourire espiègle tout en fossettes, et des cheveux courts, violets, coiffés en brosse sur le sommet de son crâne. C’était au début du lycée, si Adelphe avait bonne mémoire… juste à côté, le gâteau d’anniversaire de Chloé ; celui de l’année passée, peu après le retour de la jeune femme aux Bas-Endraux. Adelphe sourit en se remémorant cette soirée, heureuse, malgré tout, que Chloé soit rentrée. Même si sa nièce était plus malheureuse qu’une lande désolée en revenant, le chemin parcouru en une année semblait immense.

La dernière image qui ornait les murs lui était inconnue. Des troncs argentés, tordus par la sécheresse, de la terre poussiéreuse où s’imprimaient des traces de chiens et celles de deux humains qui marchaient côte à côte vers le soleil couchant. Aucun doute n’était possible, cependant : c’étaient les oliviers d’ici.

« Celle-ci est nouvelle, n’est-ce pas ? Je ne l’avais jamais vue. »

Chloé ne répondit pas, bien sûr, toute à sa peine, cachée dans l’armoire ou sous le lit, comme lorsqu’elle était petite. Pourtant, Adelphe entendit sa respiration hachée par les larmes s’interrompre un instant. Adelphe s’assit dos au mur, sous le tableau qui contenait cette dernière photographie. Des chiens, une oliveraie, des pointures bien distinctes pour les deux humains… bien sûr, l’hypothèse était tentante…

« Joël m’a rapporté ton téléphone. L’écran est fêlé ; je pensais que tu ferais plus attention à tes affaires, après avoir dû tout racheter de nouveau l’année dernière. »

Le silence continuait de peser dans la pièce. Adelphe se pencha un peu pour distinguer la silhouette recroquevillée de sa nièce, sous le lit ; ombre informe noyée dans la noirceur de sa grotte.

« Tu as reçu plusieurs messages de Benoît. »

Chloé retint sa respiration.

« Il risque de s’inquiéter si tu ne lui réponds pas. »

Un léger frémissement de tissu, un mouvement, sans doute, invisible d’ici.

Adelphe contempla l’écran verrouillé sur lequel se lisaient les premiers mots du dernier message. Elle connaissait le code de verrouillage du téléphone qu’utilisait Chloé, c’était toujours le même. Un nombre d’une longueur assez inusuelle pour être mémorable, dont l’origine était presque risible. Adelphe aurait pu lire les messages qui avaient mis Chloé dans un tel état, mais cela aurait été irrespectueux.

« Chloé, il serait temps de sortir de ta tanière, tu ne crois pas ? »

Sa nièce faillit répondre, cette fois, mais elle garda encore le silence.

« Ce sont tes parents ? »

Bruissement de tissu. Ça pouvait aussi bien dire oui que non, à la différence qu’un oui aurait été suivi d’un sanglot étouffé.

« Ta sculpture ? »

De nouveau, un mouvement invisible qui semblait rejeter l’hypothèse.

« C’est Benoît, alors ? »

Cette fois, pas un bruit. C’était donc lui.

« Qu’a-t-il dit ? » poursuivit Adelphe en s’armant de patience. La voix craquelée par les larmes de Chloé s’extirpa de sous le lit :

« Rien. Il n’a rien dit, justement.

— Il devait être occupé ; il t’a envoyé plusieurs messages depuis que tu as quitté l’atelier.

— Tu l’as déjà dit.

— Veux-tu que je les lise ?

— Non. »

Adelphe posa le téléphone au sol, puis le fit glisser vers la forme noire de sa nièce. Une main le repoussa. Quand Chloé boudait, elle régressait à l’âge des premiers enfantillages, c’en était presque comique. À la différence qu’un enfant se laissait rarement mourir de faim pendant plusieurs jours au passage.

« Que voulais-tu qu’il dise ?

— Toujours. »

Toujours quoi ? Adelphe fronça les sourcils. Sans contexte, c’était difficile de comprendre. Elle se rassura en se disant que, même avec le contexte, sa nièce avait toujours été difficile à comprendre.

« Et il n’a rien répondu dans la minute, donc tu t’es dit que la réaction la plus adéquate était de casser ton téléphone et te cacher jusqu’à ce qu’il se décide à te répondre ? Ce n’est pas en refusant de lire ses messages que tu vas faire avancer les choses, et vu qu’il est en vadrouille, je ne vais pas l’appeler pour lui demander de te sortir de là-dessous.

— Laisse-moi tranquille ! »

Adelphe secoua la tête en soupirant. Il y a des choses qui ne changeront jamais.

« Si tu veux Chloé, mais je te rappelle que nous avons un accord, toutes les deux. Si tu ne veux pas te comporter comme une adulte à la maison, ce n’est pas mon problème. Par contre, tu iras au travail demain… »

Adelphe n’acheva pas la menace. La dernière fois qu’elle avait menacé Chloé d’appeler ses parents, elle pensait que les choses dégénéreraient très vite et que sa nièce ne tiendrait pas deux semaines avant de faire une nouvelle bêtise qui l’obligerait à les contacter. Pourtant, ce n’était pas arrivé. À vrai dire, Adelphe en était même venue à croire que Chloé avait assez mûri pour ne plus jamais avoir recours à cette menace… Force lui était de constater qu’elle avait eu trop d’espoir.

Chloé ne répondit rien, mais le silence changea légèrement. Il y avait de l’inquiétude dans l’air, à présent. Adelphe se releva doucement, déçue de sa propre réaction. D’une certaine manière, il était plus facile de consoler sa nièce dans son enfance : un bon repas, une histoire de poissons, un câlin et Chloé retrouvait le sourire jusqu’au soir. À l’heure du coucher, les sombres fantômes de sa journée revenaient la hanter, et la petite fille s’endormait dans des océans de larmes…

Mais à présent ? Elles avaient été séparées si longtemps, au cours des dernières années, qu’Adelphe l’avait à peine vue grandir. Comment consoler une jeune femme qui a passé la moitié de sa vie dans des villes qu’Adelphe ne connaissait que de nom, dont les mœurs lui étaient par trop étrangères ? L’état de Chloé s’apparentait à un chagrin d’amour, et ça, c’était encore plus mystérieux, si possible, que toutes les crises que Chloé avait pu faire par le passé.

La photographie des oliviers, avec ses traces de pattes et de pas intrigants, lui suggérait des idées qu’elle devait éclaircir. Peut-être Nanie pourrait-elle l’aider, elle qui semblait connaître les petits secrets de tous les jeunes de la ville.

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