5-Chapitre 10 (1/3)

3 minutes de lecture

Chloé reposa ses outils et soupira comme un bœuf voyant sa vache conduite à l’abattoir. Quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait pas du tout, même. Pour être précise, rien n’allait. Malgré sa motivation lors du bouclage du dossier et son réel désir de réaliser les meubles conçus avec Benoît, les faits étaient là : elle était lasse. Lasse de sculpter à la chaîne des dés, des branches, des olives et des enfants aux regards d’étoile. Joël avait beau s’extasier à chaque dessous de table qu’elle terminait et l’encourager de tous ses sourires lumineux, Chloé en avait assez. Elle considérait d’un œil critique le porte-menu ridicule sur lequel elle s’obstinait à recréer les arabesques magiques de J.E.A.C.Q.U.E.S.

Il manquait quelque chose.

Une chose d’une importance cruciale, qu’elle ne parvenait pas à toucher du doigt. Les courbes étaient belles ; les formes, raffinées ; l’ensemble, harmonieux ; l’idée, originale ; la structure, solide… mais Chloé n’aurait jamais appelé cela une sculpture. Elle aurait pu cisailler un parquet avec à peu près autant de succès. Cette idée lui fit involontairement monter un sourire aux lèvres, au souvenir d’un après-midi de rabotage datée d’une bonne année. L’image de Benoît, froid comme un coffre-fort et taquin comme une mouette rieuse, lui revint à l’esprit. Que ce temps semblait lointain, à présent ! Révolu à jamais, au vu de l’horrible morceau de bois qui gisait sur sa table de sculpture… et du renvoi de Benoît, surtout. Ses yeux se tournèrent presque malgré elle vers la place vide de l’autre côté de la vitre : celle qui avait pleine vue sur son poste de travail. Sans le regard attentif de l’ancien chef d’atelier, sculpter semblait au-dessus de ses forces.

L’artiste enfouit la tête entre ses bras, affalée sur sa table de travail avec toute l’élégance d’un phoque échoué. Les yeux lui piquaient. Bien sûr, avec toute la sciure qui régnait dans l’atelier ! Au point où elle en était, ce ne seraient pas quelques larmes de plus qui changeraient sa vie… Chloé glissa tout de même une main sous sa chemise de travail informe pour récupérer un mouchoir dans la poche arrière de son pantalon, puis tamponna ses paupières à petits gestes tremblants. Elle redressa la tête pour observer son échec en cours, fit une moue, puis laissa sa main reprendre le chemin de sa poche arrière pour extraire son téléphone mobile. Elle tapota les touches sans rien écrire, avant de se décider :

Chloé (à Benoît) : depuis que tu as arrêté de me surveiller, je n’arrive plus à rien sculpter de bon. Quel est ton secret ?

La réponse ne venant pas, l’artiste releva les yeux vers son porte-menu inachevé, se demandant comment rendre le travail amusant sans déroger au plan millimétré de Benoît. Joël s’était montré intransigeant sur le respect du dossier de son cousin, pour le faire réembaucher.

Benoît : Je croyais en toi.

Chloé : plus maintenant ?

Benoît:…

Benoît : si tu savais

Benoît : S …

Chloé: ?

Le téléphone n’osa pas répondre à son point d’interrogation. Elle attendit une dizaine de minutes, le souffle en suspens, les yeux rivés sur l’écran, craignant la vérité qu’elle devinait déjà : plus maintenant. Elle l’avait déçu, comme les autres. Chloé ferma les yeux, inondée de larmes, en songeant au regard bleu tissé de pépites vertes qui n’avait, jusqu’à présent, jamais laissé entrer cette émotion assassine. Elle l’imaginait aussi clairement que s’il s’était tenu devant elle, la jaugeant de toute sa hauteur, drapé dans un calme glacial comme lui seul pouvait l’être, inaccessible d’indifférence. Les joues de Chloé se strièrent de ruisseaux tièdes, dont le goût salé imprégna ses lèvres.

Chloé jeta le téléphone par terre et quitta l’atelier. Elle enfourcha le vieux vélo de sa tante, aveuglée par les larmes qui ne quitteraient plus jamais son regard, pédala sans rien voir d’autre que des formes floues, des couleurs déformées, des crissements dangereux. À peine arrivée chez Adelphe, Chloé se jeta dans l’escalier, volant presque jusqu’à sa chambre où elle se laissa enfin glisser au sol. Recroquevillée en position fœtale, elle se tassa sous le lit en priant pour que personne n’entende sa respiration jusqu’à ce que son souffle, épuisé par les pleurs, s’éteigne de lui-même.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0