5-Chapitre 9 (2/2)

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« Que fais-tu là, Agnès ? »

La voix scandalisée de Jo la fit sursauter. Agnès se redressa lentement en se frottant les yeux. Malgré la lumière chiche des réverbères, elle pouvait clairement distinguer ses yeux noisette qui semblaient un peu flous.

« T’en as mis du temps, à rentrer ! T’étais où ? » l’accueillit-elle une fois debout.

« Chez mon père. Ce n’est pas franchement une manière d’accueillir un vieil ami, ça.

— T’as vu l’heure ? »

Voyant qu’elle ne semblait pas disposée à adopter un ton plus aimable, Jo se lança dans une de ses manies qui le rendait détestable par moments :

« Puis-je savoir, ô très chère Agnès » commença-t-il de son ton le plus fleuri, « pourquoi tu somnolais devant ma porte ? À moins que cette posture recroquevillée au sol ne soit due qu’à un excès de zèle ménager, je doute que tu nettoies mon paillasson à une heure aussi indue.

— Je déteste quand tu fais ça. On pourrait parler à l’intérieur ? J’ai un peu froid aux articulations, là. »

Jo prit une expression chagrine, en lui signifiant de se pousser du milieu parce que la serrure lui était inaccessible derrière elle, toujours dans un luxe de courtoisie périmée, puis l’invita à entrer dans son môdeste salon en ponctuant cette phrase d’une révérence. Agnès sentit ses lèvres se détendre malgré elle, presque soulagée qu’il ne lui pose pas plus de questions. Il lui proposa une tisane, tout en se lançant dans la préparation, sans attendre sa réponse. Agnès se laissa tomber sur le canapé, à la place favorite de Ben, et observa la pièce en attendant sa tasse. Évidemment, rien n’avait changé ici. La seule preuve de l’absence de Ben résidait dans un début de désordre. Ça restait quand même la maison la mieux rangée qu’Agnès ait vue de sa vie. Il y avait un magazine de mots fléchés ouvert sur la table-basse, et deux gilets posés sur les dossiers des chaises de la salle-à-manger. Même pas un pli. C’était à se demander si cette maison n’était pas un décor de cinéma, tant elle paraissait parfaite en toutes circonstances.

« Alors, qu’est-ce qui t’amène à faire le guet devant ma porte ? »

Jo lui tendit une tasse fumante, puis s’assit sur le verre transparent qui protégeait la table-basse. C’était le plus beau meuble de la ville, à n’en pas douter. Agnès sentit une pointe de jalousie à l’idée que Ben et Jo (et Bénédict) aient grandi entourés de meubles fabriqués par le père de Jo. Ça devait empreindre les souvenirs d’enfance d’une nostalgie au présent (elle s’amusa de son jeu de mots pas très correct).

« Agnès ?

— Quoi encore ?

— C’est Sam ? »

Le présent lui colla une droite dans la figure, et Agnès se souvint des raisons qui l’avaient amenée à chercher refuge chez la personne la moins marrante de la ville (on parle de Ben, là). Elle assentit en pinçant les lèvres.

« Que t’a-t-il fait comme misère cette fois ?

— Il… »

La voix de la jeune femme était rauque, elle toussa :

« Il en a parlé à mes parents.

— De ?

— De. »

Jo haussa un sourcil circonspect devant une réponse aussi courte. Heureusement, il était un peu plus intelligent que d’autres à une heure du matin, parce qu’il hocha gravement la tête.

« Comment ont-ils réagi ? »

Agnès haussa les épaules, les yeux résolument plongés dans sa tasse. Son père avait levé les yeux au ciel en grognant que ça devait bien finir par arriver, avec sa manie de faire des activités de garçons, comme la menuiserie, d’abord. Puis il avait accusé sa mère de l’avoir forcé à accepter les caprices de la gamine. Ça se disputait encore quand elle était partie en catimini avec son sac à dos.

« On peut savoir pourquoi Sam s’est cru obligé d’en parler à ta place.

— Parce que c’est le plus gros con du monde, au moins. »

Jo éclata de rire, puis adopta de nouveau un ton ampoulé, les yeux pétillants de malice :

« Seulement ? Ne soyez pas timide, très chère, Sam est la quintessence de la stupidité faite homme !

— Un lourdaud mal dégrossi.

— La perle rare de l’égotisme absurde !

— Un crétin !

— Le cornichon au cerveau le plus maigrichon ! »

Malgré elle, Agnès sentit l’emphase de Jo porter ses fruits. Bientôt, ils se lancèrent dans un duel d’insultes en termes recherchés, colorés, qui lui fit monter le sourire aux lèvres. Elle ponctua une longue tirade d’un « fieffé individu mal assorti à ses pompes » (ce qui ne fait pas de sens, mais c’est sans importance), puis éclata enfin de rire.

« Alors, tu te sens mieux ?

— Un peu » sourit-elle pas trop faiblement. « N’empêche, je pense que Sammy est pire que Bénédict sur ce coup-là. »

Jo déchanta aussitôt. Agnès avait oublié : on ne mentionnait pas son cousin en sa présence, et jamais sous son toit. La seule personne qui avait ce droit s’appelait Benoît, et il n’était pas là.

« N’exagérons pas. Rappelle-toi quand même que Sam est mon meilleur ami, il y a des limites aux insultes que tu as le droit de prononcer à son encontre.

— Si c’était toujours ton meilleur ami, tu serais avec lui à me pourrir la vie, au lieu de me remonter le moral.

— Agnès, on échangeait nos couches avec Sam ! Ce genre d’amitié résiste à tout, même à la connerie humaine. »

L’explication se fit d’un ton docte, un faux air d’indéfectible sérieux plaqué sur le visage du jeune homme. La demi-sœur du meilleur ami malmené éclata de rire.

« Ce qui ne m’empêche pas de rester lucide et de prendre mes propres décisions. Cette fois, j’ai choisi d’être de ton côté. Tant pis pour Sam et son ego. Je les ménagerai une autre fois, tous les deux. »

Il l’observa terminer sa tasse, puis lui demanda, beaucoup plus calme :

« Que comptes-tu faire à présent ?

— Aucune idée. Je me disais que je pouvais demander l’asile politique chez toi.

— Pour ce soir, aucun problème. Si c’est plus long, ça risque d’être compliqué : Chloé dort ici deux fois par semaine. »

Agnès se rembrunit à la mention de l’artiste, qui était la cause de tous ses problèmes (ou plutôt, qui était partiellement responsable de son plus gros problème en cours, mais Agnès n’avait pas envie d’être honnête avec elle-même).

« Pourquoi ?

— Chloé et moi sommes amis. J’ai encore le droit d’inviter mes amis, non ?

— Ben est au courant ?

— Évidemment ! J’ai son autorisation expresse. »

Agnès haussa les épaules en détournant le regard, pas du tout rassurée par cette réponse. Si Chloé dormait ici de manière récurrente, ça voulait dire qu’elle squattait la chambre de Ben. Si celui-ci le savait et ne trouvait rien à y redire, Jude risquait la crise d’apoplexie. Son ex-meilleure amie ne s’était toujours pas remise du départ inopiné de l’ébéniste, deux mois plus tôt, sans un mot d’adieu, et Agnès avait d’autres chats à fouetter que de l’aider à s’en remettre. D’ailleurs, elle ne l’aiderait plus à rien du tout, la Judith. D’un coup, Agnès se sentit méchamment heureuse que Chloé pique la chambre de Ben deux fois par semaine.

« OK pour cette nuit. Je trouverais bien une bonne âme pour m’héberger si mes parents ne me lâchent pas la grappe par la suite.

— Pourquoi pas Judith ou Joséphine ? »

Ah, il la posait quand même, la question qui valait son pesant d’or.

« Elles ont peur que je les viole pendant la nuit. »

Jo ouvrit des yeux immenses, trop choqué pour savoir quelle expression adopter. Il se serait sans doute étouffé dans sa tasse s’il avait bu à cet instant.

« On est d’accord que ça, c’est absurde ? » finit-il par articuler.

Absurde n’était pas tout à fait le terme qu’Agnès aurait employé sur le sujet. Ceux qu’ils avaient inventés pour se défouler sur Sammy semblaient même insuffisants.

« Jude et moi échangions presque nos couches-culottes à la crèche ; il faut croire qu’il y a des amitiés qui ne résistent pas à tout. »

Jo ferma les yeux un instant. D’un coup, il lâcha le pire juron du vocabulaire d’Agnès (elle qui croyait en connaître plus que lui !) et quitta la pièce. Il revint cinq minutes après pour lui signaler qu’elle pouvait dormir dans sa chambre aussi longtemps que nécessaire : il venait de changer les draps.

« Et toi ?

— Je prends le lit de Ben.

— Avec Chloé ?

— Et alors ? Elle s’en moque, elle. »

Jo haussa les épaules, les yeux encore brûlants de colère. Apparemment, la chambre de Ben était trop sacrée pour la prêter plus d’une nuit. L’idée que Jo serait prêt à mourir pour Ben ne paraissait plus aussi dingue, à présent.

Quand elle fut allongée dans le lit, observant les photographies et sculptures qui ornaient les murs de la chambre de Joël, Agnès se sentit apaisée. Le mur au-dessus du bureau était couvert de cartes postales ; sans doute celles que Ben envoyait depuis qu’il était parti faire le tour du pays tout seul. Joël savait s’entourer des personnes les plus belles, songea-t-elle. Même Chloé, toute artiste folle qu’elle était, n’était pas du genre à renier ses amis pour une question de préférences amoureuses. Agnès se sentit soudain très seule.

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