5-Chapitre 5 (1a)

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15/04/2023: CHAPITRE AJOUTE SUITE AUX COMMENTAIRES SUR LA SUITE


Jo jeta l’éponge sur le rebord du lavabo, encore dégoulinante de produit vaisselle, puis rejoignit ses amis dans leur salon exigu. Malgré neuf années de menuiserie rondement menées, Sam continuait de partager son trois-pièces avec Hercule, préférant la compagnie bruyante (et sale) de celui-ci à la solitude bien ordonnée d’un appartement pour lui tout seul. Sam n’était pas un modèle de rangement, mais Jo se demandait comment il supportait le chaos qu’Hercule semait derrière lui à chaque passage. Cependant, l’ébéniste comprenait les motivations de Sam : lui-même vivait chez son cousin dans une maisonnette à peine plus grande. À la différence que Ben était allergique au désordre (sauf dans sa chambre, laquelle était d’une propreté aseptisée depuis son départ en voyage).

Hercule ayant un rendez-vous galant (qu’il avait qualifié de « rencard longue durée » en partant), il était peu probable de le voir surgir dans la soirée. Il s’agissait donc d’un comité restreint à Sam, Poirot, et Jo. Les meilleurs, avait commenté Poirot en riant. Jo se demandait s’il devait s’en réjouir.

« Alors, quoi de neuf ? », s’enquit Jo en poussant Poirot afin de se faire un peu de place sur le sofa.

« Bah rien. »

La réponse de Poirot était à l’image du jeune homme : larvaire. Si Jo ne l’avait pas connu depuis le premier biberon, il n’aurait pas fait l’effort de développer une amitié avec lui. Cependant, des décennies de méfaits et punitions accomplis ensemble les avait rapprochés, et Poirot se trouvait faire parti du cercle des meilleurs amis de Jo. Son flegme apparent cachait un volcan en ébullition qui, ne sachant où et quand exploser, dormait sur ses deux oreilles, même en plein jour. À l’inverse de Sam, toujours nerveux :

« Que veux-tu qu’il y ait de neuf ? Il ne se passe jamais rien ici !

-- Tu veux dire, en dehors de ta sœur ? » nota Poirot, jamais réfractaire à mettre les deux pieds dans le plat.

« Laisse ma sœur tranquille !

-- J’aimerais quand même savoir pourquoi elle s’est faite l’autre allumée au bal. Elle se tape souvent des nanas comme ça ? »

Le langage toujours châtié de Poirot mit les oreilles de Jo en feu. D’habitude, il ne s’en formalisait pas, mais le sujet lui mettait les nerfs à vifs : Chloé était son amie, et les nuits d’Agnès n’auraient pas dû être un sujet de conversation. En bon chevalier servant, Jo monta pieusement aux créneaux pour défendre les deux jeunes femmes :

« Déjà, l’autre allumée a un prénom : Chloé, et elle n’est pas folle ! Ensuite, en quoi les activités nocturnes d’Agnès nous concernent-elles ?

-- C’est ma sœur, Jo ! Chloé a cassé la main de Ben il y a six mois, et toi, tu ne t’inquiète pas plus que ça ?

-- C’était un accident. Chloé n’aurait jamais blessé quelqu’un volontairement. En plus, Agnès n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. »

Contrairement à Ben, qui était quand même réputé pour ses accidents à répétition.

« Je comprends que tu sois inquiet pour Agnès, mais tu peux quand même la laisser vivre sa vie. »

Sam haussa les épaules, toujours en colère. Il ne s’agissait pas d’un simple instinct de protection. Jo attendait sa riposte, le cœur battant à mille à l’heure de crainte qu’elle confirme ses soupçons. Ce fut Poirot qui assena la sentence :

« Jo, qu’est-ce que tu ne comprends pas dans ‘Agnès s’est tapée une nana ?’ ? Il faut te faire un dessin ?

-- Et alors ?

-- Il est bouché, lui ! »

Poirot prit Sam à témoin, comme si l’incompréhension de Jo devant son argument était juste impossible à envisager. Sam finit de tourner en rond autour du sofa, puis se laissa tomber sur la table basse, les yeux jetant des éclairs.

« Jo, je vais t’épeler le truc pour être sûr que tu percutes. Agnès, ma petite sœur, a couché avec une autre femme. D’accord ?

-- Merci, j’avais compris. Je ne vois pas pourquoi vous en faites tout un fromage. Ce n’est pas comme si elle avait passé la nuit avec Philibert ou André-Jérôme ! »

Sam grimaça à ces noms : leurs rivaux et Némésis depuis leurs premiers pas. Ces deux là et leur clique avaient toujours eu le chic pour leur voler leurs billes, leurs pogs, et les meilleures places à la cantine. En grandissant, les déceptions s’étaient muées en franche rancœurs, dont seule la présence d’un Ben conciliant avait évité la dégénérescence. Même Philibert ou André-Jérôme avaient la décence de respecter Ben.

« Franchement, ça n’aurait pas été pire », commenta Sam, secondé par Poirot.

« Tu aurais vraiment préféré qu’Agnès se retrouve entre leurs sales pattes ?

-- Au moins, ce sont des hommes.

-- Ce sont des connards de la pire espèce, tu le disais toi-même il y a deux jours ! » s’emporta Jo. « Entre eux et Chloé, je préfèrerai mille fois coucher avec Chloé !

-- C’est normal, c’est une femme.

-- Si j’étais une femme, je leur préfèrerais quand même Chloé », précisa Jo, voyant qu’ils n’avaient pas compris où il voulait en venir.

Sam haussa les épaules, Poirot secoua la tête comme si Jo était un cas désespéré :

« Tu n’es pas une femme, Jo. Tu ne peux pas comprendre.

-- Toi non plus, aux dernières nouvelles. À moins que tu nous aies caché des choses ? »

Le ton de Jo était peu amène, mais Poirot se contenta de se servir une nouvelle canette de soda, comme si le débat était clos. Sam lui jeta un regard indéchiffrable, puis se servit des olives qu’il se mit à croquer à la chaîne, les pensées toujours fixées sur ce que sa sœur avait fait et n’aurait apparemment pas dû faire.

Jo pinça les lèvres ; ni Sam ni Poirot ne voulaient faire l’effort de réfléchir à la possibilité que Chloé était quand même une meilleure option que les deux autres abrutis. Il décida de tenter une dernière carte, avec prudence :

« Qu’aurais-tu dit si Agnès avait choisit Bénédicte ? »

Sam le fusilla aussitôt du regard :

« Elle n’est pas assez bête pour ça. Dans le genre raclure, il n’y a pas pire.

-- Donc nous sommes d’accord que Chloé vaut mieux que Bénédicte ?

-- Mais tu essaies de faire quoi, là ? » s’agaça Sam. « Tu veux juste défendre Chloé, ou tu veux me faire croire que tu approuves ce qu’elle a fait avec ma sœur ? »

Jo se mordit la lèvre, incertain de la réponse à donner. Ses yeux fouillèrent la pièce à la recherche d’une issue de secours qui lui éviterait d’affronter les foudres de son meilleur ami.

« Jo, réponds-moi.

-- En fait… ce ne sont pas nos affaires. Personne ne vient regarder qui tu mets dans ton lit, non ?

-- Déjà, je ne mets que des femmes dans mon lit. Ensuite, bien sûr que tout le monde sait qui y passe. »

Il était vrai qu’aux Bas-Endraux, tout se savait. Jo sentit une coulée de sueur froide descendre le long de sa colonne vertébrale. La soirée enjouée qu’il envisageait en arrivant tournait au vinaigre. Poirot enfonça le clou, de sa voix traînante :

« D’ailleurs, tout le monde se demande pourquoi toi, tu ne mets pas Vanessa plus souvent dans ton lit. Une fois tous les trois mois, c’est vraiment peu pour une si jolie femme.

-- Ben non plus ne voit pas grand monde, personne n’en fait les gorges chaudes ! » se défendit aussitôt Jo.

« Ben, c’est Ben. Avec tous ses accidents, je croyais qu’il n’était même plus capable de… » Poirot s’interrompit, mimant d’un geste explicite ce qu’il pensait de la santé sexuelle de Ben.

Sam leva les yeux au plafond, puis énonça sa théorie : que Ben était amoureux de Vanessa puisqu’elle était sa meilleure amie, et que, pour ne pas le vexer, les deux amoureux avaient décidé de réduire leurs interactions aux bals en espérant que Ben lâcherait l’affaire.

« C’est complètement fou ! Jamais je ne toucherais la femme sur laquelle Ben a jeté son dévolu.

-- Je vois ça. Ça fait un an que Ben s’est trouvé quelqu’un, et vous continuez votre cirque avec Vanessa.

-- Ce sont nos affaires, à Vanessa et moi.

-- Nous sommes tes amis, non ? Tu pourrais nous expliquer ce qu’il se passe ? »

Cette fois, Jo était pris au piège. Ne pas répondre risquait de susciter de nombreuses questions, mais dire la vérité semblait impossible dans de telles circonstances. Il se mordilla un doigt en regardant ses amis en alternance : Poirot, toujours aussi ramollo, avec une lueur attentive qui ne présageait rien de bon dans le regard, et Sam, son meilleur ami de toujours, presque accusateur d’être tenu à l’écart de ce secret capital.

« Non », finit par assener Jo. « Je n’ai pas envie d’en parler. Ce qu’il se passe dans mon lit ne regarde que moi. Tant pis si les Bas-Endraux sont vexés de ne pas pouvoir satisfaire leur curiosité malsaine. »

Comme prévu, ses amis prirent plutôt mal ce refus, mais Jo n’en démordit pas. Il n’avait pas l’intention de se faire pointer du doigt comme Agnès, ou comme Chloé, quelques mois plus tôt, quand on avait découvert qu’elle était responsable de la blessure à la main de Ben. Il ne voulait pas qu’on répande des rumeurs qui pourraient affecter Ben. Une petite voix tout au fond de lui, plus honnête, lui murmura qu’il avait peur. Mais Jo n’en tint pas compte. Il annonça que le sujet était clos, et qu’il préférait regarder les matchs de sport plutôt que d’épiloguer sur des choses qui ne les concernaient pas.

Sitôt dit sitôt fait : une fois la télévision allumée, Poirot perdit tout intérêt pour les péripéties amoureuses de la ville. Sam ne fut pas dupe, et lançait de temps à autre des regards interrogateurs à Jo, mais il garda ses questions pour lui. Peut-être pensait-il que la présence de Poirot gênait l’ébéniste, et qu’il tenterait de lui soutirer les informations seuls à seuls. Jo fit semblant de se passionner pour le match de hockey sur gazon qu’il avait trouvé par hasard, mais les œillades de Sam lui donnaient des frissons. Il se promit de ne pas se retrouver en tête à tête avec lui pendant au moins deux mois, le temps pour son meilleur ami d’oublier cette conversation.

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