5-Chapitre 5 (1/2)

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Benoît : C’est mon dernier soir sur les bords de la mer. Veux-tu que je t’en rapporte quelque chose ?

Chloé : son sourire.

Benoît : Je songeais à quelque chose de transportable.

Chloé : les reflets du soleil sur les vagues.

Benoît : *bis*

Chloé : le goût de l’écume.

Benoît : *ter*

Chloé : et la chaleur du sable après une journée de navigation.

Il ne prit pas la peine de poursuivre la conversation. Chloé ressentit un pincement au cœur en songeant qu’elle aurait dû demander quelque chose de beaucoup plus terre à terre, comme un coquillage, mais son enthousiasme s’était refusé à entendre raison, comme souvent lorsqu’il était question d’océan ; enfin, comme souvent tout court.

D’après les informations que Joël avait glanées au compte-gouttes, Benoît allait enchaîner les villages pour monter dans le nord où il ferait le tour des grandes villes. Chloé avait réfréné son envie de lui envoyer la liste des endroits à visiter à tout prix et (surtout) à éviter comme la peste, puisqu’il n’avait pas jugé utile de l’informer directement de son trajet ni de lui demander ses conseils d’experte. Elle avait donc transmis ses listes à Joël en lui suggérant de les faire parvenir à Benoît en toute discrétion.

Un nouveau message agita la LED de son téléphone en jaune-dégoût. Son doigt supprima la notification sans même lire les premiers mots qui s’affichaient sur l’écran d’accueil. La loupiotte retrouva son calme. Pas le cœur de Chloé.

Elle descendit les escaliers à pas de loup pour éviter de déranger Adelphe, en pleine conversation téléphonique, puis laissa un mot sur la table pour signaler qu’elle passerait la soirée chez Joël.

Celui-ci l’accueillit presque avec soulagement lorsqu’elle sonna à la porte désormais familière de la maisonnette. Il avait du mal à s’habituer à l’absence de Benoît et toute compagnie était bienvenue. Il ne leur fallut que quelques minutes pour s’attabler devant des tartines de rillettes en commentant le voyage de son cousin. Joël avait pris l’habitude de l’appeler trois fois par semaine, les dimanche, mardi et jeudi soirs, ayant toujours des nouvelles fraîches de leur aventurier en herbe qui semblait soudain vivre cent vies en parallèle. Chloé devait se contenter de rébus sans réponses, de cartes postales à rallonge, et de quelques SMS de moins de dix mots, lorsque Benoît était particulièrement en verve.

« Il m’a envoyé une carte de l’île de Nuit lundi dernier », signala-t-elle, presque boudeuse. « Depuis, la seule nouvelle que j’ai, c’est qu’il quitte la côte demain. Je suis écœurée.

— Tu ne devrais pas, il te donne plus de nouvelles qu’à Sam ! »

Chloé accepta la comparaison dans un sourire un peu triste :

« Mais non, je veux dire : il est fou d’aller dans le nord alors qu’il est sur les bords de l’océan. Si nous n’avions pas tous ces meubles à faire, je l’aurais rejoint.

— Il te manque tant que ça ?

— Je te parle de la mer, Joël ! »

Le jeune homme éclata de son rire lumineux en faisant mine de ne pas la croire. Chloé haussa les épaules, puis contempla le plan étalé sous leurs nez : le parcours réalisé par Benoît apparaissait en une ligne rose vif (ils manquaient de surligneurs) que Joël prolongea d’un doigt pensif en énumérant les étapes à venir.

« Et il devrait s’arrêter une semaine ici. »

Chloé frissonna : elle connaissait bien la grande ville dont le nom en lettres capitales indiquait qu’il s’agissait, justement, de la capitale de leur beau pays. Enfin, beau… C’était la ville qu’elle avait fuie la queue entre les jambes un an plus tôt dans l’espoir un peu fou de se faire oublier et de retrouver son art. Un espoir qui avait semblé risible à l’époque, mais qui prenait corps jour après jour sous ses coups de ciseaux et la patience sévère d’un regard un peu trop appuyé, et absent depuis peu, soit dit en passant.

« Pourquoi une semaine complète ? Il n’y a rien d’intéressant là-bas, juste deux ou trois musées, deux jours suffiraient.

— Il y a Bénédict. »

Le ton de Joël tomba d’une octave sur ce prénom, même s’il était parfaitement conscient que Benoît avait tous les droits de voir son grand frère.

« Ne t’inquiète pas, Bénédict connaît le coin et saura éviter qu’il fasse des bêtises… et si tu as peur que ça se passe mal, je peux demander à des amis de garder un œil sur eux.

— Certainement pas. Imagine… »

Joël se tut. Imagine que Bénédict le place encore dans une situation qui lui brisera les os ? Chloé ne connaissait l’aîné que de nom, ne l’ayant croisé qu’en deux occasions rapides, mais elle savait assez que son ami ne serait pas idiot au point de se laisser entraîner dans quelque chose de malsain. Par contre, un accident…

Mais l’inquiétude de Joël était encore pire :

« Imagine qu’il aime tellement le nord qu’il ne revienne pas ?

— Impossible. Là-bas, c’est laid, c’est gris, les gens sont malpolis et ils ne mangent pas de tourtes. De toute manière, il ne pourra pas survivre bien longtemps sans ta cuisine. J’ignore quel est le talent de Bénédict, mais je mettrais ma main au feu qu’il n’est pas aussi doué que toi ! »

Un sourire amusé se dessina sur les lèvres du cousin, s’efforçant de croire ce mince réconfort.

« Si tu veux une preuve concrète : je suis revenue il y a un an avec la ferme intention de repartir à la première occasion, et je suis encore là. »

Cette fois, le sourire de Joël se fit plus franc, révélant les non-dits qu’il portait toujours dans ce mouvement joyeux.

« C’est vrai, d’autant que toi tu as la bougeotte alors que Ben est trop plan-plan pour la vie là-bas. Il s’en lasserait vite. En plus, je lui manque terriblement !

— Ce ne serait pas plutôt l’inverse ?

— Il me l’a écrit ! »

N’y croyant pas une seconde, Chloé tanna Joël jusqu’à ce qu’il l’invite à le suivre dans sa chambre pour lui montrer la preuve irréfutable de ses dires. Le mur au-dessus du bureau était constellé de cartes postales aux vues plus idylliques les unes que les autres. En les comptant, Chloé réalisa qu’il en avait reçu presque une par jour — une émotion qui s’apparentait fortement à de l’envie répondit à ce constat. Joël décrochait celle qui portait la mer dans son plus bel état sous le regard hypnotisé d’un olivier. Le dos comportait moins de dix mots — sursaut de victoire aussitôt étouffé au souvenir que Joël avait droit à des appels, lui :

La seule chose qui manque au paysage, c’est toi.

« Il n’a pas écrit que tu lui manques » le taquina-t-elle, sachant parfaitement que c’était ce que Benoît pouvait écrire de plus proche.

Joël lui répondit en imitant un sifflement hautain, mais le sourire qui éclairait ses yeux prouvait que cette carte était ce qu’il possédait de plus précieux, désormais.

« Hé, ne fais pas cette tête, Chloé. Toi aussi, tu lui manques.

— Ne dis pas n’importe quoi, en un an, je lui ai cassé une main, j’ai raté le sauvetage de son oliveraie deux fois, et je n’ai même pas réussi à convaincre le vicomte de lui laisser son poste. Je suis ce qui s’approche le plus d’un boulet pour lui. »

Joël leva les yeux au ciel et commença à retourner les cartes postales jusqu’à trouver la phrase qu’il cherchait. De nouveau, moins de dix mots jetés sur le papier, mais quels mots !

N’oublie pas que les lundis sont réservés à Chloé.

« Mais pourquoi il t’écrit une chose pareille ? Il a peur qu’on oublie notre série ?

— Il faut tout t’expliquer ce soir, tu es vraiment à côté de la plaque ! Le lundi, j’ai interdiction de le contacter parce que tu lui envoies plein de messages pendant la série et que ça l’agace d’être “pollué” par mes remarques.

— Il t’a écrit une carte postale pour te dire ça ? » s’étonna-t-elle à très juste titre.

Joël eut ce sourire qui en disait bien plus long qu’il n’allait lui révéler, puis ré-épingla chaque carte à sa place initiale avec un peu trop de concentration. Celle qu’il lui avait montrée en premier, avec l’olivier devant la mer, retourna au centre de cette galaxie de paysages. Quelques jours plus tard, elle trônerait sur la table de nuit de Joël dans un cadre spécialement fabriqué pour elle.

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