5-Chapitre 5 (2/2)

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Une fois les cartes de Ben à leur place, Jo invita Chloé à retourner au salon où ils seraient plus à l’aise. Elle faisait une drôle de tête, un peu sonnée par ce qu’il venait de lui montrer. Oui, mais quoi exactement ? Le nombre de cartes ? Les textes ? L’annonce que les lundis lui étaient dédiés ? Jo se mordit la langue pour ne pas lui fournir la véritable signification du message derrière ces lundis : que Ben était mort de trouille que Chloé s’enfonce dans ses problèmes toute seule, et qu’il comptait sur Jo pour la garder à flots jusqu’à son retour. C’était la raison pour laquelle ils avaient instauré ces sacro-saints lundis-série, derrière lesquels se cachait en fait une surveillance active de l’état émotionnel de l’artiste. Ben respirait mieux depuis qu’elle avait emménagé chez Adelphe : sa tante ne la laisserait pas sombrer. Cela ne l’empêchait pas d’appeler tous les mardis pour débriefer sur leur artiste préférée.

Ce qui rappela soudain à Jo qu’ils étaient jeudi et que l’appel allait bientôt avoir lieu.

« Chloé, ça te dérange si je passe un coup de fil ? Je n’avais pas prévu ta présence ce soir.

— C’est Benoît ? »

Impossible de lui cacher quoi que ce soit  ; Jo se contenta de hocher la tête en récupérant le fixe de la maison pour s’assurer qu’il était fonctionnel. L’artiste s’assit devant la télévision où elle se lança dans un zapping intensif avec le son au minimum pour ne pas le déranger. Jo sauta sur son côté du canapé sans lâcher l’appareil, se forçant un peu à commenter les publicités qu’ils avaient tout juste le temps de reconnaître avant que Chloé change de chaîne. Elle était angoissée ce soir. Il y avait fort à parier que la télévision n’était qu’une excuse pour rester chez eux malgré l’appel qu’il devait passer ; n’importe qui d’autre serait rentré pour ne pas le déranger.

La petite idée qui trottait à l’arrière de son crâne depuis un certain temps et qu’il tentait de confirmer par plein de chemins détournés revint en force. Mais comme on ne peut pas baser une histoire sur l’absence de l’un des personnages principaux, il décida de ne pas creuser dans cette direction et poursuivit ses élucubrations gentillettes sur les images. Puis le téléphone sonna et Jo décrocha sans lui laisser le temps de récidiver.

« Dis-moi tout, chouchou ! »

La respiration de Ben s’accéléra sur un rire silencieux avant qu’il se lance tout à trac dans le récit de cette dernière soirée au bord de l’eau. Chloé fixait les images décousues des chaînes qui défilaient au rythme frénétique de ses doigts, le corps figé dans une attention intense dont Jo ne parvenait à deviner si elle était focalisée sur son appel ou, au contraire, tentait d’en faire tout à fait abstraction.

La voix de Ben, rendue un peu caverneuse par la ligne téléphonique, poursuivait avec émoi la description des quarante-huit heures précédentes, passant en revue les ruelles, l’odeur de la glycine, la température plus douce que chez eux, la couleur de la terre ou du sable, les jeux de lumière entre les branches des arbres, et puis la mer. L’attention de Chloé se focalisa soudain sur sa télécommande, immobilisée par ce mot qu’elle n’avait pas pu ne pas entendre.

La mer.

L’excursion sur l’île de Silence où Ben avait passé la nuit, se forçant à reprendre le bateau une fois encore malgré le mal de mer qui lui retournait les entrailles et l’esprit. La plongée en apnée le long des côtes dentelées de ce joyau national, découvrant des poissons aux couleurs vives comme des avenirs. Le regard de Chloé remonta sur les images d’un documentaire qui débutait, sur les steppes sauvages de contrées arides dont Jo connaissait les moindres détails — un des préférés de Ben, justement. La voix de son cousin poursuivait son admiration tranquille des paysages sous-marins qu’il avait rencontrés pour la première fois. Puis il eut ces quelques mots : « Chloé aurait adoré » avant de passer à autre chose ; un repas sur la place à l’ombre d’un palmier.

Mais le regard de Jo avait dévié de l’écran et vu les yeux d’ors s’embuer dans leur paralysie. Adoré ? Non ; désiré depuis les tréfonds de son cœur émondé par l’absence de l’eau, plutôt. Fidèle à cette lâcheté nouvelle dont il ne se savait pas capable, Jo n’osa pas interrompre Ben pour lui dire qu’elle était là, justement, et qu’elle buvait chacun des mots où il contait les flots. Il le laissa poursuivre, avide de justifier chaque seconde de son absence par la joie qui débordait dans cette voix contrôlée. Ben avait toujours rêvé de découvrir l’ailleurs, et à présent qu’il était là-bas, la peur revint : voudrait-il vraiment revenir ?

« Mais je parle et je ne t’ai même pas demandé comment ça se passe pour toi? »

Jo sourit au combiné, incapable de remettre de l’ordre dans son esprit. Ça se passait plutôt mal, à vrai dire. Entre les silences et les reproches, il ne savait plus trop où il en était. Mais Jo refusait d’en parler à Ben, de le ramener dans la réalité de leur quotidien étriqué et de le forcer à trouver — une fois de plus — une solution à ses problèmes.

Le silence se prolongea un peu, puis Chloé lui prit le combiné des mains et parla pour lui : le soleil, les oliviers, l’odeur de la lavande et le chant des cigales. Elle raconta le restaurant avec Agnès sans dire les raisons de cette soirée, sans cacher pourtant que la menuisière avait cru que Chloé l’aimait. Ben eut une réaction étrange, il se contenta de répondre : « Ah ? » sans demander de détails. Chloé les lui fournit sans hésitations, rompue par l’habitude d’avouer des bêtises bien pires que celles qu’elle n’avait pas encore citées. D’ailleurs, Ben ne lui demanda pas pourquoi Agnès s’imaginait les sentiments de Chloé ; il se contenta de vérifier :

« Mais toi, tu l’aimes ?

— Bien sûr que non, je la connais à peine. De toute manière, avant d’aimer quelqu’un, il paraît qu’il faut s’aimer soi-même. »

Puis elle enchaîna sur la mer et les poissons, lui demandant de décrire ceux qu’il avait vus et les nommant, un à un, en racontant leurs habitudes par le menu.

Jo la contemplait comme une anomalie. Qui était-elle pour atterrir ici et, en dix mots, confirmer que Ben se moquait qu’elle aimât une femme tout en lui avouant qu’elle se sentait incapable d’amour, avant de passer à autre chose aussi simplement qu’on changerait de respiration ? Le téléphone continuait de parler de la même voix calme et enjouée, mais Jo sentait, lui qui connaissait Ben sur le bout des doigts, un trouble imperceptible à un cœur moins entraîné. Quelle en était la cause ? Le penchant à peine évoqué de Chloé ou l’impossibilité qu’elle venait d’asséner ?

« Nous ne sommes pas lundi soir, pourquoi es-tu chez nous ? »

La question de Benoît avait surgi de nulle part. Interloquée, Chloé se tut. Jo hésita à voler à sa rescousse, mais il aurait été bien en peine de trouver une excuse : Jo ne mentait pas à Ben. Pas frontalement, du moins, jamais en mots. Il omettait parfois ce qui était trop dur à avouer, mais ne lui dirait jamais tout haut autre chose qu’une vérité. Le silence se prolongeait, mais Jo ne prit pas le téléphone pour le rompre comme Chloé l’avait fait pour lui éviter d’éventer son malheur. À la place, elle releva les yeux vers lui, ces beaux yeux d’or souillés par la tristesse. D’une toute petite voix, à peine plus forte que celle d’une petite fille :

« Mes parents m’ont appelée. »

Ses larmes coulèrent. Une à une. Puis par rivières.

Ben répondit quelque chose qui tenait de l’hérésie :

« Tu veux que je rentre ?

— Non. J’ai survécu vingt-quatre ans sans toi, ne t’imagine pas que tu m’es indispensable. »

La voix de l’artiste était si ferme qu’une montagne aurait ployé devant elle. Mais Jo n’était pas aveugle et il savait déjà que chacune de ses inspirations était un mensonge. Il se glissa contre elle pour la prendre dans ses bras et sécher les larmes qui ruisselaient en silence sur ses joues, devant l’écouteur aveugle du téléphone. Ben répondit doucement, de sa voix d’enfant :

« Tu crois vraiment que j’ai envie de rester ici, si vous allez mal tous les deux ?

— Ne t’inquiète pas pour nous, nous sommes assez grands pour nous relever tous seuls.

— Chloé…

— Laisse-nous te manquer de loin… laisse-toi nous manquer aussi. Fais-nous un peu confiance pour changer. »

Puis Chloé cessa de parler. Sa voix s’était brisée après le dernier mot, emportée par la force dont elle avait arraché son mensonge. Elle posa la tête contre l’épaule de Jo et vida ses larmes en silence. Il réussit à récupérer le téléphone pour affronter l’incompréhension de son cousin :

« Ben, tu sais comment c’est ici : on s’invente des drames à tout bout de champ et on y survit tout aussi vite. Ce n’est pas moi qui vais t’apprendre que Chloé est un peu émotive, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas, et continue d’appeler pour me rassurer. Ce n’est pas facile de te savoir aussi loin avec ta santé. D’accord ?

— Je change mon billet et je rentre demain.

— Hors de question ! Déjà, nous ne sommes pas seuls, et ensuite, Chloé a raison : il serait temps que tu nous fasses un peu confiance !

— Sûr ?

— Certain. »

Ben respira lentement au bout du fil. L’angoisse avait impacté ses côtes. Mais il eut un sourire dans la voix quand il reprit :

« Prenez soin de vous alors.

— Promis. Et… n’oublie pas d’appeler, d’accord ? Bon, je te laisse, on a un documentaire sur les poulpes qui va commencer.

— Sans moi ?

— Rhô, toi, tu les vois en vrai les poissons.

— Seul.

— Eh bien, un jour, on ira tous ensemble ! »

Ben hésita un instant avant de répondre tout doucement :

« Ne me fais pas ce genre de promesses, Jo ; je pourrais y croire. »

Puis ils se souhaitèrent bonne nuit et raccrochèrent. Jo serra Chloé contre lui aussi fort que si elle avait été Ben.

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