5-Chapitre 6 (1/2)

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Agnès se laissa lourdement tomber sur son tabouret en fusillant Sammy du regard. Il commençait à lui chauffer les oreilles sévère à l’espionner à toute heure du jour et de la nuit depuis un mois. À croire qu’il s’attendait à ce qu’elle se jette sur toutes les gonzesses qui passaient pour leur rouler des patins ! Mais Agnès n’était ni idiote ni soumise à ses hormones : elle savait se tenir en société — au couac du bal près, certes.

Jude et Joséphine devisaient gaiement de tout et de rien à ses côtés, sous le regard attentif de son grand frère et de ses deux meilleurs amis, Hervé et Pierrot. Étrangement, Jo ne s’était pas joint à eux, lui qui ne manquait pourtant jamais une occasion de sortir boire un coup avec l’insupportable trio… D’ailleurs, il n’avait invité aucun de ces trois-là, lors de la soirée au restaurant où elle s’était fait éconduire par Chloé. Bizarrement, il avait plutôt invité Albert et Vanessa, des amis de Ben. Elle ne savait toujours pas pourquoi il l’avait invitée, elle, vu qu’il n’avait pas desserré les dents de la soirée. Une idée démente l’effleura : peut-être que Jo craquait pour elle ? Non, il n’aurait pas invité Vanessa dans ce cas : ç’aurait été horrible de tenter de la séduire devant son plan cul. La seule explication viable était qu’ils savaient tous qu’elle s’était tapé Chloé, et que cette mise en scène saugrenue visait à les faire parler pour éclaircir la situation. C’était chose faite, fin de l’histoire.

« Agnès, tu peux dire à ton frère d’arrêter de nous reluquer comme ça ? C’est chiant à la fin ! » s’énerva Jude d’un coup.

« Si tu crois qu’il m’écoute ! Ça vous dit qu’on bouge ailleurs ?

— T’es mignonne, toi ! Tu veux aller où ? Les seuls bars sont ici » Jude engloba la place principale d’un large geste du bras.

« On est pas obligées de se mettre une rave tous les soirs non plus ! Ça pourrait nous changer de juste manger un bout dans un p’tit restau tranquille. »

La riposte d’Agnès fit hoqueter ses deux amies, incapables d’imaginer la soirée sans les cocktails édulcorés du patron. Ces deux-là étaient des puits sans fond, toujours prêtes à lever le coude et finir la soirée aux aurores. Le truc, c’est qu’elles ne géraient pas des machines capables de trancher un doigt à longueur de journée, elles. En intégrant la menuiserie, Agnès avait vite compris que ses soirées trop alcoolisées n’étaient pas compatibles avec son nouveau travail : elle avait franchement hésité à changer de job. Mais ça lui plaisait bien, au final, et se retrouver pas trop dans les vapes à la tombée de la nuit avait quelques avantages.

L’heure lumineuse affichée sur le cadran numérique de Joséphine signalait d’ailleurs qu’il serait raisonnable de freiner un peu la consommation si elle ne voulait pas se réveiller tirée par les oreilles le lendemain.

« Si tu ne veux pas lever tes fesses de ton siège pour aller ailleurs, t’encaisses mon frère, voilà ! » grogna-t-elle pour clore le débat. Elle n’allait pas non plus supplier Sammy de lui foutre la paix !

Jude continua de râler, mais ce fut Joséphine qui se leva pour aller dire leurs quatre vérités aux trois imbéciles qui leur plombaient l’ambiance. Joséphine parlait toujours trop fort après quelques verres, si bien que ses répliques bien senties s’entendaient sur toute la place. Les garçons lui rirent au nez et le ton monta d’un cran. Bientôt, chacun y alla de son petit commentaire sur la liberté personnelle de se prendre un verre en terrasse et de poser les yeux où on veut, sur les limites de la surveillance frère-sœur, sur l’autorisation de parler aussi fort, sur… en fait, sur tout ce qu’on pourrait imaginer pour soûler son monde.

Agnès en eut vite sa claque : elle décida de rentrer. De toute façon, la soirée était fichue et il se faisait tard. Pas la peine de se rajouter un « mal aux cheveux » pour une soirée pourrite dans le genre.

Ses parents s’étonnèrent de la voir rentrer « si tôt par rapport à d’habitude » et elle signala qu’ils n’avaient qu’à féliciter Sammy de se comporter comme un bâtard. Ça lui ferait les pieds, au grand frère !

Pour se calmer les nerfs, Agnès chercha le numéro de Jo dans son agenda et lui envoya un message incendiaire.

AgnèsTheBest: pourquoi t’étais pas avec tes abrutis d’amis ce soir ?

C’était un peu moins incendiaire qu’elle l’avait pensé, mais ça restait une insulte contre son frère. Quelques minutes plus tard, la réponse la fit sursauter.

Jo-AmiSammy : justement parce que ce sont vraiment des abrutis des fois. Ils t’ont fait des misères ?

AgnèsTheBest: fais genre t’es pas au courant !!!

Jo-AmiSammy : je ne partage pas toutes leurs opinions.

Jo-AmiSammy : si nous parlons bien du même sujet, je trouve ça déplacé de sa part.

Jo-AmiSammy : voire carrément malsain de te harceler avec ça.

Jo-AmiSammy : surtout que c’est ton frère.

AgnèsTheBest: DEMI-frère !!!!

D’habitude, la précision l’agaçait, mais, ce soir, Agnès y tenait particulièrement. Même si elle l’avait toujours connu et avait grandi dans la même maison que Sammy, il lui arrivait de le détester de n’être qu’un faux frère. Elle se demandait souvent s’il serait meilleur en ayant le même père, mais elle avait un mauvais exemple tout trouvé qui se rappelait à elle tous les jours : Bénédict. Si une chose était sûre dans cette ville, c’était que Bénédict était le vrai grand frère de sang de Ben, mais également le pire que l’on pouvait imaginer.

Digression à part, la menuisière s’étonnait des réponses de Jo. Dans sa tête, il avait beau être le cousin du mec le plus adorable de toute la ville (opinion discutable), ça restait un ami de son demi-frère (donc un con, soyons clairs jusqu’au bout). Découvrir qu’il n’était pas cent pour cent en ligne avec les idées de l’autre abruti était une première.

AgnèsTheBest: tu parles de quel sujet ?

Le téléphone sonna en réponse. Agnès hésita un instant devant le nom de « Jo-AmiSammy » qui s’affichait. Elle finit par décrocher, étonnée qu’il ne poursuive pas à l’écrit. Contrairement à son habitude, la voix de Jo était sérieuse :

« Cela me paraît plus indiqué d’en parler de vive voix. Je faisais référence à ta potentielle homosexualité. Sans jugement, je suis mal placé pour ça. »

Il avait au moins le mérite d’être direct, le Jo. Malgré le ton grave de l’ébéniste, Agnès n’était pas certaine de pouvoir lui faire confiance. Elle fut rien moins qu’aimable en lui répondant :

« C’est une de vos combines pour me tirer les vers du nez ? Vous êtes encore plus cons que je le croyais !!!!

— Non. Je veux dire : non, ce n’est pas une combine, ce serait franchement salaud de te faire ça. »

Ils étaient au moins d’accord sur un point.

« T’es pas en train de me faire chanter pour Samuel ? »

La jeune femme était assez énervée contre son frère pour ne pas lui faire l’honneur de l’appeler par son surnom.

« Non, je suis contre lui cette fois. Pour être honnête, tes préférences sexuelles ne me concernent pas, et je ne comprends pas qu’il en fasse tout un fromage. »

Un soulagement diffus se répandit dans la tête d’Agnès, lui permettant de respirer un peu plus sereinement. Peut-être Jo le sentit-il, puisqu’il retrouva un peu de légèreté pour détendre l’atmosphère :

« Pour être précis, tu peux coucher avec qui tu veux, tant que tu ne touches pas à Ben sans être folle de lui. Folle dans le bon sens, hein ! Amoureuse transie, mais pas dangereuse. Pas comme son ex, quoi, vraiment amoureuse.

— Je m’en fous de Ben, c’est Jude qui est raide de lui !

— Pas dans le bon sens. Bref, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est que t’as eu un truc avec Chloé qui s’est comportée comme une égoïste, pendant le bal.

— Tu n’es pas ami avec elle ? Pourquoi tu la coules comme ça ?

— Je ne la coule pas, je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle a fait, nuance !

— De m’utiliser ou de me jeter ? » lâcha Agnès, de nouveau sur la défensive.

Étrange, Agnès aurait pu jurer que Jo était du genre soudé avec ses amis. À la réflexion, ce n’était peut-être pas la première fois qu’il affichait un désaccord avec quelqu’un, mais ça avait toujours été léger. D’ailleurs, Jo était le premier à traiter Ben de con quand il dérapait, même s’il utilisait des termes moins grossiers, surtout pour s’adresser à son cousin préféré.

Jo hésita un instant, puis il avoua ne pas être au fait de ce qu’il s’était vraiment passé entre elles :

« Je ne connais pas tous les détails et je n’ai pas à les connaître, c’est votre vie. Je sais que nous ne sommes pas vraiment proches tous les deux, mais si tu as besoin de quelqu’un à qui parler de ça, tu peux compter sur moi. Je ne dirais rien à Sam ni aux autres.

— Pourquoi tu fais ça ? »

Le téléphone resta silencieux un moment. Au bout d’une éternité, Jo répondit qu’ils en parleraient un autre jour. Il avait des choses à faire ce soir : ce n’était pas le meilleur moment pour se lancer dans une discussion philosophico-psychologique.

Agnès voulait lui poser une foule de questions, mais l’ébéniste, gêné, prit congé. Même si cela sonnait plutôt comme une excuse pour ne pas s’engager dans une conversation gênante, Agnès ne le retint pas. Elle passa le reste de la soirée à réfléchir à cette conversation. Finalement, il lui sembla évident que Jo était sincère, même si ses motivations lui échappaient, et qu’il s’offrait pour la soutenir moralement. C’était la meilleure nouvelle depuis un mois.

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