5-Chapitre 6 (2/2)

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L’atelier aurait dû battre son plein depuis deux bonnes heures, mais force était d’avouer que c’était plutôt décevant. Certes, tout le monde s’agitait dans tous les sens en faisant quelque chose de ses dix doigts, cependant, il était évident que le manque de coordination du dernier mois conduisait à des blocages de plus en plus fréquents.

Entre les anciens qui montaient des meubles selon leurs préférences, les plus nouvelles qui ne fabriquaient que les parties qu’elles savaient faire et les artistes qui sculptaient de leur côté de la vitre sans lever le nez, Jo ne savait plus où donner de la tête. Chloé avait vaguement tenté de l’aider à gérer les opérations au début, mais son statut d’artiste folle et la rancune tenace d’Agnès avaient eu raison de sa bonne volonté.

Depuis, son amie passait ses journées dans le Bloc, son casque vissé sur le bonnet, à creuser les volutes que Ben et elle avaient validées sur le dossier. Régulièrement, elle lui faisait signe qu’un défaut s’était glissé dans les structures qu’on lui livrait depuis l’atelier et que « l’œuvre mobilière » ne correspondait pas aux plans millimétrés de Ben. Ça la mettait hors de ses gonds, allez savoir pourquoi. Tout aussi régulièrement, elle venait le voir avec des mots qui lui donnaient des frissons : « je n’y arriverai jamais ! » et s’asseyait, dépitée, comme s’il détenait la solution à ses problèmes.

Ceci expliquant cela, Jo désespérait à présent devant une pile de meubles à moitié montés et à moitié sculptés, se demandant s’il devait reprendre la structure ou terminer les décorations. Cochonnerie de métier qui le plaçait sur les deux fronts !

Le guide super détaillé de Ben précisait pourtant les étapes par le menu, mentionnant même les personnes les plus à même de réaliser certains des travaux pour fluidifier la charge tout en assurant la qualité. L’organisation était si bien calée que Jo ne comprenait toujours pas comment ils avaient fait pour se retrouver dans cette situation alarmante. L’idée d’appeler Ben pour lui demander conseil l’effleura, mais ce serait vraiment sa toute dernière carte. D’ailleurs, il n’était même pas chef d’atelier : il n’avait aucune raison de se prendre la tête plus que les autres.

Mais.

Mais c’était le legs de Ben, ce projet. Il voulait lui faire honneur et prouver que son cousin était la personne idéale dont cette entreprise avait besoin pour garder la tête hors de l’eau. L’homme de la situation, en somme, et ainsi — espérait-il secrètement — forcer le vicomte à réembaucher Ben. Cela lui ferait une raison de plus pour revenir aux Bas-Endraux. Jo tenait entre ses mains tous les éléments qui permettraient justement de prouver ce point : il suffisait de suivre le guide à la lettre. C’était plus facile à dire qu’à faire, certes, mais pas insurmontable. L’ébéniste retroussa ses manches, puis rejoignit sa meilleure alliée au Bloc.

« Chloé, il faut qu’on parle.

— Il faut vraiment que vous arrêtiez de commencer les conversations comme ça, tous les deux. Ça devient inquiétant.

— Tous les deux ?

— Ton cousin. À croire qu’il déteint sur toi, même absent », sourit Chloé en posant ses outils.

La taille répétitive des motifs ne la passionnait pas pour deux sous, elle était trop heureuse de faire une pause. Elle enchaîna :

« Qu’est-ce que j’ai fait encore ?

— Rhô, tout de suite ! Je ne suis pas si méchant, moi !

— Benoît non plus, ce qui ne l’empêchait pas de me réprimander régulièrement.

— Tu ne l’avais pas volé. »

Chloé plissa les yeux, hésitant entre la vexation et l’indifférence. Jo ne lui laissa pas le temps de choisir pour poursuivre :

« On aurait déjà dû livrer deux meubles, mais on patine. J’ai besoin de toi pour motiver tout le monde à suivre le plan de Ben.

— J’ai déjà essayé, les autres ne veulent pas m’écouter.

— Cela peut changer s’ils comprennent qu’ils ne le font pas pour toi.

— Même l’idée d’une bonne prime ne les a pas convaincus, je ne vois pas ce que tu peux leur proposer de mieux.

— Ben ! »

Chloé regarda tout autour d’elle sans comprendre. Un mouvement d’exaspération fit lever les yeux à Jo avant de lui expliquer sa brillante idée pour sauver la situation, surtout celle de son cousin. Il leur fallut un bon quart d’heure de discussions pour se comprendre, et encore deux autres pour définir leur stratégie d’attaque — de conviction, pardon — auprès de l’équipe.

Hélios fut la plus simple à convaincre. D’ailleurs, elle avait tout entendu puisqu’ils débattaient à deux mètres d’elle dans le Bloc et accepta de jouer le jeu sans autre forme de procès :

« Son guide est clair, net, précis ; il a toujours su expliquer ce qu’il voulait. C’est aussi un homme plein de savoir-vivre, ce qui manque cruellement à cette équipe. »

Jo s’asphyxia sous l’insulte, mais une main bien sentie le bâillonna avant qu’il puisse répliquer.

« Elle est de notre côté, c’est tout ce qui compte. Avoue que Benoît était le seul à rester calme quand ça criait de partout. »

L’ébéniste dû s’incliner devant ces deux évidences. Modérant sa fierté, il prit sur lui pour entraîner Chloé à sa suite vers l’atelier. Julie avait toujours apprécié le grand absent, et l’idée d’apprendre l’ébénisterie avec quelqu’un de beaucoup plus patient que Jo la motiva doublement à accepter leur plan. Cette seconde atteinte à son orgueil fut un peu plus dure à encaisser pour le pauvre jeune homme. Chloé posa une main compatissante sur son épaule avant de lui rappeler qu’il souffrait pour une cause plus grande qu’eux. Jo éclata de rire, d’autant que Ben mesurait en effet quelques centimètres de plus que ses fidèles défenseurs, puis il se tourna vers Bob et Agnès.

« Pourquoi pas Samuel d’abord ? C’est ton ami, non ? Il ne devrait pas être difficile à convaincre. »

Un malaise s’installa tandis que Jo regardait ses doigts. Il avait beau connaître Sam depuis l’époque des couches-culottes, l’avoir soutenu au décès de son père, l’avoir cherché aux quatre coins du terroir chaque fois qu’il piquait une crise à cause de sa sœur — demi-sœur — et fidèlement accompagné dans un nombre assez aberrant de soirées de beuveries, Jo n’était plus certain de son amitié avec Sam.

« Tu veux que je lui parle ?

— Ce serait encore pire : c’est toi qui as débauché sa sœur.

— Oh ! » Chloé considéra le menuisier à l’autre bout de la pièce, « c’est pour ça qu’il m’envoie sur les roses chaque fois que je l’approche ? »

Elle haussa les épaules et se dirigea vers lui sans hésitation. Jo écarquilla les yeux, incapable de se décider à lui emboîter le pas. Ça risquait de faire des étincelles… voulait-il s’y frotter ? D’un autre côté, pouvait-il se permettre un esclandre au milieu de l’atelier alors qu’il en avait rallié la moitié à sa cause, surtout après avoir sacrifié un peu de son ego au passage ?

Jo serra les dents avant de suivre Chloé : il faisait ça pour Ben.

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