5-Chapitre 7 (1/2)

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« Samuel, tu as deux minutes ? »

Le menuisier ne leva même pas les yeux pour contempler Chloé, grognant qu’il était occupé. Même si les apparences plaidaient en sa faveur, l’artiste refusa cette excuse : elle s’adossa contre le mur mitoyen sans cesser de fixer le jeune homme.

Elle n’avait jamais vraiment observé Samuel depuis son arrivée, trop noyée dans sa sculpture et les menaces de renvoi. Force était d’avouer que Samuel n’avait jamais fait d’effort pour l’approcher de son côté, se contentant de suivre les deux cousins lorsqu’ils s’entêtaient à l’empêcher de vivre sa vie — de la rater serait un terme plus exact —. Un mouton, donc.

Le jeune homme malingre finit par lui lancer un regard en biais de ses yeux étonnamment clairs, avant de serrer les dents tout en tentant de se concentrer sur sa coupe. Le pied de sa chaise était légèrement trop épais, ce qui l’obligeait à raboter millimètre par millimètre pour l’insérer dans l’assise. Il profita de la présence de Chloé pour insulter le concept d’une complexité inutile à ses yeux, se refusant toujours à la regarder en face. Cela ne la gênait pas : elle avait tout son temps.

Quand il ne fut plus décent de la part de Samuel de continuer à l’ignorer ouvertement, il accepta de se redresser pour lui lancer un regard furibond. De toute évidence, il jouait au roi du silence, ce fut donc Chloé qui ouvrit les hostilités :

« C’est quoi ton problème exactement : que j’ai couché avec ta sœur ou que j’ai refusé d’aller plus loin ? »

L’homme ouvrit de grands yeux, ne s’attendant pas à une attaque aussi directe, mais sa langue fut plus rapide que lui :

« Tu l’as rembarrée ? D’où tu te permets de jeter ma sœur ?!

— Ça te gêne qu’elle ne sorte pas avec moi ? Il faudrait savoir ce que tu veux à la fin !

— Ça me débecte qu’elle ait approché une dingue comme toi ! T’es vraiment gonflée de venir crier ça ici en plus ! »

Chloé ne criait pas, mais Samuel avait haussé la voix, si bien que les autres les dévisageaient à présent, même Joël, qui avait très courageusement battu en retraite aux premiers mots de l’échange. L’artiste avait l’habitude de se faire traiter de folle, ce qui fit donc tomber la pique à l’eau. Elle haussa les épaules pour continuer d’un ton égal :

« Donc le problème, c’est mon état mental, je vois. Ça ne te dérangeait pas plus que ça cette dernière année.

— Tu ne te tapais pas la moitié de la ville, jusque-là, seulement Be…

— Sam ! C’est pas le meilleur endroit pour avoir cette conversation ! »

L’interruption de Joël ne suffit pas à arrêter la tirade de son ami, mais elle couvrit une partie de sa phrase, qui s’acheva avec véhémence :

« … ni aucun autre de mes amis, et surtout pas mes sœurs ! »

De nouveau, Chloé haussa les épaules, moins émue par cette tirade que par le premier vol d’une mouche.

« Ça te va bien, de jouer les divas blessées alors que tu étais le premier à lui en vouloir avant même de savoir avec qui Agnès avait passé la soirée. Ton numéro de grand-frère parfait ne vaut rien dans ces conditions.

— Ça te suffit pas d’avoir une famille de tarés, faut en plus que tu viennes foutre la merde chez moi ? »

Cette fois, le coup porta. Chloé se décolla du mur en perdant son flegme, le fixant jusqu’aux tréfonds des yeux ; le regard de son père, celui qui faisait reculer même les plus coriaces.

« Ma famille, c’est Adelphe. »

Un silence s’appesantit entre eux. Lourd. Orageux.

« Tu as quelque chose à redire contre elle ? » murmura Chloé sans ciller.

Samuel détourna les yeux. Un mouton.

L’artiste s’assura qu’il ne répondrait pas avant de reprendre sur le même ton :

« Si j’avais un frère, je l’aimerais contre le monde entier s’il le fallait ; comme Benoît aime Bénédict. »

Elle songeait à Jacques, qu’elle n’avait pas su aimer autant qu’il le méritait. Oublié dans les tourbillons du nord, emporté par les courants contraires de sa vie que Chloé n’avait pas cherché à contrer. Elle l’avait aimé, pourtant, aussi fort que le frère qu’elle n’avait jamais eu : aussi fort qu’on pouvait aimer quand personne ne vous avait appris comment faire.

Puis Chloé repensa aux mots qu’elle avait adressés à Nanie en apprenant la mort de Jacques ; combien ils étaient cruels pour une mère qui avait perdu son enfant. La cruauté, elle connaissait. Trop bien, parfois. Mieux que beaucoup. Bien mieux que Samuel, qui ne savait plus où poser le regard sous sa colère. Elle pourrait l’écraser en six mots, sans hausser le ton d’une syllabe ; l’engloutir d’une déferlante de mépris condensé sur une seule phrase. Facile. Enfantin.

Les mots qu’elle venait juste de prononcer la retinrent : comme Benoît aime Bénédict. D’une abnégation pure, sans jamais rien demander, sans attendre le moindre retour. Sans jamais en vouloir à ceux qui haïssaient son frère. Sans jamais juger ceux qui l’avaient blessé. Un amour qui frôlait l’immolation, dans son cas, capable d’un pardon si absolu que même ceux qui ne pouvaient comprendre l’acceptaient comme une évidence.

Chloé contempla Samuel, qui se croyait un grand-frère pour Agnès. Elle se demanda s’il avait compris ce qu’elle venait de découvrir dans ces quatre mots.

« Inconditionnel », souffla-t-elle.

Puis elle tourna les talons pour retourner sculpter. Ses doigts criaient le trop-plein d’émotions à façonner dans le bois. Un besoin vital de tenter L’Amour, qu’elle ne cessait de poursuivre sans jamais l’attraper ; L’Amour, qu’elle contemplait pour la toute première fois. Une terreur sourde écrasa ses entrailles. Jamais elle ne saurait sculpter cela.

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