5-Chapitre 7 (2/2)

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Agnès rejoignit Jo dans le bureau, étonnée de l’y trouver seul. D’habitude, il était le premier à proposer un café général ou à inviter son demi-frère à l’accompagner dans ses pauses. L’altercation entre Chloé et Sammy avait dû drôlement le secouer pour qu’il se réfugie ici sans personne.

« Ça va ? » lui demanda-t-elle gauchement en remplissant sa tasse.

Jo lui sourit un peu trop fort, jetant un regard rapide à la porte restée ouverte.

« Je ne pensais pas que ces quelques semaines sans Ben seraient si dures. Et toi, est-ce que ça s’arrange ?

— Bof. »

Agnès s’apprêtait à repartir, mais des questions débordaient dans sa tête depuis leur dernière conversation. Peut-être était-ce l’occasion d’en parler, justement. Surtout après la scène entre Chloé et son imbécile d’aîné. Pourtant, elle ne savait pas trop par où commencer. Jo lui adressa son sourire si communicatif :

« Ça fait longtemps que tu t’es rendu compte que tu préfères les femmes ?

— Deux ou trois ans », murmura-t-elle sans quitter la porte des yeux.

« Tu as pu en parler avec quelqu’un ? »

Agnès fit non de la tête, ne cessant de regarder la porte. Finalement, Jo se leva pour quitter la pièce, mais elle retrouva sa langue :

« À qui veux-tu que j’en parle ? Personne ne sait ce que ça fait… »

L’ébéniste tergiversa quelques secondes, puis ferma la porte au lieu de sortir.

« Eh bien… à vrai dire… »

Agnès ouvrit des yeux ronds, surprise par ce que ces simples mots impliquaient. Jo ? Le Jo qui déboîtait des planches plus grosses que lui pour fabriquer des ensembles de salon sur mesure alors que son grand frère galérait avec un pauvre buffet ? Le gars qui s’excitait tellement au volant que personne de sain d’esprit ne lui confiait la conduite si quelqu’un d’autre était en état de gérer la route (même beurré) ? Le Jo qui se tapait Vanessa à tous les bals ?

Ce dernier point la fit réagir : un mec pas trop dégueulasse qui attendait toujours trois mois pour se faire une nana qui s’avérait être amie avec son coloc, c’était louche. Agnès aurait dû s’en rendre compte beaucoup plus tôt. D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle en savait, de ce qu’il se passait dans leur chambre pendant les bals ? Si ça se trouve, ils jouaient aux dominos et ils coiffaient des poneys. Bon, p’têt’ pas pour les poneys, mais il y avait de l’idée.

Pas certaine de bien comprendre ce qu’elle avait compris, Agnès s’exclama en sourdine :

« Toi ? »

Jo rougit jusqu’à la pointe des oreilles, mais confirma d’un signe de tête. Finalement, il sembla considérer que l’aveu était bien passé, parce qu’il retrouva sa verve :

« J’ai toujours su que je ne cherchais pas la même chose que les autres garçons de mon âge, mais j’ai mis des années à en parler. Même aujourd’hui, c’est difficile.

— Pourquoi ?

— Bénédict. »

Agnès ouvrit de grands yeux surpris.

« Bénédict aussi ? »

Jo sourit tristement, dans un geste négatif :

« Non, mais il nous a attiré tellement d’ennuis, dans la famille, que nos parents n’auraient pas supporté un deuxième gamin qui ne filait pas droit. Je crois. Pour Ben, surtout : c’est déjà tellement dur pour lui de passer après son frère, de réparer tous les torts qu’il a pu faire aux uns et aux autres ; je ne voulais pas lui rajouter ça en plus.

— Même maintenant ?

— Encore, oui.

— Alors comment tu as fait pendant tout ce temps ? »

Jo leva les yeux au plafond puis se resservit une tasse de café pour gagner du temps.

« Je me cache », avoua-t-il timidement.

Agnès ne pouvait pas le lui reprocher, sachant que son frère était son meilleur ami depuis toujours et qu’il avait très mal pris la nouvelle pour elle.

« Donc Vanessa et toi n’êtes qu’amis ? »

Il opina du chef.

« Pourquoi vous faites cette mise en scène seulement au bal ? Vous pourriez prétendre être ensemble tout le temps. »

Jo soupira. Ça lui pesait de mentir à Ben, tout simplement. Tricher sur la personne qu’il voyait l’écrasait de culpabilité, même si ce n’était qu’une fois tous les trois mois.

« Tu as quelqu’un ? » s’étonna-t-elle avec enthousiasme.

Le sourire de Jo retrouva le chemin de son visage, un peu gêné cependant.

« Plus ou moins. C’est juste que nous aimons bien passer du temps ensemble, quand c’est possible.

— Depuis longtemps ?

— Quelques années.

— Comment vous vous êtes rencontrés ? »

La question semblait anodine, mais elle revêtait une immense importance pour Agnès. Comment faire pour trouver quelqu’un dans une ville où personne n’était comme eux, et que les rares qui l’acceptaient se cachaient ?

Il lui raconta alors en quelques mots qu’il connaissait l’autre depuis toujours, comme tout le monde dans cette ville, et que ça s’était fait naturellement, presque par hasard. Une fin de soirée, ils étaient rentrés seuls tous les deux, les autres préférant prolonger la fête ou rentrer dans une autre direction. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient en tête-à-tête, riant et philosophant avec joie sur le chemin du retour. En passant dans une ruelle tranquille éclairée par la seule lumière d’une lune rousse, il avait pris la main de Jo et lui avait déclaré, les yeux dans les yeux, ce qu’il ressentait depuis quelques mois. L’ébéniste n’entra pas plus dans les détails, soudain pudique.

Frustrée de ne pas connaître la suite, Agnès le pressa de questions sur l’identité de cet homme, mais Jo éluda. Il lui expliqua seulement qu’il avait eu de la chance, parce que c’était une personne lumineuse et pleine de douceur, mais qu’il n’aurait pas tenté l’aventure avec n’importe qui. Puis il se leva en signalant que la pause avait assez duré.

Avant de remettre les pieds à l’atelier, Jo lui souffla qu’elle finirait bien par rencontrer quelqu’un qui en valait vraiment la peine, elle aussi. Ses yeux dérivèrent sur Chloé, qu’elle avait toujours admirée malgré ses crises d’artiste prodige, et qui l’avait si indifféremment rejetée ; un regard qui disait que Chloé n’était pas cette personne.

Agnès passa le reste de la journée à se demander qui, parmi ses connaissances, pouvait cacher un secret similaire au leur. Certainement pas Jude, folle qu’elle était de Ben ! Mais Agnès s’interrogea sur ses autres amis, surtout celles et ceux dont elle n’avait jamais rencontré les partenaires. Des espoirs un peu fous la secouaient, aussitôt repoussés par la certitude que ce ne pouvait pas être possible.

L’heure de la débauche approchant, Agnès serra les dents : affronter le court trajet coincée dans la voiture de son frère la rendait malade d’avance. Elle aurait bien voulu prétexter un mal de tête ou n’importe quelle autre bêtise du genre pour y échapper, mais ça ne changerait rien. Sammy passa à côté d’elle en grognant qu’il l’attendait dans la voiture, déguerpissant sans demander son reste. Une coulée de sueur froide la fit frissonner. Même l’idée de retrouver Jude et Joséphine, plus tard dans la soirée, ne lui rendait pas le sourire.

À peine la portière fermée, le moteur démarra. Son chauffeur gardait le silence, énervé, ce qui valait mieux qu’une discussion houleuse. Agnès fixa résolument le paysage qui défilait lentement à travers sa fenêtre en croisant les doigts.

« C’est vrai qu’elle t’a jetée, Chloé ? »

Raté. Il voulait quand même en parler.

« Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— T’es ma sœur.

Demi-sœur.

— On n’avait jamais fait la distinction jusqu’ici, on va pas commencer maintenant.

— Ça dépend, tu comptes te comporter comme un frère un jour ? »

Sammy la fusilla du regard :

« Je ne suis pas Bénédict, d’accord ?

— C’est vrai. Bénédict est un connard, mais il l’assume, lui.

— Tu es injuste. J’ai toujours été là pour toi.

— Depuis un mois, je me dis que ce serait mieux si t’étais pas là. »

Son frère répliqua d’un ton acerbe :

« J’étais supposé faire quoi ? Te donner ma bénédiction pour t’être donnée en spectacle comme ça, avec l’autre allumée en plus ?

— Jusque-là tu l’aimais bien, la Chloé. Depuis quand ça te pose problème qu’elle ait un grain ?

— Depuis qu’elle se permet de se faire ma sœur. Tu as vu ce qu’elle a fait à Ben la dernière fois ? Tu crois que je veux te voir avec une main dans le plâtre et des mois de rééducation ?

— C’est ça qui te met d’une humeur massacrante ? Rassure-toi, il n’y aura rien d’autre entre elle et moi ! »

Un silence électrique retomba entre eux, jusqu’à ce que Sammy reprenne la parole dans son grognement sourd :

« Pourquoi tu m’en avais pas parlé ?

— De ?

— Tes penchants.

— Pour éviter le mélodrame que tu me sers depuis un mois. »

La voiture s’arrêta devant la maison de leurs parents, ou plutôt, de leur mère et du père d’Agnès. Elle bondit hors de l’habitacle pour courir s’enfermer dans sa chambre. Elle ne voulait pas lui laisser une chance de poursuivre cet échange qui n’en était pas un. D’autant qu’elle avait les larmes aux yeux.

AgnèsTheBest (à Jo-AmiSammy): Comment tu l’as annoncé à ta famille ?

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