5-Chapitre 8 (3/3)

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Benoît parlait des bals. Rectification : Benoît parlait des bals à Joël, et Chloé n’entendait qu’une infime partie de ce qu’il disait. Pourtant, les œillades timides que Jo lançait dans sa direction donnaient l’impression troublante qu’elle n’était pas tout à fait étrangère à son discours. Ou bien était-elle le cadet des sujets de Benoît, et Joël se sentait-il peiné pour elle ? C’était tout à fait idiot, Benoît était parfaitement libre de danser avec qui il le souhaitait, et Chloé, en bonne amie, ne pouvait que s’en réjouir. Pourtant, une curiosité malvenue lui faisait tendre l’oreille pour tenter de comprendre ce qu’il pouvait bien raconter. Elle mit cela sur le compte des ragots qui l’amusaient tant dans le nord, pour le simple plaisir de savoir quelque chose de plus que les autres. La moitié de la conversation était clairement compréhensible, celle de Joël :

« Je suppose qu’elle ne souhaite pas être reconnue. Ou bien elle ne s’était même pas posé la question de savoir si nous y allons. Ou alors, nous sommes juste aveugles. […] Non, elle aime trop danser. Ce serait quand même dommage de rater l’évènement le plus amusant du trimestre, non ? […] Et ta cavalière habituelle ? »

Chloé faillit s’étouffer sur son absence de nourriture, cachant le mouvement dans une fausse quinte de toux. Benoît avait donc une partenaire récurrente pour les bals. L’idée lui sembla saugrenue. Pourtant, elle aurait dû s’y attendre : ne lui avait-il pas expliqué lui-même qu’il désirait quelqu’un, lorsqu’il avait découvert ses photographies inspirationnelles pour L’Amour (qui était renommé La Nuit) ?

« Penses-tu qu’elle te rejoindrait si tu étais déjà avec elle ? » continuait Joël.

Comment ? s’étonna Chloé devant ce charabia. Benoît devait avoir la même réaction, car Joël précisa :

« Ton Fantôme. Penses-tu qu’elle te rejoindrait ? »

Un fantôme, voilà qui était intéressant. Benoît se faisait-il donc ghoster lors des bals ? Cela ne faisait aucun sens, on ne rejoint pas la personne qu’on ignore.

« Tu ne vas pas me faire croire que tu as passé les derniers mois à chercher comment lui conter fleurette. »

Chloé tenta d’imaginer un Benoît champêtre, une fleur à la main et des poèmes aux lèvres. Étrangement, cette image ne collait pas du tout avec l’idée qu’elle se faisait de lui. Pourtant, il avait bien un livre de poèmes sur sa table de chevet (qu’elle n’avait jamais pris la peine d’ouvrir).

« Comme ? […] Ah oui, rien que ça. […] Mais alors… ça veut dire que c’est du sérieux entre vous ? »

Cette fois, l’artiste avala son inspiration de travers. Avait-elle bien entendu ce que Joël venait de prononcer ? Mais un souci plus grave se présentait : voilà deux fois en l’espace de trois minutes qu’elle s’asphyxiait sur rien du tout. Son état respiratoire devenait inquiétant. Il était sans doute temps de songer à consulter un pneumologue.

« Comme ton Fantôme. »

Le fantôme de Benoît présentait aussi des difficultés respiratoires ? Ah non, mauvais sujet ; c’était la deuxième fois que ce personnage revenait sur le tapis, ça devenait agaçant. Étrange.

« Et… quoi d’autre ? […] ça fait un paquet de sujets en effet. Mais, pour le dernier là… Tu pourrais être plus précis ? […] Encore cette histoire de sourire ? »

Un dentiste. Voilà le problème du fantôme, il avait mal aux dents, donc son sourire était affreux, et Benoît devait lui donner l’adresse de son dentiste, sauf qu’il avait besoin que Joël lui envoie les coordonnées. Pas de quoi fouetter un chat. C’était quand même très étrange de parler des problèmes dentaires d’un fantôme auquel Benoît souhaitait conter fleurette. Surtout si c’était sérieux entre eux et que ça avait trait à sa cavalière habituelle des bals. Chloé commençait à douter de toute son interprétation.

Impitoyablement, Joël poursuivait son appel sans tenir compte de l’état de sa réflexion :

« Je te connais mieux que toi-même, je te signale. […] Déjà ? Nous avons à peine eu le temps de papoter tous les deux !

— […] Chloé […] »

Ses oreilles se dressèrent brutalement en repérant son nom dans les intonations de Benoît. Plus rien ne faisait de sens. Parlait-il d’elle jusque-là ? Joël raccrocha presque aussitôt, et lui sourit d’un air mi-figue mi-raisin :

« Il te fait la bise. »

Mystère résolu : Benoît ne s’était souvenu de son existence qu’à la dernière seconde.

« Ah, et sinon, quoi de neuf ?

— Pas grand-chose. Il est toujours aussi à l’ouest.

— Aux dernières nouvelles, il était à l’est et remontait vers le nord. »

Joël la considéra avec une bonne dose de commisération en secouant la tête :

« Il n’y en a vraiment pas un pour rattraper l’autre.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Laisse tomber. Ben propose que tu nous rejoignes au prochain bal. Enfin, si nous y allons. Vu comme c’est parti, je ferai cavalier seul et il va se prendre un vent. »

L’estomac de Chloé bondit de joie à ces mots (oui, mais lesquels ? L’invitation ou le vent, les deux ayant trait à un certain ébéniste qui…). Digression à part, se prendre un vent d’un fantôme ne paraissait pas délirant. Elle accepta avec joie, puis, comme l’heure tournait et que Joël ne semblait pas vouloir prolonger la conversation, elle se prépara à dormir.

Confortablement installée dans les draps de Benoît, elle s’apprêtait à éteindre la lumière, lorsqu’elle avisa le recueil de poésie sur la table de nuit. Après un instant d’hésitation bien vite effacé, Chloé s’empara du volume ; Benoît l’aurait rangé s’il n’avait pas voulu qu’elle y touche, comme il avait rangé tout le reste de sa chambre.

C’était un livre ancien, à la couverture de cuir dont s’échappait un parfum de sciure. L’artiste colla son nez à la tranche, humant les senteurs indissociables de son ébéniste en vadrouille. En fermant les yeux, elle pouvait presque imaginer… mais elle se reprit aussitôt, confuse de se voir rêvasser sur un sujet aussi trivial. Pour occuper ses pensées, Chloé tourna les pages au hasard, s’arrêtant sur un poème au titre attrayant.

Dans la pénombre de nos jours

S’allume ta tendresse,

Lanterne éclairant mon parcours.

Dans la pénombre de nos jours,

Aveugle à tes caresses,

Tous mes sentiers me délaissent.

Dans la pénombre de nos jours

S’allume ta tendresse.

Une goutte de pluie marqua un petit rond sur le papier. Surprise, Chloé leva la tête, ne trouvant pas de fuite au plafond. C’était son cœur qui fuyait par ses yeux, comme bien souvent. Les larmes lui étaient venues si rarement ces dernières semaines qu’elle en avait presque oublié leur densité en elle. Le livre retrouva sa place doucement sur la table de nuit, au moins aussi ému que l’artiste. Cette rencontre impromptue l’avait tant secouée qu’elle ne pourrait fermer l’œil avant un moment.

Tendant le bras, elle récupéra son portable, dont la loupiote jaune immonde palpitait dramatiquement. Comme d’habitude, elle effaça la notification du message concerné sans la regarder, se forçant à songer à la soirée qui se profilait dans un mois.

Chloé (à Benoît) : Tu m’invites vraiment à passer le prochain bal avec vous ?

Benoît (une trentaine de secondes plus tard) : *sourire*

Chloé : je ne sais pas si je pourrais vous rejoindre, j’ai déjà un rendez-vous de prévu.

S’il vient, cette fois. Chloé était à peu près certaine qu’elle ne devrait pas rester au bal si le masque-bois lui faisait encore faux-bond. Elle ne voulait pas que Benoît la voie dans l’état de la dernière fois. Elle ne voulait plus se voir elle-même dans un tel état, c’était dire…

Benoît : Je comprends. Tu seras toujours bienvenue si tu changes d’avis.

Benoît (une minute plus tard) : même si j’aimerais t’y voir

Benoît : M .

Si le masque-magie ne venait pas, elle serait peut-être en mesure de passer une bonne soirée quand même. L’idée d’un Benoît qui danse, poème émouvant et rose en bouche, la fit rire plus que de raison. Elle tenta de l’imaginer dans tous les scénarios romantiques qui lui venaient en tête, aussi amusée qu’intriguée par cette petite phrase de Joël sur un Benoît qui conterait fleurette à un fantôme. Les images que son esprit inspiré lui concoctait tournaient au ridicule, la forçant à étouffer un fou-rire dans un oreiller aux délicieuses odeurs d’iode et de bois.

Puis elle songea aux deux petits mots qui s’affichaient régulièrement sur l’écran de son téléphone, depuis plusieurs semaines. Ceux qui faisaient briller la loupiote en jaune. L’envie de rire la quitta très vite. Plus qu’un mois, songea-t-elle, presque malgré elle. Dans un mois, le prochain bal lui rendrait le sourire.

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