5-Chapitre 8 (2/3)

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Les deux jeunes femmes finirent par le retrouver, pas vraiment enchantées de sa défection. Agnès lui expliqua ce qu’elle pensait de son départ impromptu alors que la négociation était au plus mal, en termes vertement colorés. Chloé se contenta d’attendre que le déluge passe, bras croisés, derrière la menuisière. Lorsque la sœur de Sam (demi-sœur !) se tût enfin, l’artiste prit le relais avec un calme presque flegmatique fort étonnant de sa part :

« Nous en sommes réduits à revenir au plan A : lui montrer que le guide de Benoît est notre seul moyen de faire fonctionner l’équipe. Il ne reste plus qu’à convaincre Samuel d’y mettre un peu du sien. Lequel d’entre vous se dévoue ?

— Pourquoi pas toi ? » attaqua Agnès vivement.

« J’ai déjà donné, pour ceux qui auraient la mémoire un peu courte. C’est ton frère, pourquoi n’essaies-tu pas…

— DEMI-frère ! »

Agnès croisa aussitôt les bras sur sa poitrine, toisant Chloé avec une colère qui lui rougissait les joues et le front. Elle poursuivit sa tirade agressive :

« Je refuse de parler à ce con !

— D’accord. Joël, tu es notre dernier espoir.

— J’entends, Chloé. Mais je te ferai remarquer que les négociations ne m’ont pas vraiment réussi ces derniers temps.

— Ce n’est pas toi, l’optimiste de service ? »

Joël lui sourit à moitié, plus trop certain de ce qu’il était. L’idée de parler à Sam lui donnait des sueurs froides. Il voulut plaisanter sur son sacrifice consenti au nom de Ben, mais aucune idée spirituelle ne lui vint à l’esprit. Ni à la bouche, d’ailleurs.

« Je pense que je vais préparer un plan d’approche, cette fois. Il paraît qu’il faut apprendre de ses erreurs. »

C’est donc la confiance en ses talents d’improvisation bien amochés et le moral en berne que Joël rentra chez lui ce soir-là. Heureusement, c’était jeudi : il allait parler à Ben. L’artiste accepta son invitation tacite à dîner, comme elle le faisait désormais très régulièrement les jeudis, pour lui apporter un soutien moral de premier ordre. À savoir : elle trancha le saucisson pendant qu’il cuisinait un repas de qualité (une bonne tourte artisanale) avec les yeux rivés sur le téléphone fixe de la maison.

Jo ayant les mains pleines de farine lorsque l’appareil s’éveilla, ce fut Chloé qui décrocha. Aussitôt, le timbre grave de Ben résonna, indistinct. Jo ne pouvait entendre que la moitié de la conversation, cherchant à combler les blancs avec une imagination débridée :

« Non, il cuisine, là. […] Bien sûr, il est juste énervé à cause de Sam. […] Une sombre histoire de bal qui a mal tourné. Je lui laisserai le soin de t’expliquer. […] Non, rien d’aussi grave. Enfin… Je ne pense pas. »

Elle jeta un regard à Jo, qui lui demanda de répéter la question de Ben. Chloé haussa les épaules et s’éloigna avec la coupelle de saucisson :

« Mais toi, comment vas-tu ? […] Non ? Raconte ! […] Et tu as vu la statue de la Compassion au sommet de la butte ? […] Ouiiiii ! Au lever du soleil, quand… »

L’humeur déjà sombre de Jo piqua du nez devant cette conversation qui se faisait sans lui. De toute évidence, Ben était ravi de partager ses découvertes avec une Chloé qui comprenait parfaitement de quoi il parlait. Il se demanda s’il n’existait pas une fonction haut-parleur sur le téléphone, fouillant sa mémoire pour savoir où ils avaient bien pu ranger le manuel d’utilisation. C’était quand même injuste qu’il ne puisse pas profiter de toute la bonne humeur de son cousin préféré ! Ce ne fut qu’une fois les tourtes au four que Jo fut libre de rejoindre Chloé pour lui piquer le téléphone :

« Ben, je n’arrive pas à croire que tu aies parlé aussi longtemps à Chloé sans demander à entendre ma voix !

— C’est la première chose que j’ai demandée, mais tu étais, paraît-il, occupé à cuisiner.

— Chloé, tu abuses ! C’est mon cousin, j’ai le droit de lui parler ! » ronchonna Jo, déjà de meilleure humeur.

L’artiste lui tira la langue en riant, puis se concentra sur la préparation d’une salade de saison pendant que Jo poursuivait sa conversation. Ben lui détailla les deux derniers jours avec moult détails, gai comme un pinson au printemps (parce que c’est bizarrement moins joyeux quand ça meurt de faim en hiver). Une fois sa verve calmée, il reprit sur un sujet plus terre à terre.

« Il paraît que Sam t’énerve, c’est une première.

— Mais non, ça arrive assez souvent.

— Que s’est-il passé, cette fois ?

— Bah, des bêtises avec sa sœur. »

Chloé haussa un sourcil, notant son malaise.

« Et cette histoire de bal ? »

Décidément, Ben semblait vouloir appuyer où ça faisait mal, ce soir. Jo ne se sentait pas de lui en parler, comprenant soudain la réticence de Ben à aborder les sujets gênants avec Chloé par rapport à sa sculpture à un million qui devait payer la salle de bain cramée… à la différence que la bêtise de Ben n’avait aucune commune mesure avec les broutilles qui entachaient le quotidien de Jo.

« Jo ? Tu m’entends ?

— Oui… alors… Agnès a eu une relation sexuelle avec quelqu’un pendant le bal, et ce n’était pas au goût de Sam. Voilà.

— Une relation sexuelle ? C’est clinique. »

Tout comme la voix de Ben en répétant le terme. Certes, ce n’était pas un choix de mots bien courant, mais Jo ne s’imaginait pas annoncer à Ben que sa Chloé s’était envoyée en l’air avec n’importe qui. Si loin de la maison, ce n’était pas le moment de lui provoquer un malaise cardiaque ou une dépression sentimentale. Il en profita pour s’asseoir à table, où Chloé disposait les tourtes accompagnées de leurs petites salades.

« Sam t’en veut parce qu’Agnès a profité de sa nuit de bal ? Lui aurais-tu servi le même discours qu’à moi ? »

Jo songea que ç’aurait été une bien bonne excuse pour expliquer la colère de Sam : que Jo soit directement coupable d’avoir incité sa petite sœur à profiter de l’insouciance des bals masqués pour s’offrir une nuit de plaisir avec un (ou une, en l’occurrence) semi-inconnu(e)… Pourtant, ce n’était pas le cas. Jo était parfaitement innocent dans cette affaire.

« Je n’ai jamais parlé à Agnès à ce sujet, non.

— Je vois. »

Jo se demanda ce que Ben pouvait bien voir de là où il se trouvait, avec son bandeau d’amoureux transi sur les yeux et son cerveau en vacances. La réponse ne tarda pas :

« Aurais-tu fait faux-bond à ta mystérieuse inconnue du bal pour dépuceler la sœur de ton meilleur ami, par hasard ?

— EH ! » L’indignation manqua de conduire Jo à l’étouffement sur tourte chaude. « J’ai déjà quelqu’un ! Je n’arrive pas à croire que tu puisses imaginer… Je suis fidèle ! »

Chloé haussa les deux sourcils, cette fois, puis posa ses couverts dans son assiette vide.

« Tu vas lui parler d’Albert ? » articula-t-elle silencieusement.

Jo secoua la tête sans trop savoir à qui donner son attention, entre l’artiste piquée par la curiosité et le téléphone à l’opinion discutable. Une idée toute différente venait de foudroyer Ben, parce qu’il changea presque de sujet, demandant avec une soudaineté brutale :

« Chloé va aux bals ? »

Jo considéra leur amie, qui semblait sur le point de se lever de sa chaise pour coller l’oreille à l’écouteur. Le terrain paraissait si glissant qu’il prédisait une catastrophe. Jo songea sérieusement à s’éclipser dans sa chambre, puis changea d’avis : peut-être tenait-il enfin l’occasion que la vérité éclate entre ces deux handicapés de la réalité ?

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