5-Chapitre 8 (1/3)

4 minutes de lecture

« Jo ? »

L’intéressé releva une mèche de cheveux ondulée qui lui tombait sur les yeux. Il cligna des paupières plusieurs fois pour chasser la poussière de bois en suspension autour de lui, puis fixa son regard sur Agnès. Elle s’était bien assagie avec lui, depuis qu’il lui avait révélé une partie de son histoire. Bizarrement, cela lui attirait les foudres de Sam, qui prenait comme une insulte personnelle l’amitié naissante de Jo et Chloé (« la sale débauchée qui avait osé toucher à sa sœur » du petit surnom que Sam lui avait donné). C’était donc sous le regard noir du menuisier que Jo sourit à Agnès :

« Que puis-je faire pour toi, p’tite demoiselle ? »

Elle lui dédia une moue un peu vexée, pas très heureuse de se faire traiter aussi mignonnement.

« Julie m’a parlé de votre projet pour faire réembaucher Ben. Je peux vous aider ?

— Et comment ! »

Jo se retourna vivement pour héler son artiste préférée, mais Chloé semblait si concentrée sur son écran de téléphone qu’il n’osa pas la déranger.

« Bon, ce n’est pas le meilleur moment pour te détailler le plan de bataille, mais dans l’idée : on prépare les meubles au dernier carat du dossier de Ben, on livre tout en temps et en qualité, on démontre au vicomte par A+B que c’est le sens de l’organisation hors du commun et la connaissance technique exceptionnelle de Ben qui nous ont permis d’y arriver, et le tour est joué ! »

Agnès plissa un œil avec stupeur :

« Euh… tu penses vraiment que ça pourrait marcher aussi facilement ?

— Il faut être optimiste dans la vie !

— Mouais. »

Le doute évident d’Agnès était vexant : Jo lui décerna une grimace mi-figue mi-raisin, puis baissa la tête sur sa sculpture tout en lui expliquant pourquoi il avait raison. La réponse ne tarda pas :

« Ce ne serait pas plus efficace de tout rater pour montrer au vicomte que, sans Ben, on n’arrive à rien ? »

Jo siffla hautainement devant une proposition aussi triviale : c’était sans doute la première idée qui viendrait au commun des mortels, mais Jo connaissait assez le vicomte pour savoir que, devant une telle catastrophe, il embaucherait plutôt un requin financier prêt à actionner le volet de tri à tour de bras. Peu de tours suffiraient pour faire sauter tout le monde. Il conclut son exposé très doctement :

« Tu conviendras quand même que Ben n’est pas le meilleur gestionnaire financier du monde. Autant, je l’adore et je lui trouve toutes les qualités possibles, autant, je ne lui confierais pas mon compte en banque.

— Il a réussi à maintenir l’entreprise à flot pendant huit ans en économisant jusqu’aux centimes de chaque dépense. Si ce n’est pas de la gestion financière mégatop, alors personne sait faire !

— Ben a le cœur sur la main. Il suffit de lui demander un petit service et… hop là ! Magie magie, qui va finir sa vie aux spaghetti ? »

La petite sœur de son ex-meilleur ami paraissait tant douter de ses arguments qu’il lui intima de retourner à son travail : on ferait comme il l’avait décidé pour sauver Ben, un point c’est tout ! Elle lui tira la langue et entama un demi-tour pour s’éloigner, se heurtant à une Chloé de marbre. Agnès se renfrogna, mais ne bougea pas d’un pouce, bloquée par cet obstacle imprévu. L’artiste devait attendre la fin de leur échange depuis deux bonnes minutes, bras croisés sur sa chemise informe, bonnet retroussé sur ses cils blancs de poussière, lèvres pincées sur une moue de canard asymétrique. Son expression aurait pu être comique si ses sourcils froncés n’indiquaient pas que quelque chose clochait. Grandement.

« Qu’est-che qu’y s’pache ? » demanda Jo, un crayon coincé entre les dents alors qu’il retournait son pied de chaise sur son support.

« Le vicomte arrive d’ici une petite dizaine de minutes. On tente une approche ?

— Tidiou ! Je n’ai pas préparé mon discours ! » s’alarma Jo modestement.

Avec un manque d’humilité assez criant, l’ébéniste comptait sur ses talents d’improvisation pour attendrir le cœur du vicomte. Avec plus de réalisme, s’il se retrouvait réduit à cette extrémité, Jo n’hésiterait pas à dégainer la menace d’aller tout raconter à la maman de leur chef (la vicomtesse aimait bien Ben, autant s’en servir). Pas aussi affolé qu’il aurait dû l’être, Jo annonça donc à ses collègues qu’il allait faire un brin de toilette et qu’il les rejoindrait devant le bureau pour accueillir leur patron.

Moins d’un quart d’heure plus tard, la menuisière, l’artiste et l’ébéniste se trouvaient dans le bureau, devant un vicomte tout sourire et un peu étonné de les voir surgir dans la petite pièce pour une raison autre qu’un bon café. Ça commençait comme une mauvaise blague (2) : cela inquiéta Jo plus que son manque de préparatifs.

La discussion se déroula tout aussi rapidement que la mauvaise blague en question (oui oui, allez la lire en bas de page). Malheureusement, elle se termina tout pareil. Le vicomte ne se laissa pas émouvoir par leur argumentaire implacable sur la compétence hors du commun de Ben, et il rit de toutes ses dents (parfaites) à la menace de Jo. En vrai, Jo n’avait pas l’air bien menaçant, et sa manière d’agiter la sentence sous le nez de l’aristocrate avec quelque chose de très puéril qui lui fit perdre ses mots avant de terminer sa phrase. Le « Je vais tout rapporter à ta maman ! » triomphant s’était transformé en un « Je vais… aux toilettes » peu convaincu qui offrit à Jo l’opportunité de battre en retraite en abandonnant ses deux complices.

Honteux, il eut au moins le mérite d’aller jusqu’aux w.c. pour s’enfermer dans une cabine et passer le reste de l’heure à se morigéner pour sa lâcheté.

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(2) Mauvaise blague : une menuisière, une artiste et un ébéniste vont prendre un café, lequel parvient à convaincre le vicomte de réembaucher leur chef d’atelier ?

Réponse : aucun, le vicomte est un pro de la langue de bois doublé d’un cœur de pierre.

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