5-Chapitre 7b (2/3)

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Le restaurant était, comme souvent, plongé dans la pénombre. Le bruissement régulier des ventilateurs qui tournoyaient au plafond apportait des vagues d’air régulières, mais chaudes. Les clients n’arriveraient pas avant quelques heures, profitant de la température décroissante pour vaquer à leurs obligations diurnes. Seule la silhouette généreuse de Nanie, attablée devant son livre de compte, animait un peu la pièce.

Chloé tira sur les manches de son gilet, inquiète de l’accueil qui l’attendrait. Elle approcha de la tenancière à pas comptés, observant les ridules qui creusaient le front, les racines de cheveux grisonnantes, les lunettes dont la monture reflétait les lumières… les mains légèrement tremblantes, aussi, qui s’immobilisaient lorsque madame Brodaux les reposait sur la table.

Au bout d’un temps infini, Chloé se racla la gorge. Surprise, Nanie leva les yeux. Elles se contemplèrent longuement, l’une, terrifiée ; l’autre, étonnée.

« Que veux-tu, ma petite Chloé ? »

Le ton était un peu distant, comme elle s’y était attendue. L’artiste piqua du nez sur ses chaussures, son beau discours noyé sous l’enclume qui venait de retomber sur son ventre. Pourtant, elle en avait affronté de plus coriaces, dans sa vie : des amis jaloux de son talent, des agents exaspérés par son inconséquence, des usuriers qui refusaient le prix qu’elle demandait… Mais ce n’était jamais pour s’excuser. Son ego se rebellait à l’idée des quelques mots qu’elle avait préparés, incapable d’admettre tout haut ce qu’elle ressassait à longueur de journée : un échec de plus.

« Tu me diras quand tu seras prête. »

Le visage d’habitude si avenant de madame Brodaux se plongea de nouveau dans les colonnes de chiffres.

Chloé songea à la corrida qu’elle avait cru éviter, une fois ; à ce fichu taureau qui lui courrait après à tous propos, cornes aiguisées, et qui atteignait trop souvent sa cible. Elle avait failli perdre Adelphe, comme cela. Ce serait douloureux de perdre Nanie également. Prenant son courage à deux mains, elle força sa voix à obtempérer :

« Jesuisdésoléepourladernièrefois. »

Nanie releva la tête, baissa ses lunettes pour la considérer par-dessus les verres.

« Tu sais bien que je ne comprends rien quand tu marmonnes comme cela. »

Une rougeur malvenue empourpra le visage contrit de l’artiste ; c’était déjà bien assez difficile de le dire une fois ! Se faisant violence, elle se força à répéter plus distinctement. Nanie haussa les sourcils, plus étonnée, si possible, qu’en découvrant la jeune femme dans son restaurant :

« Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses t’excuser un jour, quelle qu’en soit la raison. Ce n’est pas ton retour aux Bas-Endraux qui t’a changée comme cela, n’est-ce pas ? »

Le regard patient de Nanie, sans colère, sans mépris, sans la moindre once de jugement, allégea l’ancre qui raclait les tréfonds de l’estomac de l’artiste. Ce n’était rien de plus qu’une question. Une question à laquelle la réponse revêtait pourtant une importance que Chloé n’aurait pas imaginée.

« Assieds-toi ; raconte-moi. »

Tout simplement, l’artiste obéit. Elle prit place en face de Nanie, les bras enroulés autour de son torse, puis commença à parler. Un discours décousu, impromptu, écoulant tous les mots qu’elle avait retenus jusque-là.

Le nord, d’abord : les échecs à n’en plus finir. La renommée éraflée, les portes qui se fermaient, le silence de plus en plus oppressant de son entourage qui bousculait ses pensées. La pauvreté insidieuse qui avait frappé par à-coups, contre laquelle elle avait lutté de la pire manière. Les décisions, toutes plus mauvaises les unes que les autres, pour rester là-bas. La faim, également, jusqu’à la nausée, souvent ; jusqu’au vertige, parfois. Puis la décision brutale de revenir.

« Ce matin-là, quand j’ai découvert les articles… Ça ne me dérangeait pas d’être bafouée, méprisée, incomprise. Mais mon Art, encore ? C’était trop, tu comprends ? Je n’en pouvais plus de répéter la même histoire. »

Chloé avait fui, une fois de plus. Elle avait jeté ses derniers effets dans une minuscule valise, avait sauté dans la rue et s’était mise à marcher, droit devant. Plein sud. Quelques automobilistes avaient accepté de la conduire pendant un bout de chemin, ici et là. La plupart étaient passés sans même leur jeter un regard, à elle et son pouce en l’air. Le reste du temps, elle traînait sa valise derrière elle, se maudissant de n’avoir pas pris un sac à dos à la place. Elle était arrivée aux Bas-Endraux de nuit, comme toujours, traversant les rues comme un fantôme, craignant de croiser une âme qui la reconnaîtrait. Par chance, Adelphe était à la maison.

La suite…

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