5-Chapitre 4 (3/3)

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Il restait donc vingt minutes à tuer avant le dîner. Comme Chloé l’avait suggéré, Jo avait proposé à Albert de se joindre à eux, mais celui-ci lui imposait un silence radio depuis que Jo n’avait pas su répondre à une question très simple, en soi, que son écran affichait invariablement chaque fois qu’il consultait leurs échanges :

Albert(*) : Maintenant que Benoît est parti, ça ne peut plus lui porter préjudice. Qu’attends-tu ?

Tout en surveillant la cuisson de son poisson, Jo songeait à la dernière fois qu’il avait vu Albert : il était le premier surpris de le trouver au restaurant lors de la soirée guet-apens pour Agnès, n’ayant eu aucun retour de sa part et à peine une réponse laconique de Vanessa disant qu’elle viendrait, mais que ce ne serait pas pour lui.

Jo avait fait une bêtise, dans le genre grosse bêtise bien blessante, il le savait et n’essayait même pas de se trouver des excuses. Mais avec Albert et Vanessa en colère, il n’avait plus que Ben vers qui se tourner et n’osait pas lui parler parce que ça l’aurait obligé à tout raconter. Jo se découvrait soudain lâche : ça lui irritait les idées dès qu’il se retrouvait seul. En temps normal, il aurait foncé chez Sam et Hercule pour chercher une solution ensemble, quitte à en trouver une au fond d’une bouteille, qui n’aurait sans doute pas été la bonne. Mais la réaction de Sam envers sa sœur le retenait.

Ce soir, il réalisait qu’il ne lui restait plus que Chloé : la seule dans le secret qui ne le boudât pas parce qu’il n’osait rien dire. La seule à pouvoir comprendre vraiment ce qu’il ressentait, parce qu’elle avait sans doute caché des secrets bien plus gratinés que le sien. Rien que le trimestre précédent, avec la main de Ben qu’elle avait cassée… Jo devait être sacrément désespéré pour se tourner vers une personne qui avait fait autant souffrir son cousin.

Son dernier espoir sonna au moment où il commençait à dresser les assiettes, ce qui l’obligea à la faire patienter cinq bonnes minutes dans la tiédeur du soir avant de lui ouvrir.

« Si tu continues de venir tous les lundis, je te ferais un double des clés.

— Tu as le droit ?

— Pourquoi pas ?

— Ce n’est pas Benoît le propriétaire ? Il serait vraiment d’accord pour que tu me donnes la clé de chez lui juste pour regarder la télé ? »

Jo répondit d’un sourire amusé en répliquant que Ben lui faisait confiance les yeux fermés et qu’ils n’avaient pas de secret l’un pour l’autre et que…

« Au moins un, quand même… » lui rappela-t-elle en s’installant.

« J’espérais que ça ne viendrait pas sur le tapis ce soir. Et toi, tes problèmes ?

— Tu es supposé m’aider à ne pas y penser.

— Toutes mes excuses. Des sujets à ne pas aborder ? »

Chloé fit une pause dans son engouffrage [1]de repas pour réfléchir.

« Si je devais te dresser une liste, on en aurait pour des jours. Je te ferais signe si jamais on touche à un point sensible.

— On a le droit de parler du bal ?

— Cela ne tombe pas dans ton sujet à éviter ?

— Je pensais à ceux d’avant, pas au dernier. »

Chloé haussa les épaules. À présent que Jo savait qu’elle était le Fantôme du bal que Ben s’obstinait à ne pas découvrir, ses émotions clignotaient dans toutes les directions. D’une part, il jubilait : il avait eu raison dès le début ! Son ego s’impatientait que Ben découvre (ou admette) que sa danseuse et Chloé étaient la même personne, pour triompher de son rejet catégorique de l’hypothèse formulée par Jo dès le lendemain du tout premier bal. D’autre part, c’était avec Chloé que Ben avait brûlé la salle de bain de la vicomtesse, c’était donc très grandement de sa faute s’il avait perdu ses oliviers et son travail. Ainsi qu’une bonne partie de sa droiture légendaire. Et son sourire. Sans entrer dans les détails des interventions de Bénédict qui était venu deux fois en un an à cause de ça.

« C’étaient des bals : j’ai mis un masque, un déguisement, j’ai dansé, j’ai ri. Il n’y a pas grand-chose à dire.

— On t’a beaucoup vue avec une certaine personne… »

Chloé répondit d’un air rêveur :

« Le masque-arbre est impressionnant d’expertise, j’aimerais sculpter aussi bien. Quand je le vois, j’ai l’impression que le bois me révèle les secrets des artistes véritables. »

Elle poursuivit, détaillant les courbes, les plis, les feuilles, les branches de l’arbre qui occupait presque tout le visage, puis elle admira les étoiles qui luisaient entre les volutes vernies de galaxies lointaines sous le feuillage. Plus elle parlait, la voix enfoncée dans sa vision de ce masque, plus elle sillonnait l’espace et le temps, divaguant sur l’esthétique d’un autre univers. Jo la fixa bouche bée, comprenant soudain les abysses qui divisaient leurs mondes. Chloé n’était pas seulement une femme ayant grandi hors des murs des Bas-Endraux, sous un ciel fait d’autres ramures que leurs oliviers et de mœurs moins ancrées que les leurs ; elle flottait dans des strates éthérées qui dépassaient leur système solaire.

« Tu veux me faire croire que tu passes autant de temps avec lui juste à cause du masque ?

— C’est bien plus qu’un masque ou qu’un peu de bois sculpté, Joël… c’est… » elle lâcha ses couverts pour préciser du bout des doigts les arabesques de ses pensées : « c’est l’orée de la magie qu’il frôle à chaque pas, ses énigmes, l’essence des rêves diluée dans chacun de ses souffles, les reflets du ciel qu’il protège entre les fentes de ses feuillages, la manière qu’il a de ne pas rire et de tuer la lumière dans ses sourires ; les vérités dans ses silences quand il se refuse à mentir… »

Et les battements de son cœur, aussi, d’une irrégularité incendiaire qui rythmait les souffles de la terre. Bien d’autres choses encore, tissées de mots-poèmes que la voix de Chloé enrobait de nuages. Elle sculptait ses idées entre ses mains, les taillait à bouts de mots dans l’invisible de l’air, plus artiste, sans doute, qu’elle ne l’avait jamais été.

« Tu es folle de lui en fait. »

Les yeux de Chloé s’illuminèrent d’or brut, encore vague dans les rêves qu’elle lui laissait entrevoir. Jo sourit, soudain soulagé du poids qui lui pesait depuis le dernier bal : cet échec retentissant aurait au moins le mérite de faire deux heureux :

« Tu sais que c’est…

— Non ! Tais-toi, je ne veux surtout pas savoir qui c’est !

— Pourquoi ?

— J’ai peur que le quotidien fracasse sa magie sur les rives de la réalité. Je ne supporterai pas de le perdre. »

Jo contempla les larmes qui coulaient d’elles-mêmes sur les joues blêmes de Chloé. Elle était tombée amoureuse de celui que Ben n’était pas, alors que son cousin apprenait à démailloter sa vie au contact d’une Chloé qu’il découvrait au quotidien. Ni l’un ni l’autre ne voulait la vérité, et Jo se trouvait dépositaire d’un secret dont il refusait la responsabilité.

Chloé rougit soudain, réalisant qu’elle s’était laissée emporter et lui demanda joyeusement de garder ça pour lui, puis elle débarrassa parce que la série allait commencer.


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[1] Ce mot n’existe pas : Chloé a le monopole de l’engouffrage de repas, pas nous autres.

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