5-Chapitre 4 (2/3)

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Dans le bocal un peu étouffant de son appartement, Chloé entassait les affaires dans la valise, essayant de comprendre d’où avait surgi cette pléthore de vêtements. Sa mémoire lui renvoyait très clairement l’image de la minuscule besace avec laquelle elle était arrivée l’année précédente, au cœur de la nuit comme une voleuse et surtout comme à son habitude. Elle portait tout juste un short et un débardeur d’une propreté crasse que sa tante avait jetés dans la machine à laver sans prendre le temps d’une inspiration.

Fidèle à ses mauvaises habitudes, l’artiste avait profité des quelques voyages dans le nord pour se refaire une garde-robe dès qu’elle avait eu assez d’argent de côté. Tout aussi fidèle aux si mauvaises habitudes, elle s’était également relancée dans la pire gestion émotionnelle qu’elle aurait pu choisir lors du dernier bal. Dans combien de bras avait-elle tenté d’effacer l’absence du masque-magie ? Et puis : Agnès, sérieusement ? Autant les relations extra-professionnelles entre collègues de travail passaient crème dans le nord, autant c’était la pire idée qu’elle aurait pu avoir aux Bas-Endraux. Et pourquoi pas Benoît tant qu’elle y était ?

Une fois encore, l’idée saugrenue de son ancien pseudo-responsable sous un jour autre que la relation amicale qu’ils avaient instaurée lui fit marquer un temps d’arrêt. Puis sa pile de vêtements se cassa la figure et ses idées reprirent un cours plus pragmatique dans la poussière soulevée.

La proposition d’emménager chez Adelphe semblait soudain prendre tout son sens. Pour elle qui vivait en autonomie depuis l’âge de seize ans, l’étrangeté de retourner vivre chez sa famille à vingt-quatre ans la faisait encore hésiter, alors même qu’elle s’évertuait à faire tenir son incroyable collection de robes de soirée dans les deux sacs de sa tante. Pourtant, la perspective d’un vrai foyer lui donnait le sourire. Une gaieté toute fragile, un peu triste, qu’elle entretenait avec prudence depuis quelques jours en songeant à cette petite phrase d’Adelphe après le dîner : « j’ai mis ton courrier dans ta chambre. »

Ta chambre.

Les mots sonnaient encore tout neufs, presque en erreur à ses oreilles, aussi chauds qu’un croissant en sortant de la boulangerie le samedi matin. Chloé avait tremblé, pourtant, à cette mention de courrier : elle s’imaginait des factures, des arriérés d’impôts, des relances pour des attentes de paiements, des mises en demeure… une lettre de ses parents.

Mais c’était une carte postale. Le rectangle de papier glacé l’avait accueillie avec le plus beau paysage du monde, de toute sa mer miroitante sous le soleil de quinze heures, de toutes les voiles déployées d’un navire en partance pour l’horizon. Des mots d’un classicisme discret indiquaient le port où l’on avait pris la photographie, belle comme l’envie de s’envoler là-bas. Elle avait souri en devinant qui lui offrait les vagues les plus douces de sa vie. Au dos, elle avait anticipé quelques mots succincts griffonnés par obligation avec un « salutation de Port…, à bientôt » à peu près aussi expansifs que Benoît l’était à l’oral et sur ses textos. Mais le verso lui réservait une autre surprise dans sa cursive ordonnée : son ébéniste préféré avait écrit sa carte postale comme d’autres auraient rédigé une lettre, sans craindre le regard indiscret d’un facteur. Un récit — presque une épopée — de ses congés en solitaire dans ce qui était pour lui le bout du monde, semé d’une phrase énigmatique qu’elle ne voulait pas décrypter :

Il y a un sourire dans les vagues qui me donne à croire que je saurais traverser le plus beau des naufrages.

Et l’adresse d’ici : il lui partageait sa joie chez Adelphe, comme une évidence. C’était à cet instant qu’elle avait compris où se trouvait sa vie. Sur ce lit. Dans cette chambre. Avec l’odeur du dîner qui se mêlait à celle de son shampoing sur le palier, les bruissements familiers de sa tante s’activant encore avant le coucher et l’écriture de Benoît qui lui promettait qu’ils se reverraient bientôt.

C’était donc en songeant aux parfums dont elle composait sa vie que Chloé s’évertuait à plier des tissus trop nombreux, inventant des façons rocambolesques de caser son effroyable barda dans deux sacs trop petits pour les divagations de son existence.

Quand elle descendit enfin ses derniers effets dans la voiture qu’Adelphe lui avait prêtée, Chloé souriait comme rarement, les fossettes pleinement creusées dans ses joues trop angoissées, d’habitude, pour leur autoriser une sortie. Elle claqua la portière joyeusement, mit la musique à fond et s’élança sur la route creusée de nids de poule en scandant le refrain pour entretenir la flamme fragile de son bonheur Alta Mare.

Deux heures plus tard, tout était rangé dans les placards en bois massif de sa chambre. Elle pourrait y sculpter ses espoirs, songea-t-elle en caressant les battants de mélèze, avant de relire la carte postale, reposée doucement sur la table de nuit, sous l’abat-jour afin que la première image de ses éveils soit cette mer heureuse. Puis son portable vibra et Chloé déverrouilla l’écran.

Fragile, sa joie. Soufflée en deux mots enfantins qui signalaient un appel.

Papa Maman.

***

Chloé(~) : Je ne me sens pas de venir ce soir.

Jo : c’est lundi, tu rappliques.

Jo : avec qui je regarde ma série moi si vous m’abandonnez tous ?

Jo : ou alors tu venais que parce que Ben était là et t’en as rien à faire de moi ?

Jo : je croyais qu’on était amis :‘ (

Chloé(~) : mais que vas-tu imaginer !

Chloé(~) : Juste que je ne serai pas de bonne compagnie ce soir (et arrête d’enchaîner les messages, je n’écris pas aussi vite que toi).

Jo : raison de plus.

Jo : c’est mon job de te faire sourire.

Jo : et puis j’écris comme je veux d’abord.

Jo : de toute façon le repas est en cours.

Jo : si tu ne viens pas, il sera tout triste.

L’artiste mit un peu de temps à répliquer, attendant sans doute qu’il ait terminé sa salve d’arguments plus ou moins portants. Finalement, Jo reçut un nouveau message qui couronna ses efforts de lauriers :

Chloé(~) : si tu m’attrapes par les sentiments — _ —‘ j’arrive.

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