5-Chapitre 4 (1/3)

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Ça faisait une moitié de repas qu’ils étaient là et Jo n’avait toujours pas trouvé le courage d’aborder le sujet qui le poussait à envoyer des SMS à Agnès trois fois par jour depuis le bal. La soirée était douce, le temps était clair, le soleil encore bien haut sur l’horizon malgré l’heure, mais ça n’allait pas. D’abord, Jude boudait depuis qu’elle avait découvert que Ben s’était fait la malle et ne répondait à ses milliers de messages quotidiens qu’à coups de banalités succinctes qui auraient foutu les nerfs en boule à quelqu’un de moins accroché que sa meilleure amie. Ensuite, parce qu’Albert aurait pu ne pas venir, mais qu’il était quand même là, assis à cinquante centimètres d’Agnès.

Ça la gonflait, ce grand blond un peu trop beau qui tournait autour de Chloé comme un ours autour d’une peau de miel. Agnès rit intérieurement à son jeu de mots en songeant au goût plutôt salé de cette même peau.

Pour être honnête avec elle-même, Agnès avait espéré que Jo compterait l’artiste parmi eux quand elle avait enfin répondu à ses messages qu’il n’avait qu’à organiser une soirée-restau, s’il voulait vraiment lui parler. Ses espoirs n’avaient pas été déçus puisque Chloé se tenait à la même table qu’eux. Enfin, presque, vu qu’Albert était aussi de la partie et que ça ne faisait pas de sens. C’était plutôt un pote de Ben et il avait de manière évidente le regard aimanté sur celle qu’elle avait envie de confronter ce soir. À l’anniversaire de Ben, Chloé n’avait pas arrêté de reluquer Albert, mais cette fois c’était l’inverse : le grand frère de Vanessa, un peu plus âgé qu’eux tous vu qu’il était dans la classe de Ben à l’époque, dévorait des yeux l’artiste maussade depuis son arrivée en mode invitée surprise.

Bonjour l’ambiance !

Jude boudait, Vanessa faisait la conversation toute seule, Jo riait d’un fausset un peu perché et Albert matait une Chloé qui ne décrochait pas les yeux de son portable. Agnès se trouvait embêtée : comment isoler sa blonde pour le dialogue qui lui brûlait les lèvres, la peau, les pensées et toute une série de nerfs bien sensibles de son anatomie sans que les autres viennent mettre leurs grains de sel ?

Puis Chloé se leva pour aller aux toilettes. BAM ! C’était l’occasion idéale de s’isoler. La menuisière lui emboîta le pas jusqu’au fond du couloir de la salle mal ventilée, les pensées tellement retournées qu’elle entra même dans le minuscule cabinet derrière l’artiste.

« Tu en as envie à ce point ? » lui demanda Chloé dans un demi-sourire trop fondant.

Agnès confirma aussitôt en virant écarlate de joie : pas besoin de se lancer dans de grandes explications, tout était aussi naturel que durant le bal et… Chloé sortit de la pièce, puis ferma la porte derrière elle. Agnès ne s’était quand même pas attendue à ce que l’artiste lui suggère de baiser dans les toilettes d’un restaurant de la place principale ? Penaude, la menuisière décida de profiter de ces quelques minutes pour reprendre ses esprits en se réarrangeant devant le miroir. Elle ne s’était jamais trouvée moche et se pensait même plutôt jolie, mais c’était dur de soutenir la comparaison quand on portait un bermuda tout con et un t-shirt à message idiot (« Sans commentaire ») alors qu’on avait la Chloé fraîche comme une clim’ dernier cri en robe d’été de l’autre côté de la porte. Quand Agnès osa enfin ressortir, estimant qu’elle avait amplement simulé l’utilisation des toilettes, Chloé tapotait un message sur son téléphone. Elle lui adressa un sourire en duvet de caneton avant de s’enfermer à son tour dans le réduit ; Agnès s’adossa au mur du couloir pour attendre.

« Toujours là ? » s’étonna modérément l’artiste en ressortant.

« Faut que je te parle.

— Moi aussi » le cœur d’Agnès ne fit qu’on bond. « Connais-tu un endroit tranquille dans le coin ?

— Derrière la mairie…

— Trop fréquenté, j’ai dit tranquille. »

Agnès sécha brusquement, incapable de se souvenir de la géographie concrète de la seule ville où elle avait mis les pieds de toute son existence. Chloé claqua la langue, puis l’invita à la suivre d’un signe de la tête, l’entraînant avec agilité dans les ruelles qui sillonnaient les environs de la place principale. Soudain, elle se retourna sous les branches d’un lilas en fleurs.

L’odeur était folle, la peau de Chloé brillait entre les pétales moins blancs qu’elle et ses yeux semblaient fondre d’or dans les dernières lumières du jour. Agnès ne s’était jamais considérée comme romantique, mais elle accepta de revoir sa copie devant ce tableau. Après tout, on a bien le droit de trouver Morphée plus lumineux que toutes les fées (et bim ! Une rime ! On se découvre tous les jours).

« Que s’est-il passé au bal ? »

Bon, elle manquait de romantisme, Chloé, surtout avec cette voix un peu cassée sur un reste de vieilles fumées. C’était follement excitant quand même : cette porcelaine irréelle entre les rameaux d’un lilas amoureux, avec une voix de sirène qui trahissait un passé fumeux. Et puis, la question prit sens dans l’esprit pas très concentré d’Agnès. Déception :

« Tu t’en souviens pas ?

— De ?

— De toi. De moi. Des draps en soie et…

— Évidemment… »

Chloé ferma les yeux en secouant la tête. Agnès lui aurait écrasé son indifférence au milieu de la figure si elle n’avait pas été aussi blessée par cette réaction. D’abord, d’où elle se permettait de citer Ben dans un moment pareil ? Mais la menuisière n’eut pas le temps de lui servir sa colère toute chaude que Chloé rouvrait ses yeux pleins phares sur l’incident :

« Ne le prends pas mal, mais je n’étais pas bien ce soir-là.

— T’avais l’air franchement bien dans mes bras » grogna Agnès de toute sa fierté blessée. Puis elle se souvint du connard juste après, qui dévorait le rire de Chloé comme si c’était la meilleure eau du monde. Contre lui aussi, elle avait eu l’air bien.

« Il y en a eu combien ? »

Chloé haussa les épaules, indifférente à la question. D’ailleurs, c’était possible qu’elle ne connaisse même pas la réponse, vu comme elle était bourrée. Agnès se prit la tête dans les mains. Évidemment que le masque au sourire impossible ne pouvait pas avoir ce sourire-là pour elle avec tous les verres qu’elle enfilait au kilomètre.

« Mais quelle conne !

— Désolée, j’aurais préféré éviter de t’imposer ça. Si ça peut te rassurer, je ne couche qu’avec des gens que je trouve séduisants.

— ça me fait les pieds de l’apprendre » grinça Agnès dans une tentative très ratée d’ironie.

« C’était juste ce soir-là ou tu préfères les femmes en général ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu cherches un plan pour t’occuper la prochaine fois que tu seras pas bien, c’est ça ? »

Les yeux d’or se ternirent brutalement, la peau de Chloé cessa de briller et les pétales du lilas grisonnèrent dessus : le soleil avait décidé de se coucher d’un coup. Pas trop tôt, ça lui faisait une bonne excuse pour se barrer. Agnès fit demi-tour, mais une main la rattrapa. Décharge à ce contact. Frissons. Difficile pour Agnès de décider si elle souhaitait se dégager ou ressentir ces picotements se propager au reste de son corps.

« Agnès, ça m’arrive de fréquenter des femmes, ce n’est pas pour autant que je vais sortir avec toutes celles que j’approche. On se connaît à peine, tu ne t’imaginais quand même pas qu’on allait se lancer dans un truc sérieux juste pour quelques baisers ?

— Tu t’imagines quand même pas que je voudrais d’une personne aussi insensible que toi ? »

Chloé n’avait qu’à retourner draguer Albert avec son physique d’étrangère et leur foutre la paix, aux autres. Surtout à Ben, parce qu’elle commençait à en avoir marre que Jude l’appelle tous les soirs pour savoir comment il avait passé sa journée et s’il avait encore parlé à la sculptrice qui ne manquait pas une occasion de se faire voir (bon, moins depuis qu’il était parti, mais ça durait depuis un an quand même !).

Chloé frémit à peine sous cette tirade amplement méritée, se contentant de la fixer de ces yeux qu’on n’aurait jamais imaginé s’allumer de toutes les couleurs de la nuit au fond d’un lit.

Agnès tourna les talons et rentra chez elle. Tant pis pour les autres, l’artiste avait qu’à leur inventer qu’elle était malade. C’était pas faux, d’ailleurs. Elle allait se faire porter pâle quelques jours pour éviter de croiser la sculptrice, le temps d’oublier cette conversation et l’identité de Morphée.

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