5-Chapitre 3 (3/3)

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Le vicomte se caressait le menton en observant par la fenêtre fermée. Son reflet se superposait à la ville qui s’étendait aux pieds du château de sa mère. Autour des toits, des océans d’oliviers parsemaient la terre ocre de leur feuillage vert et argent. Il savait qu’en ouvrant le battant de la fenêtre, l’odeur poussiéreuse des olives en pleine maturation emplirait la pièce. C’était une odeur agréable, mais il ne pouvait pas se permettre de la laisser imprégner ses vêtements : il courrait alors le risque de révéler le grand secret du château d’Ambre, celui que nul ne savait positionner sur une carte et qui produisait les meilleures huiles du pays.

Un jour, tout cela serait à lui. Un jour.

En attendant, il ne possédait que la menuiserie que sa mère avait créée sur un coup de tête, et qui vivotait plus mal que bien depuis sa création. La vicomtesse lui en avait confié la gestion au détour d’une conversation, presque par étourderie, pour tester ses capacités de gestionnaire. Le vicomte n’était pas dupe : sa mère était bien plus fine qu’elle ne le laissait paraître, et cette tache revêtait sans doute une importance cruciale à ses yeux. Sa sœur avait reçu la chaîne de tourteries, elle, et n’avait que peu de mal à la faire fructifier. Elle avait même ouvert des filiales dans le reste du pays.

Pourquoi sa mère lui avait-elle confié, à lui, l’entreprise la moins lucrative de son empire ? Mystère. Le vicomte avait longtemps cru que c’était une sorte de punition pour une frasque qu’il aurait commise étant petit. À présent, il se demandait s’il n’y avait pas autre chose derrière cette mission ingrate. La vicomtesse était entrée dans une rage glaciale quand il avait renvoyé Benoît, son ancien chef d’atelier, pour avoir échoué à maintenir le chiffre d’affaires à flot.

L’entreprise coulait depuis un moment, ce n’était pas un secret. Les choses avaient empiré lorsque l’oncle de Benoît avait pris sa retraite, forçant le vicomte à choisir un nouveau chef d’atelier dans ses effectifs. La logique aurait voulu que ce soit Robin, le plus âgé et également le plus ancien d’entre eux qui prenne le relais ; mais le vieux Bob était sur le point de partir à la retraite également, et les responsabilités le faisaient tourner de l’œil. Parmi les autres, le choix était restreint : Joël et Benoît étaient sans conteste les plus talentueux, ayant appris l’ébénisterie au contact du précédent chef d’atelier depuis le plus jeune âge. Mais, des deux, Benoît était plus sérieux. D’ailleurs, personne n’avait été surpris quand le vicomte l’avait bombardé responsable de l’atelier, comme si cela entrait dans l’ordre des choses. On en venait donc à cette grande question, que madame la vicomtesse des Airs lui avait posée d’un ton sans réplique :

« Mais qu’est-ce qu’il t’a pris de renvoyer Benoît, espèce de buse déplumée ? »

À quoi le vicomte n’avait pas su répondre, bien sûr.

L’affaire était pourtant d’une simplicité déroutante : Benoît s’en sortait mieux que lui, malgré toutes les embûches dressées sur sa route et toutes les menaces qui pesaient sur sa tête. Il savait tout, il gérait tout, à bout de bras, certes, mais avec une constance tranquille qui le rendait inhumain.

Et il y avait cette histoire avec Chloé. L’artiste prodige que personne n’avait jamais su faire sculpter, qui achevait soudain trois œuvres, coup sur coup, avec un talent plus époustouflant encore qu’on ne s’y attendait. À l’atelier, elle semblait calme, presque professionnelle, malgré quelques absences impromptues que le vicomte lui pardonnait aisément au vu des gains qu’elle lui rapportait. Mais en tournée… Aucune des histoires qu’on avait pu lui rapporter sur le compte de Chloé D. n’approchait la réalité. Chloé était une folle furieuse, incapable d’honorer le moindre engagement, même le plus simple qui consistait à faire acte de présence à un gala en son honneur. Le vicomte avait tout tenté, des menaces aux louanges, mais l’argent lui-même ne suffisait pas à inciter Chloé à obéir.

Comment Benoît faisait-il ?

Le vicomte se servit un verre d’orangeade tout en méditant cette question, comme bien souvent depuis une demi-année.

Que ce petit ébéniste sans éducation, sans titre, et désormais sans terres, combatte de front la faillite imminente de la société, les caprices de l’artiste, et la dette colossale de son oliveraie, ça lui mettait les nerfs en boule. Pour couronner le tout, Benoît restait incorruptible. Comment dominer un homme qui ne cède à aucun désir ? Le vicomte était jaloux, ni plus ni moins. Mais il ne pouvait pas décemment expliquer une telle chose à la vicomtesse.

Le vicomte termina son verre et le reposa calmement sur le guéridon marqueté. C’était une marqueterie Boule qui, si sa mémoire était exacte, était la première production de ce satané prodige de Benoît. La vicomtesse avait absolument tenu à acheter ce meuble pour encourager le jeune homme à poursuivre l’ébénisterie, malgré la pression familiale qui aurait pu le conduire à abandonner. C’était d’ailleurs ce qui avait décidé Benoît à postuler dans l’entreprise, neuf ans plus tôt… Le vicomte pianota sur la surface vernie du bois, irrité. Le château d’Ambre regorgeait de boiseries posées par l’ébéniste, et même le plancher qu’il foulait avait connu son rabot. L’aristocrate serra le poing, fixant le regard sur la parcelle la plus ensoleillée, la plus convoitée. Une parcelle qui lui appartenait enfin.

Sauf que personne ne voulait y travailler, dans cette parcelle. Pas sous ses ordres à lui. La ville entière s’était liguée comme un seul homme pour protester contre ce qu’ils appelaient le vol éhonté de l’oliveraie de Benoît. Même s’ils n’avaient pas entièrement tort, le vicomte se serait coupé la langue plutôt que de l’admettre. L’impopularité dont il souffrait à présent lui déplaisait grandement. C’était quand même improbable qu’une affaire aussi personnelle que l’incendie (pas tout à fait accidentel) de la salle de bain de la vicomtesse conduise à une réaction aussi disproportionnée que mal placée.

En attendant, le vicomte se retrouvait avec une entreprise en roue libre, une artiste sur la ligne rouge, et une oliveraie à l’abandon. Ça commençait à faire beaucoup, pour un seul homme. Mais le vicomte n’admettrait jamais une chose pareille, parce que Benoît avait connu exactement la même situation l’année passée, et qu’il avait tenu tête.

La seule erreur du vicomte, quand il y réfléchissait, était d’avoir sous-estimé l’ego de l’ébéniste. En le renvoyant, le vicomte s’était imaginé que Benoît mettrait de l’eau dans son vin, et qu’il s’inclinerait enfin devant lui pour récupérer son poste et ses oliviers. Sauf que l’ébéniste avait simplement cligné des paupières en le fixant de ses yeux magnifiques, avant de se fendre d’un « je comprends » d’un calme olympien. Le choc du renvoi passé, Benoît aurait dû se jeter aux pieds du vicomte en le suppliant de le prendre en pitié, comme l’auraient fait bien d’autres hommes dans sa posture… mais le jeune homme avait préféré faire son sac et partir faire le tour du pays.

Peut-être qu’après quelques mois de chômage, Benoît ravalerait sa fierté et se comporterait enfin comme tout un chacun. Plus humain. Faillible.

Un sourire un peu cruel se creusa sur les traits du vicomte. Qu’il serait doux, au retour du héros local, de l’entendre enfin implorer pitié. Si le vicomte était de bonne humeur ce jour-là, il ne le ferait pas trop attendre avant de céder à ses suppliques… sinon, il remettrait l’entretien un jour ou deux. Bien sûr, le vicomte accepterait de réembaucher Benoît : il payait déjà les pots cassés de sa disparition.

Si les choses s’amélioraient rapidement, il trouverait même un moyen de lui rendre son oliveraie avant que la vicomtesse ne découvre qu’il avait fait du chantage éhonté à l’ébéniste sur ce sujet. Les papiers de la cession, dûment signés par les deux parties, attendaient sagement dans un coffre-fort d’être transmis au notaire. La chose ne se ferait pas, bien sûr. Le vicomte se ferait écorcher, étriper, puis finement hacher avec du persil par sa mère, si elle découvrait jusqu’où il avait poussé le vice par pure jalousie.

Un carillon résonna dans le château, emplissant les couloirs de son écho métallique. Il ferait changer la sonnette, quand il prendrait possession des lieux. Le timbre de celle-ci manquait cruellement de poésie. Le vicomte lissa le devant de son costume impeccable, jeta un dernier regard aux marées d’oliviers, puis quitta la pièce. Il avait un hélicoptère à prendre pour négocier la vente de la future œuvre de Chloé D..

Un jour, il faudrait aussi qu’il s’occupe de cette artiste. Elle commençait à lui faire crisser des dents, avec sa manie de disparaître au pire moment. Même si, pour une raison inconnue, Chloé semblait s’être un peu calmée ces dernières semaines, le vicomte se doutait que la prochaine crise n’était pas bien loin. Ça sentait le calme avant la tempête. Tôt ou tard, elle serait frappée d’un nouveau coup de folie. Chaque jour qui passait sans incident présageait le pire. Il espérait secrètement que Joël l’appelle en panique pour lui annoncer que Chloé faisait la grève de la faim chez elle, ce qui serait vraiment une formalité à gérer. Contrairement à la dernière fois, où l’aîné de Benoît lui avait annoncé que l’agence Dellepierre voulait s’entretenir avec lui.

Si les agences artistiques recommençaient à tourner autour de l’artiste, le vicomte n’avait pas la moindre idée du moyen de garder Chloé à sa botte. Il songea à son entretien avec Bénédict, se demandant jusqu’où ce garnement avait étendu son bras en dehors des Bas-Endraux. Une idée un peu saugrenue l’effleura : peut-être cet homme pourrait-il travailler pour lui ? Même s’il était détesté de toute la ville, il n’en restait pas moins un Bas-Endroisien, au fait des règles un peu particulières qui régnaient ici… Et puis… et puis Bénédict avait peut-être un peu d’ascendant sur Benoît. Avec un peu de chance, il serait peut-être en mesure de le convaincre de revenir aux Bas-Endraux pour reprendre son poste à la menuiserie. Voilà une perspective qui avait de quoi rendre le sourire au vicomte.

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