5-Chapitre 3 (2/3)

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La soirée s’écoulait doucement dans le salon, entre la musique de fond un peu agitée et les grésillements de l’huile dans les poêles. Sa tante l’avait mise à la porte de la cuisine parce que « l’huile bouillante n’a besoin que d’une paire de mains » dès que les autres plats avaient été finis.

Chloé s’assit sur le canapé en savourant le plaisir tout simple d’avoir de nouveau le droit d’être là. La chambre d’amie contenait de nouveau ses effets, la salle de bain sentait son shampoing Alta Mare qu’Adelphe avait conservé, même si elle continuait de faire des remarques de temps en temps sur cette manie d’une odeur pas d’ici, d’autant plus à ce prix. Les cheveux enveloppés dans une serviette qui sentait le propre et l’iode, l’artiste consulta ses messages.

Benoît: HHHHHHH

Chloé : tu joues au rugby ?

Joël : Sam soupçonne Agnès d’aimer les barbecues, et ça n’a pas l’air de lui plaire. Je ne sais pas quoi faire.

Chloé (à Joël) : tu en as parlé à Agnès ?

Joël : elle répond pas. Je parie qu’elle a peur que j’en parle à Sam.

Chloé (à Joël, par erreur) : tu veux que j’en parle avec elle ? Je ne la connais pas vraiment, mais elle a l’air bien comme fille.

Benoît : Non, j’ai pris un funiculaire.

Chloé (à Benoît) : Mais ça ne ressemble pas du tout à ça ! Tu es sûr d’y être allé ?

Les messages suivants surgirent simultanément sur son écran :

Benoît : Comment le dessinerais-tu ?

Joël : si tu peux.

Chloé (à Joël): — — — i — — l__

Joël : ????? Depuis quand on joue au pendu ?

Chloé s’excusa avant d’envoyer le message au bon destinataire et de répondre au plus jeune qu’elle parlerait à Agnès et que ce serait pas mal d’inviter Albert et Vanessa le lundi suivant, à peu près à l’heure de la télénovela. Un peu avant pour le dîner, même.

Joël : bonne idée.

Joël : Ben t’envoie des messages ? J’suis jaloux.

Chloé (à Joël) : pas à toi ?

Joël : sinon je s’rais pas jaloux gné1 ! Il dit quoi ?

Chloé (à Benoît) : tu ne donnes pas de nouvelles à ton cousin ?

Le téléphone cessa soudain de la solliciter, l’artiste se sentit un peu mise à l’écart : les deux hommes étaient sans doute en train de combler leur silence en son absence.

« Chloé, arrête de bayer aux corneilles, le dîner est prêt. »

Elle se leva pour mettre le couvert, puis prit place en face de sa tante pour déguster les succulents petits plats qu’elles avaient mijotés ensemble. Pourtant, la question de Joël lui sembla soudain importante. Qu’en aurait pensé Adelphe ? Comment Chloé encaisserait la réaction de sa tante si elle s’apparentait à celle de Samuel ? Elle déglutit en songeant à la déception dans les yeux noisette quelques semaines plus tôt, et à leur séparation qui avait semblé si définitive.

Et si Adelphe apprenait que Chloé n’était pas très regardante sur ses relations ? D’après ses quelques souvenirs confus du dernier bal, l’artiste avait joué avec tous les beaux minois qui passaient à sa portée ; si Joël avait su la reconnaître, il y avait fort à parier que d’autres y parviendraient aussi et, tôt ou tard, la rumeur se répandrait… La dernière fois, on avait accusé Bénédict à tort d’avoir cassé la main de Benoît parce qu’elle n’avait pas eu le courage d’en parler.

Le taureau et ses cornes. Cochonnerie de corrida qui n’en finissait pas.

« Adelphe… que penses-tu de l’homosexualité ? »

Sa tante lui jeta un regard un peu surpris, puis eut un de ses rares sourires, très léger, très marqué, comme une crevasse au fond d’un ravin :

« J’aimerais juste que tu choisisses quelqu’un qui ne te blessera pas et que tu sauras aimer autant que ton art. Pour le reste, je m’en moque. »

Une onde chaude se diffusa sur la surface enfin calme de son océan intérieur. Une personne qu’elle saurait aimer autant qu’un lever de soleil sur l’immensité, c’était impossible. Pourtant, Chloé trouva un réconfort intense dans l’idée que si, par un de ces tours du hasard qu’elle avait sculpté, cela venait à se réaliser, Adelphe l’accueillerait à bras ouverts.

« Et mes parents ?

— Je me moque de ce qu’ils peuvent bien en penser, ce n’est pas pour eux que tu vis. Depuis quand tu t’en soucies ? »

En effet, ce n’était certainement pas pour eux que Chloé s’obstinait chaque jour à voir le coucher du soleil ; c’était même malgré eux. Elle haussa les épaules : Adelphe le savait déjà.

« C’est mal vu par ici. Tu ne veux pas qu’on sache pour mon tatouage, mais ça ne te dérangerait pas que je sois avec une femme ?

— On a tous nos incohérences. »

Adelphe mangea quelques bouchées de plus avant de s’expliquer :

« Ton tatouage, c’est juste un dessin. Ça ne te coûte pas grand-chose de le cacher un peu et ça t’évite d’avoir à t’expliquer tous les trois pas. La personne que tu aimes… ça peut te détruire de la cacher, de l’éviter. Tu ne peux pas tenir tous les fronts, Chloé ; toi, tu mènes cent combats à la journée, alors choisis ceux qui comptent.

— Si c’est un ami dont on parle ?

— Les amis c’est précieux. Tu voudras du dessert ? »

Chloé sourit. Comme toujours, sa tante savait clore une conversation avant qu’elle ne s’étale dans un pathos inutile, ne disant que l’essentiel. L’artiste se leva pour aller chercher la tarte qu’elles avaient préparée plus tôt, laissant à Adelphe le temps de finir son fromage, puis les servit copieusement.

Lorsqu’elle quitta la salle de bain après s’être brossée les dents, sa tante lui serra légèrement l’épaule en la croisant sur le palier. Chloé sentit de nouveau le soleil se lever sur ses flots internes. Cette corrida-là ne l’empalerait pas.

Une fois sur le lit de la chambre d’ami, elle ressortit son téléphone pour consulter les conversations. Quelques échanges inutiles de ses anciens amis dans le nord… inutiles ? L’artiste songea à la dernière remarque d’Adelphe : « les amis, c’est précieux ». Elle prit le temps de leur répondre individuellement, puis remarqua le petit « Nouveau message » à côté de deux noms qui lui donnèrent aussitôt le sourire.

Benoît (une bonne heure et demie après le dernier échange) : Y aurait-il quelqu’un d’autre à qui je devrais parler suite à ta lâche dénonciation ?

Joël (à peu près en même temps) : il m’a appelé *v* il a l’air trop content ! T’es trop chou de lui avoir botté les fesses pour moi.

Chloé (à Joël) : pff… maintenant c’est moi qui suis jalouse. J’ai juste droit à de petits dessins qui ressemblent à pas grand-chose ¨^¨ (c’est un smiley pas content).

Chloé (à Benoît) : j’ignorais que c’était un secret d’État. Je n’en ai parlé qu’à Joël, promis !

Chloé (à Benoît) : du coup, ce funiculaire… c’était où ?

Quelques secondes à peine suffirent pour recevoir la réponse.

Benoît : VV—i_i—i_i—i_i—VVV (à l’envers)

Chloé : un petit train dans la mine de sel ?

Benoît : *clin d’œil*

Chloé : j’ai juste ?

Benoît : Bonne nuit.

Chloé : si tu ne me dis pas, je préviens Samuel que tu me parles !

Ce qui était un bluff éhonté puisqu’elle n’avait pas le numéro du menuisier, mais il n’y avait aucune raison pour que l’ébéniste le sache… en dehors du fait qu’il s’agissait d’un de ses amis, bien sûr.

Benoît : *sourire*

Chloé : 3…

Benoît : *grand sourire*

Chloé : 2…

Benoît : Je suis fatigué, nous en parlerons une autre fois. Sache que Joël pourra te fournir tous les détails si tu es impatiente à ce point.

Chloé : _Y_Y_Y_o_Y_Y_Y_ (à l’endroit)

Benoît (après une bonne minute de réflexion) : Plaît-il ?

La jeune femme s’arrogea le droit de ne pas répondre. À lui de se creuser la tête sur cette illustration très imagée d’un coucher de soleil sur les oliveraies.


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1 Onomatopée.

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