5-Chapitre 3 (1/3)

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« Jo, tu viens ou tu viens ? »

L’interpelé leva les yeux au ciel avant d’accepter de rejoindre Sam. Depuis le départ de Ben, personne n’avait été officiellement nommé chef d’atelier, mais l’équipe s’était naturellement rabattue sur lui pour le rôle. Comme si cousiner le grand Ben suffisait à en faire le candidat idéal pour le remplacer.

« Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Ta chaise là, sur le dessin : elle est carrément pas symétrique. Je la commence par où ? Si je la monte tout d’un bloc et que je vous laisse sculpter, vous risquez pas de galérer avec les détails ici ? Et si je la monte par petits bouts, comment je l’assemble à la fin sans rien casser ? C’est de la folie ce concept !

— Pourquoi tu me demandes ça à moi ?

— C’est toi l’ébéniste, qu’est-ce que j’y connais aux fioritures, hein ?

— C’est Ben et Chloé qui l’ont inventée, tu n’as qu’à leur demander ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait, Sam ouvrit la porte du Bloc en criant :

« Chloé, rapplique ! On galère là ! »

Mais l’artiste avait le casque audio sur les oreilles et semblait très concentrée sur un petit machin qui ne ressemblait pas à grand-chose pour le moment. Les deux compères durent se planter devant elle en faisant de grands gestes pour la forcer à les regarder. Elle daigna enfin prendre acte de leur présence et ôta ses écouteurs :

« J’espère que c’est important, c’est ma chanson préférée. »

Agréable dès le matin, à ce qu’ils en voyaient. Jo la préférait les lundis soirs, devant un épisode hilarant avec le rire facile. Sam résuma en quelques mots son dilemme, avec beaucoup de termes superflus pour traduire son ressentit personnel qui laissèrent l’artiste indifférente. Elle attendit qu’il termine son monologue sans quitter son expression un peu renfrognée.

« Et donc ?

— Bah quoi, c’est toi qui as dessiné ça ; tu dois bien savoir comment je dois le fabriquer le machin !

— Fie-toi aux plans de Benoît. Il a tout détaillé dans le dossier du concept avant de partir. Tout. Même moi qui ne suis pas de votre métier, j’ai compris.

— Faut que tu m’expliques alors. »

Chloé fusilla Sam du regard et posa ses outils sur la table, de part et d’autre de son bloc en transformation. Elle posa les mains bien à plat sur la surface griffée, se figea un moment. Enfin, elle répondit :

« Benoît s’est épuisé à faire votre travail à votre place en permanence au point qu’il n’arrivait pas à finir ses propres projets dans les temps. Il faisait des journées à rallonge, dormait à peine, et ne se plaignait jamais. Avant de partir, alors qu’il a été renvoyé comme un malpropre, il a quand même pris le temps de tout préparer pour qu’on puisse faire le travail malgré son absence. Alors d’une : tu vas consulter le dossier ; de deux : tu arrêtes de râler et tu fais ton travail comme un grand, ce que tu aurais dû le faire depuis le début ; de trois : je ne suis pas Benoît, donc ne t’attends pas à ce que je te prenne par la main au moindre gravier. Et de quatre : si j’apprends que l’un d’entre vous lui casse les pieds avec le travail alors qu’il est supposé prendre du recul, je vous passe un savon. Maintenant tu retournes dans ton atelier et tu me laisses faire mon travail. »

Sam et Jo partirent sans demander leur reste. Une fois au bureau, devant les pages emplies de la calligraphie de leur ancien chef d’atelier, Sam osa commenter :

« Elle est un peu à cran, non ?

— Je sais pas, je l’ai trouvée plutôt détendue. Mais d’habitude, c’était Ben qui la gérait alors je saurais pas trop dire…

— Son point quatre là…, tu crois qu’elle est sérieuse ? »

Jo frissonna. Il ne voulait pas savoir à quoi ressemblait la colère de Chloé.

« Dans le doute, je dirais qu’on ferait mieux de partir du principe que oui. D’autant que j’aimerais que Ben se repose vraiment. C’est la première fois qu’il prend des vacances depuis qu’il a été embauché. »

Tous deux étaient bien placés pour le savoir puisqu’ils avaient rejoint l’entreprise en même temps que lui, neuf années auparavant. Tout le monde avait profité de quelques jours par-ci par-là, laissant Ben tenir la baraque avec une abnégation dont personne ne s’était jamais préoccupé. Jo se sentit carrément coupable que ce soit Chloé qui leur remette les points sur les « i » alors qu’elle le connaissait depuis moins longtemps qu’eux tous.

Il essaya donc de motiver Sam à suivre les instructions hyper détaillées de Ben pour sa chaise. Même si l’opération était délicate et qu’on avait toujours eu l’habitude de se tourner vers son cousin pour ce niveau de complexité, Sam avait assez d’expérience pour s’en charger. Ils commentaient la partie explicitant le montage des pièces (parce que oui, il fallait sculpter avant d’assembler) qui nécessiterait sans doute quatre mains, lorsqu’Agnès arriva. Elle se renfrogna aussitôt en croisant le regard de son frère, se servit une tasse de café et ressortit.

« Vous vous êtes encore disputés ?

— Quelqu’un m’a raconté un truc et elle refuse de me dire si c’est vrai.

— Quoi ? »

Sam parut hyper gêné.

« Hé, on est amis depuis la garderie ! Tu peux me faire confiance.

— Tu me promets de ne pas raconter ça à n’importe qui ? »

Rassuré par la promesse solennelle de Jo, le grand frère lui expliqua alors qu’on l’aurait vue coucher avec une femme pendant le bal.

« Et alors ? » demanda Jo prudemment. Sam le regarda comme s’il était demeuré :

« Une femme, Jo. Ma petite sœur. J’ai vraiment besoin de t’expliquer ? »

Un vent de panique se leva dans la tête de Jo. Il n’avait pas prévu une réaction homophobe, là, comme ça. Pas d’un ami.

« Si jamais c’était vrai, tu ferais quoi ?

— J’en sais rien. Tu ferais quoi si Ben commençait à fréquenter des hommes ?

— Rien, c’est sa vie. Tant qu’il est heureux, qu’est-ce que ça change ? »

Sam le fixa d’un regard flou, plus que surpris de sa réponse. Jo se dit qu’il fallait qu’il parle à Agnès. Et à Albert aussi, vu que ça pouvait être important. Et à Chloé, même s’il n’était pas trop sûr que ça la concernait, à part qu’il avait un peu besoin d’un soutien moral et qu’il ne connaissait pas des foules sur ce sujet. Allez savoir pourquoi, Chloé semblait un bon choix quand on parlait de dévier de la norme.

Pour éviter de s’attarder sur la discussion en plein milieu du bureau qui était loin d’être le meilleur endroit pour se lancer dans un débat psycho-philosophique, I’ébéniste indiqua l’heure à Sam parce qu’ils avaient encore des meubles à monter. Son ami acquiesça sans répondre en le suivant à l’atelier.

Dès qu’il se retrouva seul sur ses planches de bois, Jo sortit son portable pour envoyer des messages. Moins d’une minute plus tard, Albert répondit :

Albert(*) : Je croyais que tu t’en moquais, tant que ça ne portait pas préjudice à Benoît ?

Le silence qui suivit les réponses de l’ébéniste n’augurait rien de bon. Jo leva les yeux vers sa seconde carte joker qui travaillait avec sérieux de l’autre côté de la vitre. Il y avait fort à parier que son portable était relégué en silencieux au fin fond d’une poche. Ne sachant trop comment agir, l’homme tenta de se concentrer sur sa tâche.

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